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Fusées, pots de yaourts ou escargots, il y en a de toutes les couleurs et pour tous les goûts.

Sur le chemin du retour, une ribambelle de voitures bariolées enguirlande une journée riche en émotions. Les enfants s’en amusent, mais Martin a les yeux qui se ferment malgré lui.

C’était sans compter sur sa sœur qui les lui fait réouvrir :

— Violette ! s’exclame-t-elle.

Dans les choux, il se frotte les paupières.

— Bravo Lily... Qui gagne maintenant ?

Boucle d’or garde le silence un instant, constatant combien cette journée à la rivière a fatigué son matelot.

Il faut dire que lorsqu’elle dormait à l’heure de la sieste avec Hélène, lui ne s’est pas arrêté une seconde. Après avoir poursuivi seul leur exploration sauvage, enterré des carcasses de poissons et réconforté quelques fleurs isolées de leur famille, son frère a fini par rejoindre le patriarche.

S’il n’a mouliné aucun des sept poissons pêchés capitaux pour le dîner du soir, il parait que Martin a été un assistant hors pair. Claude lui a même promis qu’une fois adulte, il serait comme lui. Un expert en ferrage dans bien des domaines, sans se mettre en danger ni jamais se faire prendre.

— Je suis fatiguée, prétend Lily, et toi aussi. Alors c’est mieux si on arrête de jouer.

Elle lui remonte la couverture jusqu’au cou puis soulève le bras du costaud pour venir s’y blottir. C’est ici que se trouve le pays des merveilles. Derrières ses paupières, Lily redouble d’imagination jusqu’à la fin du voyage, espérant inventer un jeu qui plaira au matelot.

À travers le rétroviseur, une paire d’yeux les observe.

Claude se perd silencieusement dans les cheveux d’ange de sa fillette, mais garde tout de même un œil sur la route : pas question de faire courir le moindre risque à sa petite famille.

Une femme, une fille et un garçon.

Qui aurait cru qu’après la guerre sa destinée renaîtrait de ses cendres ?

Surtout pas Claude, lui-même a du mal à y croire.

Fini l’ennemi qui tombe sous le plomb, les grenades balancées sur les civils, ou les initiations aux viols avec ses camarades victorieux. Si la guerre lui a volé ses rêves, c’est elle qui lui a appris à régner sans partage.

Sans gêne ni concession.

C’est ainsi qu’il est devenu l’égal de Dieu, au Tchad, durant l’opération Tacaud [1]. Le treillis descendu jusqu’aux chevilles, les mains serrées autour de leurs cous, les Africaines étaient ses trophées préférés. Jusqu’à cet incident dans une bicoque.

Aminata, une jeune veuve basanée du village, était morte sous ses assauts, rejoignant son mari tué par les rebelles. La sensation de ce corps raidi, inanimé, et bientôt froid, avait tué son érection. Claude, frustré, se s’était rajusté mécontent. Il finissait de resserrer les crans de sa ceinture quand un mouvement avait attiré son attention.

Une boule de linge s’agitait près du mur.

Caché sous les draps, suivant l’ordre de sa mère, le petit Kirikou avait assisté au massacre à travers les rainures d'une corbeille. Hélas pour l’enfant, qui par ailleurs avait la varicelle, rester deux heures accroupi sans bouger s’avérait tout bonnement impossible dans la fournaise torride du désert.

Kirikou grattait encore ses boutons par milliers quand Claude lui avait collé un fusil sur la tempe. Il pensait l’éliminer pour ne pas que le petit dénonce les soldats blancs venus pour les sauver. Mais prenant conscience qu’il était enfermé avec un être encore plus vulnérable que la bonne femme, Claude fut soudain frappé d’une brusque et nouvelle érection puissante.

Il s’en souvient comme si c’était hier.

Aujourd’hui, être parent est la plus belle chose qui lui soit arrivée, songe Claude. Cela lui apporte tout l’amour dont il a besoin sans trop de privation. Dommage tout de même que l’autre cruche vive sous son toit, sinon le paradis serait sur ses terres.

Pour autant, il ne crache pas dans la soupe.

Claude est reconnaissant envers Hélène d’une certaine manière. Elle n’a pas inventé la poudre à canon, certes, mais elle vit dans la peur en le cachant aux autres comme il faut. Elle est docile, sait se rendre sacrément utile quand elle veut, puis surtout, elle s’écrase quand il faut.

— Chérie, tu m’as l’air pensive, constate-t-il d’une voix douce. Tout va bien ?

Hélène sent un froid glacial se refermer sur elle, Entendre le timbre de sa voix devient de plus en plus compliqué. Elle ne l’aurait jamais cru et ne sait pas combien de temps elle tiendra comme ça. Avec Claude, ils se sont dit oui les yeux fermés, mais il n'est plus l'homme qu'elle a rencontré depuis son retour en France.

L'Afrique l’a rendu méconnaissable.

Insomnies, pannes sèches, colères et violences, auparavant tout cela n’existait pas mais Hélène le supporte depuis une décennie. Et autant de souffrances en silence.

Son Claude, elle l’a tant aimé. Elle a tout fait pour tenter de le comprendre. D’après les livres, les héros de guerre reviennent tous transformés, traumatisés par les combats et la mort qui rôde pour agrandir ses rangs. Hélène le sait maintenant et refuse de l’abandonner. Claude est le premier à souffrir. Il trouve même le courage de lui avouer de temps à autre.

C’est cette satanée boucherie qui lui a volé son Claude, celui avec qui, même adultes, il leur arrivait parfois de jouer à la marelle. C’est le martèlement continu de souvenirs épouvantables qui empêche son époux de l'aimer comme avant.

Leur vie n’a plus rien de tranquille, alors ils ont sorti les canots du fleuve. Dorénavant le vent tourne chaque jour : tantôt Claude broie du noir ou ses côtes, tantôt il est blanc comme neige et attentionné comme à l’instant présent.

Malgré ce pesant lunatisme, Hélène profite comme elle peu des bonnes humeurs passagères et s'efforce de se montrer affectueuse. Car faute d’être un mari parfait, Claude est un père irréprochable.

— Oui, tout va bien mon chéri, ne t’inquiète pas. Je suis juste un peu fatiguée comme les petits bouts, le rassure-t-elle, après lui avoir passé une main dans les cheveux.




[1] Opération militaire française entre février 1978 et mai 1980, durant la guerre civile tchadienne de 1965-1980. La France soutenait alors l'armée régulière contre les rebelles qui progressaient sur plusieurs axes en direction de la capitale.

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