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« EPREUVE LIBRE :

- Discipline(s) choisie(s) : gymnastique au sol et barres asymétriques

- Accessoire(s) : cerceaux »



En découvrant la mise à jour du tableau d’affichage, le public jusqu’alors sage s’agite, sur les dix mille places assises de l’immense complexe aménagé spécialement pour les championnats d’Île-de-France.

— Je vais vous demander un peu de silence, lance le président du jury, pour étouffer le brouhaha ronflant en tribunes.

Le programme combiné choisi est impressionnant. Risqué. Peut-être même trop. Chez les poussins, personne n’avait tenté pareille combinaison depuis longtemps. Le public ne s’y trompe pas, on a de plus en plus de mal à s’entendre.

— Silence, s’il vous plaît ! redonne de la voix le président.

Après un moment d’accalmie adéquat, il repose son micro, satisfait de la pleine attention retrouvée du public puis discrètement adresse un signe à l’ingénieur du son.

Sans plus tarder, le titre d’Ariana Grande « No tears left to cry » démarre puis une métisse apparaît, avec une coiffure rappelant la crinière du roi de la jungle. La petite Sandy au dossard numéro onze vient se placer sur l’un des coins du praticable, puis elle se met en action.

Loin devant elle, la jeune lionne propulse de sa grâce deux cerceaux, leur donnant un effet retro puis s’élance. Elle court, exécute une roue puis reprend sa course et saute en triple loop, avant de plonger les bras en avant vers les deux cercles qui maintenant roulent en sens inverse. Avec une agilité féline, la jeune gymnaste les traverse, atterrit à l’aide d’une galipette et récupère les cerceaux d’un habile coup de hanche. Elle enchaîne avec un hula hoop d’une belle amplitude, en se relevant d’une cabriole piquée dont l’atterrissage, jambes tendues, provoque un tonnerre d’applaudissements dans les gradins. Les commentaires vont bon train :

— Incroyable !

— La petite est douée.

— Prise de risque énorme, mais elle s’exécute à merveille.

— Tout simplement prodigieuse.

Pendant la minute qui s’en suit, le reste du programme est du même acabit, tenant toutes ses promesses. Grands écarts, vrilles demi-cercle et galipettes, tout y est. Sandy conclut en apothéose sa prestation féline par les barres asymétriques, avec une sortie en arrière triple tour et les deux cerceaux collés aux chevilles.

La foule est en délire, bluffée complétement. Tout comme le jury. Tour à tour, les juges lèvent leur pancarte et attribuent un 9,7 à Sandy, qui prend alors la tête du concours.

Toute aussi impressionnée, Hélène s’efforce de garder non sans mal son sang-froid. Il faut dire que la grande rivale de Lily a tapé fort, très fort même, pour la deuxième épreuve. Cependant, elle reste confiante. Sa fille est capable du meilleur. Elle sort régulièrement des prestations incroyables et bien souvent c’est bien lorsqu’elle est dos au mur que Lily réalise des prouesses. C’est une battante. Toujours elle se relève. Et aujourd’hui, elle va encore le prouver, songe Hélène en retroussant ses manches, persuadée que Lily mettra tout le monde d’accord lorsque, d’une minute à l’autre, elle dévoilera à la foule sa jolie chorégraphie aux rubans arc en ciel.

Soudain, une voix métallique extirpe Hélène de sa lutte forcée contre le marasme qui l’habite depuis l’épreuve de patinage :


« Votre attention s’il vous plaît. Le petit Nathan est attendu par ses parents au poste de sécurité. Il porte un t-shirt jaune et a une casquette assortie vissée sur la tête. Le petit Nathan, merci. »


L’horloge tourne. Hélène s’impatiente les yeux rivés sur le praticable de douze mètres sur douze, là où déjà depuis deux minutes son ange devrait être en train de performer au lieu de tarder dans les vestiaires. Dieu du ciel, faite qu’elle n’ait pas encore fait l’andouille. Hélène se tourne vers la sortie du couloir et sourit, pensant un temps enfin apercevoir Lily, mais c’est une autre petite fille qui apparaît.

Tachée de plusieurs empreintes rouges en forme de main sur sa tenue blanche, la fillette court plus vite que son ombre, haletante, filant droit vers l’entraineuse de Lily, comme si une meute de loups était à ses trousses.

Hélène les voit discuter un court instant. Renée étreint l’enfant, se précipite en direction des vestiaires puis disparaît et soudain, un hurlement fuse des couloirs.

Au sein du public, l’inquiétude commence à grandir, y compris pour Hélène qui redoute le pire. Ne tenant plus en place, elle décide d’aller voir ce qu’il se passe. Elle court, s’engouffre dans d’étroits dédales aussi mal éclairés qu’indiqués. Hélène déglutit, à un croisement, voyant des gouttes écarlates parsemées sur le sol. Hélène suit, pas après pas, ces petits cercles qui se transforment en un long filet de sang conduisant à la porte du vestiaire des filles, avant soudain de se faire interpeler par Renée.

— Elle s’est enfermée dans les sanitaires et refuse de laisser entrer qui que ce soit, s’affole l’entraineuse.

— Où est ma maman ? hurle Lily.

Hélène se rapproche de l’encablure.

— Je suis là ma chérie, réplique-t-elle, avant de voir venir de sous la porte une vague de sang.

D’un pas, Hélène recule. Un frisson de terreur la parcourt. La nappe rouge macule maintenant le sol, arrive jusqu’à ses pieds. Ne parvenant à refreiner sa peur bleue du sang, elle commence à trembler.

— Pardon maman, j’ai pas fait exprès, j’ai…

Soudain, des haut-parleurs grésillant interrompant Lily crachent une nouvelle annonce :


« Le petit Nathan est attendu par ses parents au poste de sécurité. Il porte un t-shirt jaune et a une casquette assortie vissée sur la tête. Le petit Nathan s’il vous plaît merci.


Du rouge, du sang, partout est la mort. Hélène broie du noir mais essaye malgré tout d’occulter cette marée funèbre de son esprit. Elle doit rassurer sa fille.

— Je suis là ma puce. Maman est là. S’entend-t-elle dire, en appuyant lentement sur la poignée, toujours verrouillée de l’intérieur. Ouvre la porte ma chérie c’est maman.

Soudain, il y a du grabuge au bout du couloir. Hélène tourne la tête et aperçoit un homme avec un pull étiqueté « sapeur-pompier » sur le dos. Équipé d’un pied de biche et d’une hache il arrive. Hélène s’affole.

— Quoi que tu aies fait ma chérie maman sera là pour toi. Ouvre moi cette porte mon ange je t'en prie.

— Je… J’ai pas… fait exprès. … j’ai peur… un bobo, bredouille difficilement Lily.

— Tu es blessée ? Qui a un bobo ma chérie ?

Brusquement, on brandit sous les yeux d’Hélène la photo d’un petit garçon.

— Vous avez vu mon petit Nathan ? demande toute transpirante une femme, au moins autant paniquée qu’elle.

Hélène secoue la tête pas la négative.

Sentant des larmes lui monter au visage et l’angoisse décupler, elle avance d’un pas dans les flaques, venant se coller à la porte des vestiaires.

— Qu’est-ce que tu as fait ma chérie ? s’il te plaît, dis-le à maman.

— Il ne faut pas rester pas ici mesdames. On va enfoncer la porte, annonce le secouriste.

Il s’empresse de regarder à travers la serrure pour vérifier que personne ne se trouve derrière. Il cale ensuite le pied de biche puis tire d’un coup sec.

CRAC.

La porte s’entrouvre.

En découvrant sa fille de dos, Hélène met les mains devant sa bouche, pétrifiée. Elle croit revoir Lily lorsqu’elle se trouvait dans son ventre, flottant dans son liquide amniotique. Son chair, son bébé. Il tremble de toute part. Lily est en position fœtale, sur le sol, au milieu d’une mare de sang qui s’élargit à vue d’œil.

Hélène oublie sa phobie et passe devant l’homme, se précipitant vers Lily. Elle découvre un visage tapissé de rouge. Seules deux billes blanches en ressortent.

— Oh mon dieu, t’es blessée ma chérie !

D’une main tremblante, elle lui dégage le visage, vérifie son crâne, sans constater la moindre plaie ni blessure, avant de la serrer fort dans ses bras.

— Mon bébé, maman est là maintenant tout va bien.

— J’ai mal à ma lune...

— C’est ta lune qui a un bobo ?

Lily se redresse, tire vers le bas son jogging pour montrer à sa mère. Hélène constate qu’elle saigne abondamment au niveau de l’entrejambe.

Seraient-ce… les premières règles de sa fille ou une hémorragie ? À six ans ? Comment est-ce possible ? Hélène n’en croit pas ses yeux, alors qu’elle est soudain prise de vertiges.

— C’est rien ma chérie, la rassure-t-elle en câlinant Lily. Elle ferme maintenant les yeux pour ne pas voir son manteau s’imbiber d’une épaisse pellicule de sang et demande en tournant de l’œil : « Il s’est passé quelque chose ma chérie ? »

— Je sais pas. Peut-être que c’est tout à l’heure, quand je suis tombée sur la glace, répond innocemment à tort Lily.

— Pardon madame, mais nous allons devoir emmener votre fille à l’hôpital. Elle perd beaucoup trop de sang, dit l'homme, avant de rattraper de justesse Hélène.

Elle vient de perdre connaissance.

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