Fifty, le premier Air-Line

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Son dossier stipulait un mètre soixante-six, soixante-deux kilos, silhouette athlétique, trente-huit ans, cheveux bruns, yeux bleus très clairs, obligation de porter une protection visuelle. Sharks reconnut instantanément le sous-lieutenant Fifty. L’évaluation psychologique indiquait qu’il était un séducteur impénitent qui collectionnait les conquêtes amoureuses et ne pouvait tout simplement pas se limiter à une seule femme. De plus, son numéro de charme ne se limitait pas à la gente féminine. Il se sentait obligé de plaire aux hommes qui l’entouraient, un vrai Dom Juan. Enfin, une note manuscrite signée par le Fédérateur Fauless en personne à l’attention de Sharks avait été glissé dans le dossier. Elle disait que Fifty était sans conteste le meilleur pilote de la Fédération et que cette réputation n’était pas usurpée. Ce mot justifiait à lui seul le fait qu’un projet élaboré par un sous-officier d’une lointaine planète avait pu être écouté sur Terre et mis en place aussi rapidement.

Pourtant, à ce moment-là, ce qui sauta aux yeux de Sharks n’était pas le charme de l’homme aux lunettes noire, ni ses compétences de pilote mais bel et bien sa force morale. Car après avoir été une seconde surpris par l’ouverture des portes, Fifty se retournait déjà vers ses camarades trempés pour les exhorter à rentrer dans l’ascenseur.

_ Allez ! Sans se bousculer et en faisant attention aux autres, rentrez vite à l’intérieur et calez-vous au fond ! Ne cognez pas celui qui maintient les portes ouvertes ou on se fera enfermer ! Ne perdons pas de temps, l’eau va entrer dans la cage.

Des ordres clairs et précis, sans panique et prenant en compte la survie de chacun. Fifty montrait qu’il avait le sang-froid d’un vrai pilote mais aussi l’étoffe du commandement. De plus, il aidait les gens à passer sous les bras de Sharks pour éviter qu’ils ne le bousculent et lui fassent lâcher prise. Et pour finir, il donnait des petits mots d’encouragements à chacun.

_ Courage, Cientot… Un petit effort, Nana… On va s’en sortir, Ichi.

Sharks profita d’un temps mort après la sixième personne pour se suspendre le plus haut possible dans l’embrasure de la porte et donner plus de place aux techniciens. Mais dans cette position inconfortable, il engagea la discussion avec Fifty.

_ Bonjour, sous-lieutenant, je suis le Capitaine Sharks.

_ Oui, votre uniforme du Commando Requin avait fait les présentations pour vous... On y presque, Zek, reste calme. Merci de nous avoir ouvert, au fait.

_ Une petite question en passant, pourquoi étiez-vous seul à vous échiner sur la porte ? A plusieurs, vous aviez plus de chance de l’ouvrir pourtant.

_ Et ce n’est pas les outils qui manquaient en plus. Allez Ouane, dans cinq minutes, on est dehors… Les autres étaient résignés à cause de la force de fermeture de la porte.

_ Mais vous, non ?

_ Je refuse toujours de me résigner à la mort, Capitaine. Quand le couloir aurait été inondé, j’aurais tenté de bricoler une réserve d’air et je les aurai remontés par les fissures du dôme. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir.

Le regard de Fifty croisa celui de Sharks par-dessus les lunettes noires. Ils restèrent de longues secondes connectés de cette façon, même pas gêné par le défilé des techniciens qui rentraient dans l’ascenseur. Sharks esquissa un début de sourire et finit par se laisser retomber au sol tout en maintenant les portes ouvertes.

_ J’aime cette façon de penser, sous-lieutenant. Allez, embarquez ! Il ne manque plus que vous.

Fifty se pencha pour passer sous le bras de Sharks mais hésita et se retourna vers le dôme. L’Amiral Sessenta, impatient et apeuré, se rappela à leurs souvenirs.

_ Qu’avez-vous, Fifty ? Dépêchez-vous ! Le champ de force faiblit et l’eau commence à s’infiltrer !

Fifty regarda alternativement Sharks et Sessenta. Sa tête faisait inconsciemment des signes de dénégation. Il ne pouvait se résoudre à abandonner le Black-Bird sous les eaux.

_ Amiral, Capitaine ! Repartez avec l’ascenseur. Moi, je vais tenter de sauver le projet.

_ Pourquoi ça, sous-lieutenant ? demanda Sharks de son ton tranchant. Pourquoi risquer votre vie pour une machine ?

_ Le Black-Bird n’est pas qu’un simple vaisseau, c’est l’aboutissement de la technologie Aquanaute, c’est le rêve de toute ma vie. Le Black-Bird, c’est mon bébé ! Je ne peux pas accepter qu’il sombre juste à cause de la jalousie des Shinobidos ! Je ne le laisserai pas en arrière.

_ Fifty, montez dans cet ascenseur ! vociféra Sessenta. C’est un ordre de votre supérieur direct !

_ Je ne crois pas, Amiral !

Sharks lâcha les portes de façon à se retrouver du côté de Fifty. Il se retourna pour voir les battants se refermer et fusilla Sessenta du regard.

_ Fifty est l'un de MES hommes désormais…

Une fois les portes fermées, l’ascenseur entama une remontée rapide vers la surface, laissant deux hommes dans l’eau jusqu’à la taille.

_ Bon, sauver l’équipe de techniciens, c’est fait ! Déclara Fifty d’un ton désinvolte. Si on se sauvait nous, maintenant, Capitaine ?

_ Accordé.

Marchant puis, très vite, nageant, Sharks et Fifty se dirigèrent vers le gigantesque vaisseau. Ils pataugeaient dans une eau froide et sale dans laquelle flottaient les débris de l’atelier. Fifty ne put s’empêcher d’admirer une seconde la beauté sinistre des chutes d’eau tombant du toit sur le Black-Bird.

_ C’est un bel engin, Fifty, mais pourra-t-il s’extirper de l’eau ?

_ Bien sûr, Capitaine. C’est le minimum pour un vaisseau Aquanaute. De plus, on a conçu le Black-Bird pour qu’il s’adapte à son environnement. Regardez attentivement la coque et vous vous rendrez compte qu’elle est en train de prendre la forme d’écailles de poisson. L’ordinateur central fait ça automatiquement.

Effectivement, les surfaces lisses du Black-Bird se profilaient lentement comme une armure d’écailles. Les deux hommes entrèrent dans le sas et dirigèrent à toute vitesse vers le cockpit. Fifty sauta dans le fauteuil du pilote qu’il avait fait spécialement adapter à sa morphologie. Normalement, en tant que créateur du projet « Via Aeris », il devait prendre place en tant que second mais il était pilote jusqu’au bout des ongles. Il en profita pour le dire à Sharks.

_ Ça, c’est ma place attitrée même quand on tournera à plein effectif. Si vous voulez un second à votre droite, il vous faudra le recruter.

_ De toute manière, il vous faut bien piloter pour sortir d’ici et je ne vois pas comment vous l’auriez fait assis à la place du second. Allez, Fifty ! Sortez-nous de là !

_ A vos ordres, Capitaine ! Tour de contrôle, ici le SS-BB 1 Black-Bird, nous requérons l’autorisation de sortir du sous-niveau 67.

Le radio grésilla et ne fit surgir qu’un tas d’insanités électroniques absolument incompréhensibles. Fifty se retourna vers Sharks avec un grand sourire.

_ Je sais, je suis cabotin mais je n’ai pas pu m’en empêcher.

_ Cessez vos enfantillages, vous avez juste gagné du temps pour que le dôme soit suffisamment inondé pour ouvrir les grandes portes.

_ Vous l’aviez donc remarqué ? Susurra Fifty entre ses dents.

_ Arrêtez le cabotinage et ouvrez les portes. L’eau recouvre le vaisseau.

Fifty comprit que Sharks ne s’exprimait que de ce ton tranchant. Le jeune Capitaine était plutôt célèbre dans la Fédération, une vraie légende même. Mais c’étaient les exploits du soldat qui étaient mis en avant et pas son caractère. Le pilote Aquanaute se dit qu’il n’y avait pas là de matière première pour la propagande Fédérationiste. Tapant sur son clavier l’ordre de déverrouillage des portes du dôme, il se remémora ce qu’il avait entendu de son nouveau commandant. Le Commando Requin avait la réputation de produire les meilleurs guerriers de la Fédération mais Sharks se distinguait même de ses camarades. Surhumain, c’était le mot qui revenait le plus lorsque l’on évoquait ses performances. Ne venait-il pas d’ouvrir des portes à la pression de plusieurs tonnes ? Furtivité, maitrise des armes à feu, des armes blanches, corps-à-corps, pilotage, endurance, résistance à la douleur, il excellait dans toutes les disciplines.

Toutes les disciplines sauf une, la bien-nommée Discipline. Sharks avait la réputation d’être un révolté qui n’obéissait pas lorsque la vie des soldats pouvait être préservée par l’application d’une autre stratégie. Bien que ses missions soient à presque l’unanimité des réussites, l’indiscipliné portait sur son corps autant de marques de blessures au combat que de stigmates des punitions infligées.

En s’ouvrant, les portes du dôme laissèrent se déverser plusieurs millions de litre d’eau, finissant de le noyer dans un grondement infernal. Puis, lorsque les remous s’atténuèrent, le Black-Bird s’ébranla en direction de la surface. Cependant, à peine sorti du dôme, un nouveau problème se dressait devant le gigantesque vaisseau.

_ Capitaine, je crois que les Shinobidos nous en veulent vraiment.

_ J’ai vu ! Le vaisseau peut-il supporter l’impact d’autant de mines ?

L’eau au-dessus du Black-Bird était infestée de mines sous-marines coulant doucement vers le dôme. L’infiltration des Shinobidos au sein des Aquanautes devait être assez conséquente pour permettre un tel déploiement de moyens à l’intérieur de la garnison. Fifty demanda une analyse à l’ordinateur. Les résultats furent sans appel.

_ Vu que nous n’avons que cinq pour cent d’énergie, le troisième impact commencera à faire des dégâts, et le septième nous immobilisera… Définitivement.

_ Vous allez donc foncer à travers ce champ de mines et toutes les éviter.

_ Capitaine ? s’exclama Fifty. Vous voulez vraiment que je passe à travers ? C’est du délire !

Sharks esquissa à nouveau ce sourire tellement court qu’il ressemblait à un tic.

_ Vous n’êtes pas le meilleur pilote de la Fédération ?

L’Aquanaute s’affaissa sur son siège et son cerveau traita les données. Il n’y avait aucun doute que Sharks le testait mais en même temps, il lui faisait entièrement confiance. Sharks reprit la parole.

_ Considérez, sous-lieutenant, que dorénavant nos missions s’apparenteront à ce qui nous attend dans les trois prochaines minutes. Nous irons toujours face au danger et une erreur signifierait la mort. Parce que nous sommes l’armée du projet « Via Aeris », nous sommes les Air-Lines !

Le visage de Fifty s’éclaira. Il n’avait pas senti la fièvre du combat depuis des mois. Il fit pivoter son siège pour faire face à ses commandes et prit le manche d’une seule main. De l’autre, il enclencha des boutons, tourna des molettes et finit par attraper sa ceinture de sécurité. Il se contorsionna pour l’enfiler sans quitter l’écran des yeux et poussa la manette des gaz.

_ Bien ! Je vais définir une trajectoire idéale pour éviter tous ces pétards. Le problème, c’est qu’il y a peu de chance pour qu’elle soit parfaite, je vais donc marquer sur les moniteurs les mines que l’on doit faire…

Fifty sursauta en apercevant Sharks qui s’asseyait sur le siège du poste de contrôle des tourelles laser. Le pilote comptait demander poliment à son Capitaine d’y aller et voilà que celui-ci anticipait sans même connaitre le Black-Bird. Blasé, il acheva sa phrase d’un trait.

_ … sauter. Pourriez-vous-aller-au-poste-de-contrôle-des-tourelles-et-les-détruire-le-plus-tôt-possible-s’il-vous-plait-merci.

_ Je n’allais pas vous laisser vous amuser tout seul.

Contrairement à ce qu’avait craint Fifty, Sharks n’était pas antipathique, il était juste un peu sec dans sa façon de parler. L’Aquanaute se surprit à penser que le service sous le commandement de l’homme en noir allait être intéressant puis il accéléra et le Black-Bird sembla onduler dans l’eau comme s’il était vivant.

A la surface, l’Amiral Sessenta et les techniciens sortaient de l’ascenseur tandis que les secours arrivaient à leur rencontre. Le chef d’armée repoussa l’infirmier qui voulait examiner ses yeux pour se diriger vers la berge. Si Sharks et Fifty réussissaient à s’en sortir, le Black-Bird sortirait des flots d’ici quelques secondes. Fébrilement, le vieil homme commença à compter dans sa tête. Certains techniciens le rejoignirent mais la surface de l’eau restait obstinément plate, à peine ridée par une brise légère.

Soudain, de gros remous brisèrent l’onde mais les Aquanautes surent exactement de quoi il s’agissait. Leur expertise du combat sous-marin ne les trompait pas. C’était des mines sous-marines qui explosaient à quelques dizaines de mètre de la surface. Une dernière grosse ondulation et la surface revint petit à petit au calme. Une bouffée de colère monta au nez de l’amiral.

_ Trouvez-moi l’enfant de salaud qui a pu lâcher NOS mines sur NOTRE dôme. Ordonna-t-il en tentant de se contrôler.

_ A vos ordres, mon amiral.

Les soldats avaient eu à peine le temps d’acquiescer lorsque le Black-Bird émergea des flots comme un bouchon de champagne. Il apparut en majesté, étincelant sous le soleil faible de Bellanor tandis que l’eau se déversait de partout. Un frisson parcourut la coque du vaisseau de la proue à la poupe et les écailles disparurent pour céder la place à des surfaces lisses et mates minimisant les reflets. Les vivats fusèrent depuis la surface, les Aquanautes exultaient. A bord du vaisseau, qui restait en vol stationnaire, l’ambiance était légèrement moins joyeuse.

_ Je dois avouer Capitaine que sur ce dernier tir, vous m’avez fait peur. Et pourquoi m’avez-vous demandé de rester quelques secondes sous l’eau avant d’en sortir ?

_ Observez bien vos collègues Aquanautes. Ils ont cru que le Black-Bird a été détruit et maintenant, nous apparaissons vivants et intact.

_ Certes. Vous vouliez être acclamé ?

_ Je ne m’intéresse pas à ce genre de chose, mais si vous observez bien la foule, il y a une personne qui ne partage pas la joie des autres.

Fifty se concentra sur les écrans et demanda un zoom près de l’Amiral qui applaudissait. Un des membres de l’équipe technique semblait être embarrassé par l’exploit des Air-Lines.

_ Cientot ? Ce serait lui, l’espion shinobido ? Mais c’est impossible ! Cientot est né Aquanaute et il n’a jamais quitté Bellanor VII.

_ Vous voyez une autre explication au fait qu’il soit aussi gêné alors que nous avons survécu ? Faite une photo et transmettez-là à l’Amiral. Il s’occupera de ce petit problème à notre place. Ensuite, vous vous poserez et vous ferez faire le plein d’énergie. Nous partirons dès que ce sera fait. J’apprécierai que vous supervisiez tout vous-même… Pour éviter d’autre surprise désagréable.

Sharks s’était levé et quittait déjà la passerelle de commandement. Fifty acquiesça.

_ Puis-je vous demander où vous serez, au cas où nous aurions besoin de vous ?

_ Tout d’abord, je vais faire monter mon Roller-Blade sur le Black-Bird et ensuite, je vais commencer à étudier les dossiers techniques du vaisseau.

_ Espionnage industriel, Capitaine ? Vous voulez connaitre nos secrets de fabrication pour le Commando Requin ?

_ Non. Pour obtenir le meilleur de son vaisseau au combat, il faut savoir comment il a été construit, quelles sont ses faiblesses structurelles et quels sont ses points forts. J’imagine que je n’apprends rien au meilleur pilote de la Fédération.

Fifty répondit par l’affirmative et regarda le dos de Sharks disparaitre dans les coursives. Le pilote se dit encore que le Capitaine était vraiment un homme hors du commun.

Le ravitaillement du Black-Bird dura une journée entière. Pendant ce temps, l’Amiral interrogea le technicien Cientot. Celui-ci refusa obstinément de parler mais son comportement suspect était presque un aveu à lui tout seul. Ce n’était qu’une question de temps mais il craquerait. Les Aquanautes rajoutèrent des mesures de sécurité pour éviter d’autres « incidents » et cela s’avéra payant. Sharks, quant à lui, resta dans ses quartiers et refusa tout contact avec l’extérieur. Il apprenait tous les secrets du Black-Bird afin d’être le meilleur commandant possible dans toutes les circonstances.

Lorsque, au bout de vingt-trois heures, le Black-Bird fut prêt à partir, Fifty, dans le siège du pilote, vit son Capitaine apparaitre sur la passerelle comme s’il savait exactement combien de temps le ravitaillement durerait. Ce qui était le cas d’ailleurs. Sharks avait le souffle court.

_ Fatigué, Capitaine ? Bonjour, au fait.

_ Bonjour, Sous-lieutenant. J’ai juste fait un peu de rameur pendant que je lisais. Tout est prêt pour le décollage ?

_ En effet. Le SS-BB 1 est chargé et prêt à partir sur votre ordre.

_ Et bien, demandez les autorisations et foncez vers le système Berghoff. Nous allons y récupérer mon second.

Le sourcil gauche de Fifty sortit de derrière ses lunettes noires.

_ Ah ! Vous vous êtes déjà adapté à mon petit caprice ? Puis-je savoir ce qui qualifie mon remplaçant à ce poste ?

Sharks jeta un dossier militaire sur le tableau de bord.

_ Vous allez trouver cela amusant. Il parait qu’il est immortel…

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