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— Ce que je m’apprête à te dire va sans doute te paraitre étrange, admet Vador, mais la vraie vie est bien plus cruelle que notre petit jeu à tous les deux. Il arrive parfois que l’on enterre ceux qui nous entourent sans même s’en apercevoir.

Martin n’est pas bien concentré sur les paroles de Claude, il s’amuse encore à jouer les Gulliver mais quelque chose au loin le handicape.

Claude le voit plisser les yeux, à cause des derniers rayons du soleil qui se réverbèrent sur la toiture d’or d’une maison de Dieu, le mirage de l’humanité selon lui.

— Sais-tu ce qui t’aveugle ? demande Vador. C’est le clocher d’une l’église qui scintille. Il profite de la chaleur du soleil qui s’essouffle, essayant à son tour de devenir le nouveau guide des Hommes. Ne fais jamais comme lui. Ce maudit clocher tombera tôt ou tard de la main de l’homme ou du temps. Tandis que le soleil, lui, est éternel.

Bien qu’habitué à ses discours imagés, ça va un peu vite pour Martin. Il s’accroche malgré tout, et pense quand même avoir compris l’essentiel.

— Tu veux dire qu’il faut jamais que j’essaye d’être quelqu’un d’autre, car je ne pourrai jamais vraiment le devenir ? reformule-t-il sans tergiverser, attendant une confirmation de son père.

— Exactement. Tu dois croire en toi plus qu’en quiconque. Ne jamais attendre que quelque chose te tombe du ciel. Si cela arrive, tant mieux, ce sera du bonus, mais ne compte pas là-dessus quand il s’agit d’avenir. Surtout pas. Pour autant ça ne veut pas dire qu’un guide ne te sera pas utile. Une guide est souvent salutaire puisqu’il permet de gagner du temps, donc de l’expérience. Mais lorsque tu atteindras l’ultime version de toi, et seras arrivé à maturité dans un domaine précis, il te faudra prendre garde avant d’aveugler celui qui t’aura éclairé jusqu’alors si l’envie t’en vient. Tu risquerais de perdre ton chemin.

Martin s’imagine à la barre de son futur voilier, perdu quelque part, au milieu de l’océan, naviguant sans voir briller les étoiles par-delà les nuages.

— Mais dans ce cas de figure, tu m’aideras à revenir sur mes pas ?

Claude se tourne vers lui.

— Avec moi, tu auras toujours ce que tu mérites, lui promet-il, solennellement, sans préciser s’il parle de bonnes ou de mauvaises choses, avant d’observer un silence et d’ajouter : je viens d’avoir une idée.

— Laquelle ?

— Si tu es d’accord, un jour prochain on pourrait aller chasser toi et moi. Rien que tous les deux. Et pour de vrai.

Lors de la sortie avec maître Armand au musée de la Planète Bleue, Martin a appris que la majorité des mammifères était en voie d’extinction, alors cette idée ne l’enchante pas tellement. Il n’a aucune envie de participer au déclin exponentiel des espèces et le fait savoir à Claude, qui comprend, mais lui rappelle par la même occasion, maintenant qu’il est presqu’un homme, qu’il lui faut enfin ouvrir les yeux : la viande atterrit en partie grâce aux chasseurs dans leurs assiettes.

— Tu veux arrêter de manger du gigot d’agneau fiston ? Ta viande préférée ?

Silence.

Martin se mue stoïc.

— Et le boudin noir. Les nuggets. La blanquette de veau ou le bourguignon ? Si tu y tiens tant, tout ça te passera sous le nez ! Et puis après on pourrait aussi écarter les poissons par exemple.

Martin déglutit. Jamais il n’avait vraiment pensé à tout ça.

— Alors c’est d’accord. Je veux bien que tu m’apprennes à devenir un chasseur.

— Un vrai ?

— Oui un vrai.

— Tu es certain ? je ne voudrai pas que tu aies de regrets…

— Je veux bien essayer. Croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en enfer, répond Martin en se signant.

— Bien, ce sera notre secret, et crois-moi, on n’a pas à en avoir honte. Plus tard, tu apprendras que les femmes aussi ont leurs petits secrets.

Martin est ravi d’être considéré comme un homme tandis que leur nacelle descend. Il a le sourire jusqu’aux oreilles et Claude plus encore, intérieurement.

Arrivés en bas de la grande roue, Claude constate qu’il n’a pas vu le temps passer : sa montre indique qu’il est maintenant l’heure d’avaler quelque chose et cela tombe bien, parler de plats en sauce lui a donné faim. Une faim de loup l’ayant saisi comme un aller-retour sur un tournedos.

La nacelle des filles n’est pas encore arrivée en bas que déjà Lily remarque l’air enjoué de son matelot. Cela lui donne envie râler mais elle préfère se focaliser sur la douceur de sa mère.

Sa petite maman est formidable.

Aujourd’hui, Lily s’en rend compte plus que d’ordinaire, peut-être même pour la première fois. Hélène est sensible, calme, compréhensive, sait faire preuve de souplesse. Mais surtout, elle semble frôler la perfection quant à la compréhension des hommes. Ils semblent n’avoir aucun secret pour elle. C’est un atout majeur indéniable que Lily aimerait bien avoir, un jour, car Martin lui apparaît parfois comme une énigme.

D’ailleurs, Lily n’a pas tellement envie de lui parler à cet instant. Ça lui fera les pieds de l’avoir écartée, de ne pas lui avoir révélé ce qu’ils se sont dit l’autre jour dans la brume avec Vador, et aussi parce qu’elle les a encore vus discuter toute la journée comme chien et chat. Si elle a peur des souris, la princesse aurait payé cher pour en devenir une petite et pouvoir les entendre.

En observant les garçons de dos depuis leur nacelle cependant, Hélène lui a appris que parfois il vaut mieux prendre sur soi, sauver les apparences, plutôt que d’adopter une posture qui risquerait d’envenimer les choses, surtout avec les hommes.

Alors Lily s’y exerce et fait l’effort d’aller vers Martin qui remarque chez elle un étrange sourire. Sa bouche et son regard semblent en parfait désaccord, l’apprenti chasseur fronce alors les sourcils.

Il ne reconnaît pas l’air suffisant de sa princesse, regrettant plus encore de ne pas avoir gagné le géant éléphant rose qu’elle dévorait des yeux tout à l’heure au stand de tir. Martin comptait le lui offrir. Il est convaincu que cela aurait fait plaisir à sa sœur, et peut-être même que cela aurait aidé à faire la paix.

Un peu.

Or là, c’est râpé.

Il a l’impression que c’est encore pire. Lily a une attitude inhabituelle. Comme si on avait jeté sur elle un sort pour la rendre opaque, méconnaissable.

— Qu’est-ce que t’as ? lui demande Martin.

— Rien du tout pourquoi ?

Il la regarde, la jauge, convaincu qu’il se trame quelque chose mais refuse d’insister.

— Pour rien.

Claude débarque, avec un cache-œil brodé d’une tête de mort de pirate, puis ouvre devant eux un coffre-fort. Quelques pièces d'or en chocolat jaillissent, plus un dernier jeton.

— Ça vous dirait un tour d’auto tamponneuses les enfants ?

Lily et Martin n’ont pas d’autre choix que de se mettre côte à côte, ce qui n’est toutefois pas un problème. Leur entente naturelle les fait décider, sans avoir à parler, que c’est Lily qui conduira. Tandis qu’il sera co-pilote, choisissant leurs cibles de gros badaboum.

Lily est douée, envoie une auto dans les choux, puis plein d’autres encore, ce qui d’un même éclat les fait rirent et les rapprochent. Ils partagent leur enthousiasme, comme si tout était déjà oublié.

C’est le moment.

Enfin décidée, Hélène respire et se lance. Elle s’apprête à toucher un mot à Claude :

— Avec tous les manèges était-ce vraiment nécessaire de les orienter vers un jeu de fusils tout à l’heure ?

— C’était que pour s’amuser, arrête de dramatiser pour si peu tu veux, s’efforce-t-il de relativiser.

— Peut-être que ce n’est qu’un jeu, mais il n’y a rien de ludique là-dedans. Et je pense aussi que…

— Que tu devrais t’écraser pour voir un peu ? assène Claude, agacé brusquement, d’un ton annihilant toute réplique.

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