C’est au bord du ruisseau qu’un petit coquelicot profite d’un bain de soleil. Il rougit de plaisir, danse dans le vent, puis monte au ciel à la tombée d’une soudaine éclipse.

Claude vient de l’écraser de sa botte en transportant son nouveau matériel. Il devance d’une bonne quinzaine de mètres le reste de la famille et commence à s’impatienter.

— Du nerf les enfants, lance-t-il sans mucher son agacement. Les truites ne vont pas nous attendre !

Concentrés sur le bout de tissu rouge qu’ils font sautiller pour appâter d’éventuelles grenouilles, Lily et Martin lèvent aussitôt leurs hameçons pour presser le pas.

Ils précèdent de peu Hélène qui divague la tête ailleurs, jusqu'à ce que cette remarque l’agrippe par le col. Son teint vire cramoisie. Elle a beau avoir quarante ans, elle sait l’objection lui être surtout destinée alors Hélène s’arrête pour attendre ses deux trésors.

— C’est encore loin ? demande Lily les yeux plissés.

— Il nous faut finir de traverser le pré et on y sera presque, regarde ! répond-elle en pointant son doigt dans le sens de la marche. La rivière se trouve juste là, derrière ce gros bosquet ma puce. Allez vite, il faut qu’on avance. Et donnez-moi ces cannes à pêche, ce sera plus pratique, suggère-t-elle avec douceur, dissimulant le stress monté d’un cran.

Hélène n’aime pas contrarier son époux.

Cependant, Lily et Martin s’étant respectivement intronisés Déesse des femmes et Dieu des hommes, n’ont aucune intention de se délester de ce qui leur permettra de nourrir leurs rangs.

— Non merci, maman. On avance plus vite regarde nous faire !

Improvisant une chorégraphie enjouée assortie d’une démarche militaire, ils arrivent rapidement au niveau d’Hélène, puis la dépassent.

— D’accord, mais...

Hélène s’interrompt, s'empresse de revenir à leur hauteur après avoir remarqué qu’ils étaient aveuglés par les rayons du soleil levant.

— … ne les faites surtout pas tomber sinon on va tous les trois se faire disputer. Gardez bien votre casquette, poursuit-elle en les enfonçant sur chacun des chefs.

Les joues rafraîchies par le vent d’hiver, Lily et Martin sont pourtant pareils à deux escargots tout chauds, tant ils s’adonnent à un chaleureux jeu de communication grimacière :

Tel un lapin, Martin retrousse sa lèvre supérieure, mettant en avant deux grandes dents qu’il plante sur sa lèvre inférieure. Lily réplique en rehaussant ses narines et son menton, dans une tentative douteuse d’imitation du cochon.

Ils se répondent coup par coup jusqu’au fou rire général et le point de chute.

— On sera bien ici, se réjouit Claude en disposant les seaux sur le sol. C’est l’endroit idéal. Les poissons aiment cette partie large de la rivière. On devrait attraper de quoi dîner sans problème et il n’y a pas grand monde qui traine dans le coin, on pourra y être tranquille.

Cette journée démarre bien pour Lily et Martin. Ils ont déjà commencé leur chasse aux trésors et, malgré la fraîcheur de l’eau, ils espèrent bien ramasser quelques galets magiques dissimulés sous la mousse blanchâtre qui se forme à la surface.

En les voyant tous les deux à l’œuvre, Hélène est beaucoup moins emballée :

— Interdiction de mettre les pieds dans l’eau ! prévient-elle.

Hélène peine à plonger dans son bouquin. Les yeux perdus au loin dans les rapides, elle a la boule au ventre.

La dernière fois que Claude l’a emmenée pécher, il avait aussi souligné la quiétude du site. Ce jour-là, il n’y avait personne aux alentours. Pas un passant ni pêcheur, lorsqu’un soudain revers avait atterri sur le coin de sa bouche dans une subite crise de colère. Hélène avait fait preuve d’une intolérable maladresse en renversant une boite remplie d’asticots, tandis qu’elle ferrait un puissant brochet.

L’intérieur de sa lèvre en a gardé une belle cicatrice. Alors aujourd’hui, Hélène sera prudente et se contentera de surveiller ses trésors sans approcher du matériel de pêche. Elle profitera de l’écume à distance par-dessus ses lunettes avec Le vieil homme et la mer.