Après quelques heures de route et au plus grand plaisir de leur mère, Lily et Martin sont enfin de retour à la maison.

— Mes petits chéris, venez par ici.

— Maman !

Hélène accueille ses trésors les bras grands ouverts en les enveloppant. Sentir leurs énergies lui réchauffe le cœur. Elle les embrasse très fort sur le pas de la porte, s’en suit un chaleureux câlin collectif. Câlin que Claude interrompt soudain d’une bousculade.

— Oups, dit-il en guise d’excuse alors qu’il passait par ici.

— Ne restons pas là les enfants, réplique Hélène. Alors, comment c’était au pays des dragons ?

— Bien même s’ils n’étaient pas là.

— C’est pas vrai ? Comment c’est possible ma chérie ?

Lily réfléchit.

— Peut-être que c’est à cause du ciel qui était couvert, les dragons préfèrent la chaleur tu sais.

— Maman ? demande Martin.

— Oui mon cœur.

— Tu t’es fait quoi à la joue ?

Instinctivement, Hélène passe une main sur sa pommette gonflée de la veille.

— Ce n’est rien, juste une bricole. Racontez-moi plutôt en détail cette journée.

— C’était fabuleux, répond Lily. Martin m’a offert un château !

— Un château ? Ça ne doit pas être facile à transporter dis-moi.

— Et c’est à cause de cette bricole qu’aujourd’hui t’as pas pu venir avec nous ? continue Martin.

— Regarde, dit Lily, en tendant fièrement la grosse clé en fer à sa mère.

En la voyant pleine de rouille, Hélène aurait d’ordinaire fait une remarque, mais ce soir elle n’en a pas le cœur. Elle redoute déjà le lendemain, tandis que Martin attend toujours sa réponse.

— Ne t’inquiète pas pour maman mon ange. Tout va très bien, lui chuchote Hélène à l’oreille, avant de lui déposer un bisou appuyé sur le front.

— Maman, quand est-ce qu’on va dans les grottes de Lascaux ? demande Lily.

— Je ne sais pas ma chérie.

— Martin dit qu’il faut visiter partout avant d’aller au ciel.

— Et comment vous en êtes venu à parler du ciel tous les deux ?

Avant de formuler une réponse à cette question qui sent mauvais, Lily regarde Martin. Hélène est sur le point de se rendre compte de leur petit manège, mais Claude leur coupe la parole.

— Fiston, t’as rien oublié pour demain ? Tout est prêt ? Valise, sac à dos, casse-croûte et tout le tintouin ?

Hélène répond à Claude tout en restant concentrée sur ses enfants.

— Les valises sont prêtes, réplique-t-elle sobrement. J’ai tout préparé. Maintenant à la salle de bain, il est tard les enfants.

Après une bonne douche chaude, et le brossage de dents suivi d’un concours de grimaces à trois dans le miroir, Hélène souhaite une bonne nuit à ses trésors, puis s’apprête à sortir de la chambre en sentant les tourments revenir. En dépit de tous ses efforts, la journée du lendemain reste profondément ancrée dans son esprit. Elle le martèle. Hélène la hait déjà.

En la voyant se diriger vers l’encablure de la porte, Martin sent que sa mère n’est pas dans son état habituel. Alors le costaud tend une oreille jusque sur le palier, pour entendre ce qu’il s’y passe, au cas où quelqu’un traînerait dans les parages. La voie semble libre, pourtant Martin hésite encore à soumettre la requête qui lui brûle les lèvres, mais finalement, il se lance :

« Maman, chuchote-t-il. Tu nous racontes une histoire ? »

— Ouais !! s’écrie Lily, en étouffant son enthousiasme autant qu’elle peut dans son oreiller.

Hélène s’arrête net sur le pas de la porte, aussi heureuse que surprise, tandis que Martin a une soudaine bouffée de chaleur. Il craint que sa sœur ait fait trop de bruit malgré ses efforts manifestes. Claude pourrait avoir entendu, faire irruption et vouloir se charger lui-même de la lecture du soir. Cette hypothèse lui hérisse les poils.

— Venez sous la mezzanine les petits monstres, siffle Hélène.

— Tu lis jusqu’à ce qu’on s’endorme d’accord ? s’enquiert Lily tout bas.

— Promis ma chérie.

Sans se faire prier, la princesse et son matelot plongent dans les bras de leur mère qui se met soudain à sourire.

— Aïe, geint Hélène.

— Qu’est-ce qu’il y a maman ?

— Rien, ment Hélène. Je me suis mordu la langue.

Le sourire béat qu’elle vient aussitôt d’effacer a réveillé l’hématome naissant sur le haut de sa joue. Oubliant la douleur, Hélène entame sa lecture et tente de profiter de cette cure de jouvence, tout en se demandant pourquoi elle a ce soir droit à ce moment de privilège. Devenu inhabituel.

À vrai dire, cela fait un moment que Lily et Martin ne demandent plus d’histoires. Hélène se souvient que ce sont elles qui ont provoqué les premières insomnies des enfants. Claude en a fait le rapprochement le premier. À l’époque, il avait pris l’habitude de se charger de la lecture puis, après quelques mois, les choses avaient empiré. Lily, Martin, voire les deux disaient craindre la nuit de manière quasi systématique, et ciblaient les cauchemars nés des contes à leur chevet. Alors en plus de la veilleuse aux mille planètes tapissées sur le plafond de leur chambre, Hélène et Claude avaient banni la lecture du soir pour aider les enfants à retrouver leur quiétude.

Encore ce soir, Hélène est à mille lieux de s’imaginer que les contes n’ont jamais été le problème. Que seule la façon dont procédait le conteur causait les traumatismes. Rarement jolies et sans fin heureuse, Vador choisissait soigneusement des histoires à demi-sombres pour que les enfants se recroquevillent contre lui. Ainsi, il en profitait pour distribuer des câlins bien au-delà de ce qu’il s’était lui-même pourtant autorisé.

Heureusement et contre toute attente, Hélène constate que sa promesse faite à Lily a porté ses fruits. Les enfants semblent libérés d’un fardeau. Ils ont réussi à trouver le sommeil en écoutant la légende du colibri [1].

[1] La légende du colibri est une histoire d’origine amérindienne poussant chacun à l’altruisme et à la générosité.