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Lorsque Joseph, fils de Bellérophon, récupère d’un périlleux saut arrière le fragment de l’essence du feu, la terre tremble sous ses pieds, un tonnerre d’applaudissements retentit.

Champs de bataille et chants lyriques. Orchestre, acrobaties, voltiges à dos de cheval ou dans les airs. Carrousel sauvage. Équilibres et jongleries, ballets aquatiques ou portés à couper le souffle, les écuyers de la famille de Corinthe, accompagnés de la troupe des Farfadets présentent leur nouvelle création sous le chapiteau.

La horde se donne en spectacle jusqu’à dix fois par semaine, aux abords de la Ville lumière, à deux pas du lac supérieur du bois de Boulogne.

Leur succès est grandissant mais, ce soir, d’ordinaire bondé de monde le cirque offre étrangement un spectacle de bancs clairsemés. Peut-être à cause de la pluie tombant à verse depuis des heures, pourtant, comme les astres, les cumulus font bel et bien partie du numéro :

Lutines et lutins descendent deux par deux des étoiles en se tenant par la main et répandent de célestes nuages en sucre dans l’estrade, diffusant ainsi une gourmande odeur de barbe à papa.

Tous les enfants applaudissent, émerveillés par la magie qui opère dans cet univers. Tous, à l’exception d’une petite fille. Elle ne tape dans ses mains qu'à la demande de Claude, son père.

Lily est assise sur les genoux du quadragénaire, dans un coin du chapiteau, au dernier rang, tandis qu’il cueille dans le vent l’une des roses confiseries venant du ciel.

Puis la lumière se tamise, lentement… L’instant semble suspendu lorsque soudain, lancé au galop, un pur-sang arabe jaillit des coulisses et longe la lice circulaire de l’arène. L’acrobate muni d’une hachette, debout sur la selle, la fait tournoyer à la manière d’un revolver. Il se concentre pour viser une cible multicolore.

Le public retient son souffle.

Tous les regards sont rivés sur l’artiste lorsque Claude repose ses mains fines sur les chétives cuisses de sa fille, poursuivant son entreprise là où il s’était arrêté pour la faire applaudir.

Lily est confuse. Elle ne parvient pas à profiter des prouesses du cavalier. Du haut de ses six printemps, elle a compris depuis longtemps que ce grandiose spectacle ne restera sans conséquence. Elle se doit de rester sage en témoignant une certaine reconnaissance.

D’un regard pluvieux, la fillette balaye le chapiteau désenchanté, veillant à ne pas tourner la tête de peur de se faire surprendre par Claude, dont elle sent déjà la main froide lui effleurer l'entrejambe.

Puis c’est maintenant au tour du roi des singes d’entrer en piste. Dans son costume tout en paillettes, il accélère, jongle et pirouette à monocycle, provoquant de nouveaux rires en éclats qui résonnent jusque sur la voie publique. Dans les gradins, personne n’entend la peur mutique de Boucles d’or.

Elle est en quête d’espoir.

Elle cherche quelque chose.

Ou plutôt quelqu’un…

Moi.

C’est moi qu’elle cherche.

Soudain, ses yeux s’illuminent lorsqu’elle me trouve enfin. J’imagine qu’elle n’a eu aucun mal à nous repérer, ma canne courbe en bois de châtaignier, mon nœud papillon et moi. Je sais que pour elle je suis un personnage venu d’ailleurs.

Assis sur les marches peintes en bleues, je l’observe sous mon chapeau haut de forme. Nos regards se connectent et mon cœur se serre, mais je reste figé comme une statue de pierre.

Elle se demande pourquoi je leur brosse le portrait au fusain à tous les deux, enroulé dans ma cape avec ma baguette magique, alors que l’heure est à l’impudeur.

À l’inceste.

Au crime.

Que l’on ne me demande pas pourquoi, ainsi est mon existence. Je ne fais partie d’aucun camp. J’ignore le chant des sirènes et résiste à l’envie de lui murmurer comment exploiter ce cruel jeu d'adulte. Pour l’heure, j’ai besoin de graver dans le temps sa détresse pour soulager la mienne.

Claude lui caresse la main à l’ombre de leur pelote au caramel. Il la balade, l’oriente et la promène lestement vers le boutonnage de son pantalon.

Lily cherche à nouveau « l’homme au chapeau », mais je me suis déjà envolé. Ses épaules se crispent et sa peau se hérisse à la mesure du souffle qui trahit la réjouissance de son père.

Et moi, je me délecte de garnir mon bloc de croquis.

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