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Loin de toute trace humaine, le vieux pick-up continue de s’enfoncer dans la nature vallonnée qui s’assombrit au fil des kilomètres, devenant de plus en plus inhospitalière, dépourvue de couleurs chaudes et d’animaux, hormis cette horde de corneilles perchées en haut des branches.

Leur présence, trahie par les centaines de billes rouges, angoisse Martin. Alors que les sapins défilent lentement à côté de lui, il évite de lever la tête pour les rendre moins réelles. Il aimerait ouvrir la portière, sauter et prendre la poudre d’escampette.

Mais pour aller où ?

À perte de vue, la forêt est garnie de conifères parfaitement alignés et dressés comme les barreaux d’une prison à ciel ouvert, dont il semble impossible de s’échapper. Martin s’y perdrait facilement. Et sans parapluie pour se protéger, les oiseaux maléfiques qui les scrutent l’attaqueraient comme un vulgaire asticot. Martin déglutit. Chassant toute idée de fuite qui lui vaudrait une fessée à coup sûr, il se répète en boucle qu’il n’est pas là par hasard quand Claude soudain ralentit.

Il coupe le moteur en haut d’une bosse, à un nouveau croisement dépourvu de toute indication.

— Est-ce qu’on est perdu ? s’inquiète Martin.

Son père se tourne vers lui.

— Pas du tout, on est exactement là où on doit être.

Martin vire au gris-vert. L’espace d’un battement de cils il croit voir un morse, un peu plus loin, en contrebas, les observant alors que Vador s’apprête à sortir quelque chose de sous son siège.

— T’as vu un fantôme, qu’est-ce que t’as ? lui demande Claude, en arrêtant son geste.

— C’est quoi ça, là-bas ?

Son père tourne la tête dans la direction indiquée, puis se remet aussitôt à fouiller alors que le cœur de Martin s’accélère.

— Calme-toi, c’est qu’un bloc de roche.

Martin n’a pas le temps de redescendre la pression que Vador agrippe ses bonnes vielles jumelles. Attentivement, il balaye l’immensité de la forêt puis aperçoit, à portée de fusils, au nord-est, une propriété recluse paraissant abandonnée.

Ne voyant aucun véhicule aux alentours, un large sourire se dessine sur le visage de Vador :

— Je le savais, lance-t-il victorieux. Cul-terreux est encore parti en vadrouille pour le week-end de pâques !

Aussitôt, Vador redémarre puis s’empresse de prendre un petit chemin en terre à droite menant au vieux sanctuaire de chasseurs d’Igor, son ami d’enfance. Tandis que le pick-up roule au pas, Martin sent lui son cœur s’affoler encore au fond de sa poitrine. Les hauts sapins qui les entourent ne laissent plus aucun brin de jour s’infiltrer.

Il fait sombre.

Presque noir.

Claude tire le frein à main devant une clôture de barbelés puis expire longuement. Il s’empare rapidement d’une lampe-torche et se tourne vers Martin :

— Tiens, regarde voir dans la boîte à gants si tu trouves pas un morceau de ferraille, par le plus grand des hasard.

Martin fouille à tâtons et découvre une lame tranchante, en acier inoxydable, et dentelée comme le grand requin blanc. La pièce de collection est impressionnante.

— Ouah ! s’enthousiasme-t-il.

Elle efface sa peur et le fascine presque autant que ces baïonnettes, de la semaine passée, qui embrochaient les allemands dans un reportage sur la Grande Guerre qu’ils ont visionné avec Vador.

— Ça en jette hein ? commente ce dernier.

Martin consent, hypnotisé par l’éclat du couteau.

— Comment est-ce qu’il s’appelle ?

— Ça, c’est une bonne question ! Comment tu voudrais l’appeler ?

Martin réfléchit, hésite… et tranche.

— John Rambo !

Vador s’esclaffe d’un rire sardonique.

— Va pour John Rambo alors ! Tu sais toujours ce que t’as à faire ?

— Oui.

— C’est un petit oui ça. Si t’es pas content d’être là tu peux le dire, le titille Claude en descendant du véhicule.

— Oui, répète plus fort Martin, d’une voix plus enjouée, les yeux toujours rivés sur la lame.

— Je te parie qu’Apocalypse serait parti en courant devant ce petit bijou.

Martin se met à déglutir, se sentant soudainement mal à l’aise en imaginant ce qui l’attend. Il repense aux corneilles aussi et à sa sœur. Claude sent le doute s’insinuer en lui.

— Bonhomme, tente-t-il de le rassurer, tu n’as pas à t’inquiéter. Si tu suis mes conseils, il ne vous arrivera jamais rien à Lily et toi. T’es presque un homme, il est temps que tu marches sur mes traces.

Martin opine du chef, partagé entre la fierté d’être considéré comme un adulte et tout ce que cela inclut d’après son père.

— Allez viens ! l’encourage Claude.

Le claquement de portière qui suit déchire le silence qui flotte dans la canopée. Ensemble, ils avancent dans l’ombre des feuillages et passent devant l’entrée de la bâtisse en bois. Ils en font le tour, puis arrivent devant une grande volière.

Claude soulève un crochet et pénètre dans l’enclos, avant d’éteindre son mégot sous sa chaussure. Martin le talonne, faisant attention où il met les pieds.

— Prêt ? demande Claude en le voyant refermer timidement derrière eux.

Fils hoche la tête.

Vador met un doigt devant sa bouche et entame un décompte en silence : « Trois, deux, un… » soudain, il balance un grand coup de botte dans le pondoir. Martin sursaute. Le vacarme a réveillé tout l’élevage. Les poules et les dindes sortent de l’abri. Elles courent dans tous les sens, gloussent, glougloutent affolées. Des plumes volent, tandis qu’un coq crie sa mauvaise humeur de l’autre côté de la basse-cour.

— Fiston, y a plus qu’à, annonce Vador en s’appuyant contre un grillage.

Il craque une allumette pour une nouvelle Gauloise et regarde son héritier. L’enjeu est grand. Martin se sait scruté, se sent étouffé. Mais il ne doit surtout pas montrer de signe de faiblesse devant Vador, de peur de se faire disputer.

En s’accroupissant à contrecœur, la paille s’écrase sous ses genoux. Martin attrape au vol une poule avant de se remémorer son unique consigne à suivre :

« De la trachée jusqu’au bas du ventre ».

Martin l’a déjà fait. Une fois. C’était dans son cauchemar au détriment d’Apocalypse. Sauf que ce monstre est un méchant qui s’en était pris à sa sœur. Il ne s’agissait pas d’une gentille petite poule innocente dans la vie réelle.

Pendant un court instant, le regard de Martin dérive vers le nuage de fumée qui sort de la bouche de Vador. Une hésitation qui lui vaut une première remarque :

— Qu’est-ce que t’attends ?

La gorge sèche, Martin déglutit en continu. Il se concentre sur sa mission du jour pour en être à la hauteur. Après s’être imaginé qu’il s’agissait d’Apocalypse, sous une forme miniature, Martin saisit une nouvelle poule par le cou.

Il approche John Rambo de la trachée puis retient son souffle et soudain, il relâche la volaille, en laissant tomber le poignard.

Le menton du costaud se met alors à trembler.

— Qu’est ce qui te prend ?

Martin sanglote.

— C’est pas vrai, soupir Claude. Me dis pas que tu vas te mettre à pleurnicher comme une fillette quand même ? C’est ça que tu veux, être une mauviette comme grand père, un lâche, incapable de protéger les siens ? Comment tu vas t’y prendre pour te défendre ou pour protéger ta sœur le jour où quelqu’un s’en prendra à vous ? Pourtant tu sais que tôt ou tard ça arrivera.

Martin repense à Lily courant un grave danger sur terre, sous les nuages cendrés. Claude a raison. Il lui faut bien s’entrainer pour obtenir des résultats, quels que soient les domaines. Il retient ses larmes, serre les dents, tandis que Claude continue, insiste pour qu’il culpabilise.

— Je croyais que t’étais prêt à devenir un homme. Je pensais aussi que t’étais content de manger de la viande. Que tu ne voulais pas te mettre à brouter de l’herbe comme ces végétariens de mes deux. Laisse tomber va. Si t’as pas les épaules, on se tire, conclut Claude en se dirigeant vers la porte de l’enclos sous le chant du coq qui continue de crier à tue-tête.

D’un revers de main, Martin essuie soudain ses larmes.

— Non attends. Je vais y arriver, répond-t-il, recherchant en lui une violence inexplorée.

Claude tire sur sa clope. Il se retourne et s’approche de son héritier téméraire, puis lui pose une main sur l’épaule.

— T’es pas croyable, tu le sais ça ? Mais c’est peut-être ma faute après tout. J’aurais dû te montrer comment t’y prendre, concède Claude, en cherchant du regard ce coq qui lui casse les oreilles depuis tout à l’heure. Maintenant file-moi John Rambo et ouvre grand tes yeux, fiston.

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