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Plus jeune, c’est au sommet de ce même monstre d’acier haut comme dix chars Leclerc empilés les uns sur les autres que Claude avait reçu l’unique « je t’aime » de la part de son père. Aujourd’hui, ce souvenir est encore tout chaud, mais pas question pour autant d’en faire de même avec Martin.

Après.

Plus tard.

Quand il le méritera.

Pour l’heure, il reste à son poulain tant de choses à apprendre avant qu’il ne mue en un être dépourvu de limites, dont Claude sera fier. Un féroce étalon guidé par des vents obscurs. Voire un pur sanguinaire s’il le faut. Vador à de grandes ambitions pour Martin.

Leur nacelle s’immobilise à la cime de la grande roue, lorsqu’il songe que chez Martin, il sent cette même flamme répondant aux appels des portes de l’enfer. Parfois, c’est visible, le petit vacille de plaisir face au mal sans même savoir ce qu’il l’est.

Vu d’en haut, le panorama n’offre certes pas le plus beau visage de Paris, mais le sentiment diffus de puissance et de liberté qu’il procure est jouissif. Le couple qui les accompagne capture le magnifique coucher de soleil, avec un polaroid. Instantanément, il s’empresse de commenter leur nouveau tirage dans une langue étrangère. Claude est rassuré, il est convaincu que c’est du japonais. Avec son fils ils pourront palabrer ouvertement.

Vador retire ses mains mises en bandeau sur Martin et lui souffle enfin :

— À présent, mon garçon, vois la lumière.

— Ouah !!!

— Je savais que ça te plairait. Et encore t’as rien vu. La nuit, Paris est encore plus magique.

Martin est impressionné.

Depuis le jour où il a visité la tour Eiffel, il n’a jamais rien vu de semblable. C’était il y a deux ou trois ans, mais il était encore trop jeune pour bien s’en souvenir avec précision.

— Tu as sous tes yeux la plus belle ville que le monde ait connu. On ne voit pas très bien les monuments, concède Claude, mais on reviendra sur cette même grande roue durant la période de Noël. Elle sera aux pieds des champs Elysées, sur la place de la Concorde. Tu verras, le spectacle sera tout autre, fabuleux ! Après on ira au marché du père Noël et manger une crêpe à la confiture de mirabelles, comme tu aimes. Ensuite on pourra…

Martin est bien trop captivé pour écouter Vador. Captivé par le paysage, il plisse les yeux pour distinguer l’horizon. Mais hélas, il peine à percevoir ce qui fait tant briller la ville lumière et Claude et lui sont si haut que, tout en bas, la foule de la foire ressemble à une vaste colonie d’ouvrières.

— Regarde, on dirait des fourmis volantes, s’extasie Martin, en pointant du doigt une grappe de visiteurs suspendus par des chaines, assis sur les chaises qui tournent en l’air.

— Si les fourmis sont là, conclut Claude, leur reine ne devrait pas être loin. Mais c’est étrange, je ne la vois pas. Penses-tu que cela signifie que nous sommes leurs nouveaux rois ?

Martin opine du chef.

Cette soudaine perspective déclenche en lui une euphorie contagieuse, dont Claude est vite contaminé. Il rit de bon cœur en entrainant avec lui son fiston.

— D’accord, lance Martin après avoir repris son souffle. Moi je suis Gandalf, le magicien Blanc !

— Et moi Sauron, le seigneur des ténèbres [1].

— Mais Sauron est un méchant, objecte le fils.

— Je sais et alors ?

— Bah… j’aime pas tellement jouer les méchants d’habitude. Je préfère être le protecteur de mon peuple.

— Justement, imagine un peu ce qu’ensemble, le Bien et le Mal pourraient faire s’ils n’étaient pas systématiquement en guerre, réplique Claude, d’une voix énigmatique.

Après avoir fait le tour des quelques films manichéens qu’il a vus, Martin reconnaît que dans la plupart des oppositions entre les ténèbres et le ciel, chaque partie possède quelque chose de puissant qui fait défaut à l’autre.

— Ils pourraient maîtriser le temps…

— S’affranchir de l’espace, ajoute Vador.

— Pour conquérir des galaxies avant même leur naissance !

Martin s’enthousiasme de plus en plus, ce qui n’est pas pour déplaire à Claude.

— Tu vois, tout de suite le terrain de jeu devient plus vaste lorsqu’on est amoral.

— Qu’est-ce que ça veut dire amoral ?

— C’est quand on écarte la morale pour juger ou agir. C’est quand on est ce que l’instinct voudrait qu’on soit, sans jamais se soucier de ce que penserait les autres.

Matin semble pensif un moment puis il déplore :

— Dommage que j’ai pas mon bâton magique.

— Ce n’est pas bien grave. Nous n’avons pas besoin d’armes, puisque nous avons nos chaussures. Pourquoi ne pas commencer notre règne en écrasant cette petite armée ? demande Vador, en regardant la foule sous ses bottes.

Martin observe dubitatif tout ce monde miniature, l’idée de l’anéantir ne l’enchante pas tellement. Un roi a toujours besoin d’un peuple pour gouverner.

— Si on les élimine, aucune de trahison possible, ajoute Claude.

De toute manière, songe Martin, dans l’hypothèse où les forces divines et maléfiques s’allieraient, sans doute qu’elles n’auraient pas besoin de simples humains pour créer un nouveau royaume. Et si c’est le cas, il leur suffira simplement de conquérir une puissante armée.

Convaincu par l’argument de Claude, Martin acquiesce puis mime sans tarder une démarche robotique et lourde, piétinant toute forme de vie apparaissant sous ses yeux.

Claude le regarde, aussi fier qu’un père peut l’être de son enfant, puis lui ébouriffe la tête.



[1] Sauron et Gandalf sont des personnages imaginaires de l’univers de J. R. R. Tolkien, dont les œuvres Le Hobbit paru en 1937 et Le Seigneur des anneaux en trois volumes parus en 1954 et 1955, ont été adaptés au cinéma.

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