13

6 minutes de lecture

À la lisière des glaces, un bruant des neiges décampe de son nid.

Le vertigineux bloc où est creusé son refuge se désagrège de part en part. Il se fissure, s’écroule du front glaciaire, quand soudain un banc entier de falaises s’échoue en cascade dans l’océan. La puissance est telle que le souffle provoqué rase l’horizon sur des kilomètres, écourtant ainsi le repas des goélands sénateurs.

Ballotés, ces derniers prennent leur envol avant de risquer d’être immergés par les vagues. Quelques gourmands s’attardent, certains ont failli y laisser des plumes. La colonie du Nord raille lorsqu’elle survole enfin la baie, alertant ainsi les voisins de l’archipel du Svalbard [1].

Ceux-ci ne tardent pas à s’agiter.

Lily tend l’oreille, en se frottant timidement les yeux. Ils lui piquent encore mais, craignant qu’une dispute n’éclate, elle se décide à sortir de l’igloo.[vp2] Aussitôt, une bourrasque glacée l’enveloppe. Boucle d’or grelotte, frigorifiée par le vent vif et sec des régions polaires. Le froid la pince mais si elle tremble, c’est davantage parce que le spectacle offert la saisit d’effroi.

Au-dessus de sa tête en prenant le large, une bruyante nuée d’oiseaux siffle en rafale, tandis qu’au loin au pied du glacier, un raz-de-marée grossit à vue d’œil et déferle droit sur elle.

Lily n’a pas le temps de réagir qu’on la tire déjà par le bras.

— Ne reste pas campée là ! s’écrie Randy.

Son copain l’ourson l’entraine avec lui au bord de l’iceberg puis, prenant leur courage à deux mains, ils sautent dans le vide sans réfléchir.

Ils atterrissent en contrebas, se cramponnent au dos de Sky qui bouillait d’impatience. Le gros ours blanc au pelage bruni par les incessantes pluies acides se jette à l’eau d’un plouf, avant de se mettre en marche à grands coups de pattes.

Les hommes…

C’est l’activité des Hommes qui a précipité la fonte de la calotte glacière. Pour les pensionnaires du Pôle Nord cela ne fait aucun doute. Même pour Petit Ours, malgré son jeune âge et pourtant il n’en veut pas à Lily.

Randy en est certain, sa copine dont les poils se font rares sur son petit corps n’est pas une humaine comme les autres. Elle n’a rien à voir avec le dérèglement climatique démentiel, celui qui contribue au génocide animal ainsi qu’aux mouvements migratoires.

Quant à Papa Ours, il ne sait plus quoi penser.

Si cela n’avait tenu qu’à lui, il aurait laissé la fillette ramer pour sa propre survie. Sky se doute que ses affables traits de caractère d’enfant sont éphémères et seront vite emportés par le temps quand elle grandira. C’est ce qui arrive toujours avec cette vaniteuse espèce !

Mais le petit Randy a su convaincre son père du contraire. Alors, même si cela lui coûte davantage en énergie, Sky n’a pas voulu abandonner la fillette.

Cela fait maintenant des jours qu’il nage seul à la conquête de nouvelles contrées gelées. Papa Ours est essoufflé, à bout de force. Les enfants ont eu beau pêcher quelques poissons durant le voyage, la mer agitée par les courants chauds et le violent vent levant l’épuise de plus en plus.

Affamé, désorienté, l’ours polaire continue de lutter sans répit au milieu du nouvel Arctique. Sky espère tomber sur un glacier solide qui pourra tous les trois les accueillir. Pourtant, tout ce qu’il reste de la banquise est bien sous ses yeux.

Jadis un champ de glace, l’océan blanc n’est plus qu’une étendue craquelée de glaçons qui fondent à la surface. Le doux soleil d’antan a muté carnassier. Il a tout dévoré, rien épargné. Aucun vestige du glacier millénaire ne saura leur offrir un ancrage où se reposer.

Papa Ours n’a pas le choix.

Il doit se rendre à l’évidence. Dorénavant, s’ils veulent survivre ensemble, ils devront atteindre l’île de pierres qu’il leur faudrait pourtant éviter. Cette terre, grise et chaude, devenue inhospitalière, est le refuge d’une armée de morses peu encline à faire l’aumône à tout étranger. Encore moins aux gros carnivores dont ils ne se méfient que trop bien.

La grandeur de la communauté impressionne.

La masse de ses membres est inouïe.

Et les longues dents projetées au-delà des lèvres de chacun glacent les os des enfants. En plus de cela, si Papa Ours montre des signes de fatigue, les soldats de graisse eux semblent plus forts que jamais.

Les enfants sont persuadés que ces créatures ont développé des supers-pouvoirs, Lily en a vu plonger depuis le haut des falaises. Ayant vu ces silhouettes grises disparaitre dans la roche, sans la moindre éclaboussure dans la mer, Lily a conclu que ces dangereux mammifères devaient savoir voler.

Depuis, Randy l’ourson et Lily sont tétanisés. Ces monstres auront vite fait de les repérer tous les trois. Cependant, ils leur restent encore un espoir. Aussi mince soit-il. Papa Ours est un héros lui aussi. Il est tout de même le dernier ours adulte ayant survécu au grand exode. La nourriture se faisant des plus rares, les autres se sont noyés de famine en famille.

Afin de limiter tout d’affrontement avec les morses, Sky contourne l’ile rocheuse pour gagner la côte par son autre versant et après un ultime effort, ils atteignent enfin le rivage.

Par ici, aucun monstre aviateur en vue. Mais le constat est encore plus alarmant. On se croirait sur un champ de bataille. Les cadavres jonchent le pieds des falaises par centaines. Ils baignent dans le sang tandis que les infirmes agonisent de leurs blessures mortelles. Quant à ceux qui tiennent encore, ils se bousculent, rampent et se montent les uns sur les autres, qui bientôt finiront étouffés sous leurs poids.

Cette parcelle de terre ferme est trop étroite pour accueillir le troupeau de morses, ils ont dû s’entretuer. Et ne pouvant se frayer aucun chemin en ce territoire hostile, les trois exilés seront contraints de rester sur la plage de galets, devant la désolation à la portée des vagues.

Sky est anxieux, il observe tout ce chaos en sortant de l’eau, tandis que les enfants sont inquiets pour une autre raison. Ils le découvrent terriblement affaibli, amaigri après leur interminable périple. Gros papa ours est devenu squelettique. Il a dû perdre un quart de sa masse.

La marée monte désormais.

Elle rapproche dangereusement le trinôme des morses qui, du fait de la présence étrangère, montrent d’inquiétants signes de nervosité.

L’ours polaire émacié a repris son souffle, mais il se sent trop faible pour affronter l’un d’entre eux. Sky se retourne vers le large comme s’il cherchait son passé. L’horizon est toujours dépourvu de blanc. Et la mer toujours autant colérique. Les vagues se font de plus en plus hautes alors que la nuit tombe sur l’ile surpeuplée qui perd de sa surface à vue d’œil avec la montée des eaux.

Alors que faire ?

Ils ne peuvent pas indéfiniment rester les pieds dans l’eau de toute manière, Papa Ours tergiverse.

Poussé par son instinct protecteur et la famine qui grignote encore son ventre creux, Sky réunit ses dernières forces.

Sans craindre le danger, un morse isolé se prélasse sous le soleil couchant. Sky l’a repéré, se rapproche et lance soudain l’assaut. Il saute griffes en avant et entaille la chair. Il ouvre sa gueule et mord la nuque.

Du sang gicle.

Un hurlement alerte l’armée toute entière.

Surpris, le moustachu colosse n’a rien eu le temps de voir venir. Un colon affamé est férocement agriffé sur son dos. Sky ne lâche pas sa proie, resserre son étreinte jusqu’à ce qu’un craquement sourd résonne dans sa gueule. Ses canines plantées dans la chair viennent d’atteindre la moelle épinière.

Sky se délecte déjà du goût de la viande sous sa dent sans entendre les juvéniles appels de détresse au loin, lorsqu’une ombre massive le recouvre de tout son long.

Il est trop tard quand Papa Ours se retourne.

Un morse, dressé sur ses nageoires postérieures l’attaque, enragé avec de furieuses défenses qui s’enfoncent d’un mètre dans la fourrure.

Aussi valeureux que vigoureux, Randy s’élance aussitôt à l’abordage du meurtrier de son père pour le venger. Hélas, petit ours périt à son tour d’un soufflet d'ivoire.

La princesse se retrouve sans aucune protection, Sa garde rapprochée défaite, et voit se former autour d’elle un cercle de bêtes déchaînées. Les défenses s’élèvent puis s’abattent avec force, les unes après les autres, au pied de l’enfant pour l’emprisonner. L’arrivée du mâle dominant ne devrait bientôt plus tarder…

Lily fait une galipette, roule et se contorsionne, essayant de se faufiler entre les barreaux blancs cassés. En vain. Le roi des morses descend déjà de la colline.


[1] Archipel de la Norvège situé dans l'océan Arctique, entre le Groenland à l'ouest, l'archipel François-Joseph à l'est et l'Europe continentale au sud.

Annotations

Vous aimez lire Sebastian Quartz ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0