inter 28

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Du haut de la falaise, je peignais le rivage ce jour où j’ai vu s’envoler mes élèves.

Lily et Martin vivaient dans l’abîme de l’enfer, mais derrière ses lunettes, Monsieur le professeur n’a jamais rien vu. Trop aveuglé, je ne voyais en Lily et Martin qu’une idylle en genèse, ainsi qu’une petite pomme. La pomme qui symbolisait l’amour interdit entre ces deux petits êtres.

Dans ma classe, je me surprenais à les contempler comme je le fais parfois lorsque je me trouve devant une œuvre d’art, sauf que Lily et Martin étaient faits de chair et d’os. Lily et Martin mettaient au placard Adam et Eve, comme si les anges les avaient envoyés du ciel pour apprendre aux Hommes comment mieux se prendre la main. Vous auriez dû les voir, Aurore. Ils étaient si beaux. Sans jamais se plaindre, ils prenaient soin l’un de l’autre. Ils jouaient, riaient, chantaient dans la cour d’école au milieu des cerceaux sans bricoles, puis semblaient rêveurs, quand ils étaient dans ma classe. Lily avait toujours le nez vers la fenêtre par-delà les pâturages et les vaches, tandis que Martin l’observait, d’un air protecteur.

Mais maintenant qu’il est trop tard, je sais pourquoi ils étaient si songeurs.

— Charel, vous ne pouvez pas vous en vouloir, vous n’êtes responsable de rien.

— Je suis responsable de tout.

J’ai été leur professeur deux années durant et pas une seule fois je n’ai soupçonné quoi que ce soit. Je me pensais attentif, à l’écoute de l’éveil des jeunes pousses, mais j’ignorais pourtant leur douleur. Je ne pourrais jamais me le pardonner. Quand je les ai vus s’écraser au bas des falaises, tout semblait irréel.

Jadis la plus belle chose que je n’avais jamais connue, leur relation s’angélisait là dans un spectacle pourpre d’horreur.

Chaque nuit ils me hantent. Chaque jour qui passe, ils sont dans les traits de chaque enfant croisé du regard. J’étais si dévasté que j’ai dû arrêter d’enseigner. Moi qui pourtant avais connu l’orphelinat et les viols, comment n’avais-je pas su voir en eux les effluves d’une souffrance familière à travers leurs soupirs ?

Je ne me le pardonnerai jamais.

C’était un cauchemar bien réel.

Du haut de cette falaise le temps s’est arrêté sur mon dernier coup de pinceau, puis le déchirement d’Hélène m’a rappelé sur terre. Leur mère était effondrée devant l’immensité de l’océan à perte de vue, elle demandait pourquoi, tandis que j’appelais les secours, observé par Claude.

Alors qu’il venait de perdre ses deux enfants, il me fixait durement, comme s’il essayait de me dire quelque chose. C’était sidérant. Puis il a regardé autour de lui et a aperçu les deux femmes vêtues d’un noir de circonstance. Ensuite, il a semblé reprendre ses esprits puis s’est approché d’Hélène pour veiller d’en haut sur les enfants.

J’étais trop loin pour entendre. Le vent soufflait fort mais je voyais qu’elle fuyait ses paroles et louanges fades. Soudain une dispute a éclaté, tout s’est passé si vite puis Claude a poussé Hélène au bord de la falaise, au même endroit où ses enfants avaient trépassés. Je me suis rapproché puis ai fait barrage, en mettant les deux assistantes sociales derrière moi de peur qu’il veuille tous nous tuer mais il n’a rien fait de tout ça. Au contraire, il s’est effondré à son tour pleurant ses prunelles, tout en regardant intensément dans nos directions.

Ensuite la police est arrivée.

Je leur ai raconté ce que faisais là et tout ce dont j’avais été témoin : le suicide de Lily et Martin jusqu’à cette pulsion meurtrière fatale à Hélène. Les policiers ont embarqué Claude. Les femmes en noir ont disparu. Et moi, je suis resté planté là jusqu’à la tombée de la nuit, avant que je ne rentre chez moi sans même penser à mon matériel de peinture.

J’étais complètement désorienté, bouleversé. Je me souviens être resté assis sur un tabouret dans mon garage, pendant des heures, en rejouant en boucle le film des derniers événements, ainsi que mes derniers moments passés en classe aux côtés de Lily et Martin. Je ne comprenais rien de ce qui venait de se produire. Ce ne pouvait pas être réel.

Le jour suivant se leva sans soleil pour moi. J’étais désormais plongé dans l’obscurité la plus totale. La vie avait perdu ses couleurs. J’ai marché, encore et sans cœur. Puis sans trop savoir comment j’étais arrivé devant la maison de cette famille. J’ai sonné, encore et meurtri. J’ai réalisé que c’était la première fois que je venais chez eux. J’ai imaginé Lily et Martin m’ouvrir en fanfare mais seul le néant m’observait dans l’œil du Judas. Hélène, Lily et Martin étaient désormais dans une autre galaxie, une galaxie dont Martin, libéré de son corps fragile, était sans doute devenu le premier défenseur. Claude étant quant à lui aux mains des policiers, il n’y avait personne pour m’accueillir. Une puissante envie de savoir m’a poussé à briser une vitre de leur maison pour découvrir une vie de famille que je n’avais jamais soupçonnée. En traversant les pièces, j’ai vu des étoiles au plafond d’une chambre. Sans doute celle des enfants. Je me suis assis sur le lit du bas de la mezzanine, puis j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Lily et Martin étaient partis et moi j’étais venu trop tard.

Ils étaient morts.

Comment deux hirondelles avaient-elles pu renoncer si tôt à la vie, alors que je leur enseignais de joyeux rouages ?

Il n’y avait pas de réponse. J’ai ouvert chaque tiroir de la maison comme si j’allais en trouver une. J’ai vu un camion de pompier, celui de Martin. Je l’ai pris pour le faire rouler jusqu’à une petite table dont j’ai effleuré le rebord, avant d’apercevoir quelque chose sur le lit du haut de la mezzanine. Quelque chose de cylindrique sur un oreiller. J’ai grimpé l’échelle puis m’en suis saisis. Il s’agissait du laser hyper puissant. Je suis redescendu puis j’ai aperçu un château Playmobil. Je n’ai pas pu m’empêcher d’ouvrir ses portes. J’imaginais Lily et Martin jouer ensemble pendant que je découvrais les recoins du château puis, dissimulé dans les douves, un livret a attiré mon attention.

Il s’agissait du journal intime de Martin.

Martin s’ennuyait en classe, il aurait dû sauter au moins une classe tant il avait de l’avance pour son âge, mais ses parents avaient refusé afin qu’il reste en classe avec Lily pour la tirer vers le haut.

Pour qu’il ne perde pas son avance, je lui donnais des devoirs supplémentaires en les axant sur le français. Martin savait parfaitement lire et écrire.

Les premières pages de son journal étaient douces comme l’innocence d’un enfant. Plus tard, j’imaginais que Martin l’avait légué à Lily en guise de souvenir de leurs jours heureux, puis j’ai découvert au fil des lignes les horreurs. Les maux. Les ronces qui emprisonnaient leurs cœurs.

Un certain Vador aimait trop fort.

Un certain Vador les blessait, leur faisait mal. Écorchant leurs pures ignorances d’un plaisir interdit. Lily et Martin étaient ses martyrs.

Et moi, je n’avais rien vu.

Jamais.

Comme d’habitude, les mots choisis par Martin étaient ceux d’un enfant surdoué. L’écriture précise et détachée imprimait la douleur de ses maux qu’il ignorait être des crimes. Les violences sexuelles d’un père déguisé en gargouille de mauvais goût.

Martin avait l’esprit logique et une intelligence relationnelle remarquable malgré son jeune âge. Je pense que c’est son instinct protecteur qui a largement contribué à le faire grandir plus vite que la majorité des enfants. Hélas, cela n’a pas suffi. Martin essayait de comprendre. Il savait que quelque chose ne tournait pas rond sous leur toit.

Il avait compris que Claude n’était pas blanc comme neige. Mais Vador avait su comment annihiler la clairvoyance de Martin.

C’était ce jour où ils étaient au cirque avec Lily. Le spectacle sous le chapiteau se promettait féérique, mais sous les mots de Vador tombaient les murmures d’un désenchantement que Lily et Martin étaient forcés d’intégrer en silence.

— Maintenant que vous en reparlez, Charel. C’est vrai que vous avez commencé à raconter l’histoire de cette famille, avec Lily et Claude sous le chapiteau. Mais je ne me souviens pas que vous m’ayez raconté ce que Martin faisait dans son coin ni ce qui lui avait valu la menace de Claude de le séparer de sa sœur.

— Je vais vous dépeindre la dernière partie du puzzle, Aurore.

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