Semaine 02 ▬ L'Amertume

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Un regard. Des sourcils qui se fronçaient. Un parchemin froissé, abandonné sur le bois d’un bureau venu des terres occidentales. Le silence accompagnait cette pièce au décor épuré. Des tatamis au sol, des murs d’un bois de santal et des portes coulissantes en papier de riz. Derrière la silhouette au faciès contrarié se trouvait une estampe avec le ‘mon’ du clan. Il représentait une tête ornée de quatre cornes, deux étant bovines et celles restantes caprines. Ce fut en direction de ce dessin que l’homme se tourna.

« Kira, faites mander Kakumei, dit-il d’une voix coupante qui n’omettrait aucun refus.
— Il sera fait selon votre volonté, Takamori-sama. »

Une silhouette discrète quitta les lieux, ses pas légèrement audibles dans le couloir. La nuit était peut-être bien entamée, mais pour le chef du clan Ankoku ce fait n’était qu’un détail. Il était de son devoir de vérifier les dires de son espion, et frère. Vérifier les accusations qu'il portait sur le fils de leur sœur, et réagir en conséquence. En tant que membre du conseil des sept clans dirigeants de l’île de Migoto, il se devait d’honorer la culture de son peuple : les Ainokos. Mais surtout, il se devait de protéger la place de sa lignée, comme son père avant lui.

Ses yeux d’un bleu topaze se posèrent un bref instant sur la flamme de sa lampe à huile, avant de se tourner en direction d’une porte. Attrapant son haori, il le déposa sur ses épaules tout en se dirigeant vers la terrasse. Le shoji coulissa, découvrant la vaste étendue nocturne. L’éclat d’une lune pleine illuminait un jardin traditionnel. Les bambous parfaitement taillés côtoyaient des buissons et arbustes typiques de la région.

Cette tranquillité fit s’étirer un fugace sourire sur le visage ovale du maître des lieux. La nuit était douce en cette saison d’été, et une fine brise vint virevolter entre les longs cheveux de l’Ainoko. Sa main glissa une de ses mèches derrière son oreille pointue. Un tatouage traditionnel, aux motifs de pivoine et d'écailles de dragon, pouvait être aperçu à travers la manche de son kimono d‘un bleu sombre. Lentement, il s’avança sur la parcelle de bois. Alors qu’il s’asseyait, et s’emparait de la longue pipe qu'il affectionnait tant, des bruits de pas se firent entendre.

« Oncle Takamori, que puis-je pour vous ? » demanda l’homme qui venait d’entrer.

Cette voix était douce et maîtrisée. Son interrogation, légitime, n’obtint pas de réponse. Son oncle l’invita juste à s’asseoir à ses côtés. Ce n’était qu’après avoir allumé son kiseru qu’il s’exprima.

« Kira, du saké. »

Des bruits indiquèrent que le serviteur accomplissait sa tâche, et ce fut au tour de Kakumei de froncer les sourcils.

« Aurions-nous quelque chose à fêter mon oncle ? Je croyais que vous collectionniez les spiritueux et non les consommer.
— Ne puis-je point partager un verre avec mon neveu ? »

Alors qu’ils se regardaient désormais dans les yeux, leur air de famille faisait écho à leurs différences. Ils avaient cette chevelure longue, d’un blanc naturel. Ces yeux d’un bleu envoûtant rappelant les pierres précieuses. Leur mâchoire avait cette même forme ovale. Mais là où Takamori affichait une peau aussi pâle que la lune, Kakumei avait cette peau aussi sombre que l’écorce de prunier. Il avait aussi des cornes de bélier en spirale qui se terminaient par une pointe comme pour embrocher un adversaire, là où Takamori ne disposait que de deux cornes noires et longilignes sur le haut du crâne.

Le plateau où reposait du saké chaud et des coupes stoppa leur échange. Tout deux se contentèrent alors d’observer l’étendue nocturne.

« J’ai lu ton dernier rapport. Mais dit-moi, Kakumei… Que penses-tu de notre commerce avec les humains ? » demanda soudainement le bouc.

Ses yeux ne quittaient pas le ciel, alors que ceux de son neveu le détaillaient avec suspicion. La réputation de solitaire et de froideur de son oncle, et chef, n’était plus à refaire au sein de l’île. Il était aussi craint que respecté par les gens, en raison de sa rigueur envers les traditions et le respect des castes sociales.

« Le commerce d’Ezer avec les peuples humains nous apporte tout le nécessaire à une revente détaxée des produits d’importation. A long terme, il serait bon…
— Nous sommes des Ankoku, laisse le commerce d’Ezer aux Meiroo veux-tu ? C’est à leur famille qu’est confiée la gestion des accords, le coupa Takamori sans lui jeter un regard.
— Mais notre lignée a son mot à dire sur le sujet. Le nouveau chef Meiroo est encore bien jeune… »

Ce fut de lui-même que Kakumei s’arrêta. Les yeux perçant de son oncle venaient de croiser ses pupilles. Il le savait, s’il n’avait pas disposé d’une capacité passive d’annulation des pouvoirs psychiques : son oncle aurait pénétré son esprit afin de le faire suffoquer. Il avait cru que détourner le sujet sur le changement de pouvoir au sein d’un clan voisin aurait suffit…

La main tremblante, il s’empara de son verre à saké et en but une gorgée. Seuls les bruits de la nuit les entouraient, et une fine brise souffla. Elle secoua légèrement le tissu de leur yukata d’été, et Kakumei reprit la parole.

« Le commerce des esclaves humains est un point névralgique dans la gestion du pays. Cela rappelle aux humains qu’ils ont perdu cette guerre, et notre île est devenue une menace plus effrayante que la Mort pour nombre des leurs. Cela a permis à des pays tel que l’Empire d’Himero ou Tyr Hynafol d’appliquer des sanctions strictes sur leur population. Après tout… pour ces humains, être coupé de toute magie est la pire des sentences et le déchirement qu’ils éprouvent est une torture qui les soumet. »

Il parlait, d’une voix sans grande conviction. Ses yeux ayant du mal à dissimuler leur tristesse. Il semblait néanmoins chercher ses mots, lorsque son oncle intervint.

« La main d’œuvre qu’ils apportent est essentielle pour le développement de l’artisanat et des talents de notre peuple. Et en un sens, nous ne faisons qu’appliquer les lois qui existaient déjà avant leur arrivée…
— Vous voulez parler des peines d’asservissement que notre système prévoit pour les criminels ? Je me demandais… pourquoi leur descendance doit-elle aussi payer le tribut de leurs actes ? »

Savoir s’il devait poser la question ou pas avait été sa grande hésitation. Mais la réponse de son comparse le fit frissonner.

« La Peur. Nous, Ainokos, ne craignons point de mourir pour ce que nous pensons juste… Mais savoir les nôtres tués, ou pire, asservis et déshonorés… Cette peur, cette honte, est ce qui retient les plus impulsifs et belliqueux des hommes-bêtes que nous sommes. »

Un écran de fumée se perdit de nouveau dans la nuit, répondant au souffle de Takamori. Son kiseru entre ses doigts reflétait l’éclat des astres de cette nuit d’été. Et c’est dans ce même soupir, que Kakumei fut invité à partir. Perplexe, c’est alors qu’il passait la porte qu’il entendit les dernières paroles de son oncle :

« Le courage consiste à faire ce qui est juste.
— Le courage mène à une mort digne, » répondit-il dans un murmure, le poing serré.

Ce n’est qu’une fois le bruit de ses pas éloignés, que Takamori ferma les yeux et soupira. Son dos contre une des poutres extérieures, son regard se posa sur sa coupe d’alcool. C’est la voix coupante qu’il ordonna à son serviteur, et esclave, resté dans l’ombre :

« Kira… Informez mon frère qu’il a vu juste sur notre neveu et ses projets d’abolition. Qu’il prépare le nécessaire pour faire arrêter Kakumei dès demain. Un tel projet mènerait notre société dans le chaos et doit être endigué avant qu’il n’acquière plus de soutiens.
— A vos ordres, Takamori-sama. »

Ce n’est qu’une fois seul, et après qu’un vent léger n’eut éteint la dernière lampe, qu’il soupira de lassitude. Le regard porté sur l’astre lunaire, une fine larme brilla et glissa jusqu’à la coupe de liqueur.

« Ce saké est amer… »

NA : Cette nouvelle prend place dans l'univers du "Monde d'Aoichikyu", qui est un de mes univers/concept (à l'origine il s'agit d'un univers de JDR textuel). Mais cela reste aussi un monde fantastique sur lequel j'ai toujours souhaité écrire des nouvelles ou récits plus longs ^^

J'ai profité de ce challenge pour faire une première nouvelle dessus ♥
J'ai essayé, avec un texte court, de bien faire ressortir l'ambiance et l'univers de Migoto, terre des Ainokos. Mais c'est plutôt compliqué sur du court en fait lol (sur mon word, j'avais tout pile 1295 mots donc, je suis dans les limites du défi XD)

Enfin, pour les curieux de cet univers c'est par ici : https://www.scribay.com/text/578723093/le-monde-d-aoichikyu

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