Chapitre 6 - Quand on est qu'une sorcière

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— C'est plus difficile que ça en a l'air, n'est-ce pas ?

Saulia grogna ; cela faisait une demi-heure qu'elle s'échinait à résoudre le casse-tête que Bartavius lui avait prêté, sous le regard amusé de ce dernier. C'était un simple mécanisme en cascade, pourtant, à chaque erreur, le truc se réarrangeait de lui-même. Malgré son amour sans failles pour les énigmes, Saulia galérait.

Ils s'étaient réfugiés dans un poste souterrain de la SEA, un ancien réseau secret qui traquait le paranormal depuis des dizaines d'années, mais qui avait finit par devenir un service public fonctionnant d'asile pour ceux qui avaient eu des problèmes avec la magie, mages et humains sans distinction. La salle était vide, cependant ; Oxford avait été l'une des seules villes que les mages renégats ne considéraient même pas, préférant les zones comme l'Asie de l'Est, l'Amérique ou l'Afrique Centrale.

Saulia avait pu faire plus ample connaissance avec Bartavius : ancien directeur de l'Académie du Typhus, le magicien avait démissionné après l'Apparition pour devenir consultant de la SEA, ses services étaient d'ailleurs reconnus par tous les habitués du milieu. Cet homme appréciait par dessus tout donner des cours de prévention dans les écoles, les collèges et lycées (comme quoi, les chiens ne faisaient pas des chats !), et regarder les gens se débattre sur des problèmes compliqués, comme maintenant.

Béryl était allé chercher un de ses collègues, Lucans. Ce dernier étant spécialiste de l'ingénierie religieuse mournienne, en plus d'être très actif au sein de la SEA, sa présence serait un atout de poids dans leur mission. Néanmoins, Laura était présente, bien qu'elle semblait ailleurs, les yeux dans le vide. Saulia ne parvenait pas à créer des ponts relationnels avec elle ; c'était comme si la fille aux cheveux argentées et au visage d'ange ne faisait que renvoyer les émotions des autres. Le genre de personnes avec qui Saulia n'avait pas d'atomes crochus.

Soudain, le mécanisme s'emboîta, puis il y eut un cliquetis, et une petite mélodie se fit entendre.

— Bravo ! le félicita Bartavius.

— Quoi ? J'ai réussi ?

— En effet. Vous avez même été d'une rapidité étonnante : le record moyen que je constatais chez mes anciens élèves s'élevait à peine à trois heures, mais vous avez dépassé mes espérances !

Saulia sourit, satisfaite. Elle agita l'objet devant le magicien :

— Je peux le garder ? Au cas où je veux battre mon record…

— Voilà ce que je voulais entendre !

Elle rangea le casse-tête dans son sac, quand elle entendit Laura ricaner. Sachant qu'elle avait une bonne dose de frustration que seul le thé pouvait calmer, Saulia se retourna d'un coup :

— Qu'est-ce qui te fait rire ?

— Trois heures, c'est le record personnel de ses élèves qui n'avaient aucun talent magique, expliqua Laura d'un ton ennuyé. Tente au moins de comprendre où ce type veut en venir avant de résoudre ses petites énigmes minables. Tu pourrais faire quelque chose d'utile, au moins.

Minables ? « Utile » ? Pour qui elle se prend celle-là ? Décidément, l'instinct de Saulia avait vu juste : elle ne supportait pas cette crâneuse.

— Et toi ? répliqua ironiquement Saulia. Ce serait pas mal que tu décides de faire quelque chose en soit, au lieu de flâner comme un aurochs en train de brouter ?

Laura cligna des yeux, avant de lâcher un rictus de colère, ses traits se tendant légèrement. Elle était visiblement facile à démarrer.

Je me rends utile, humaine. Je suis en train de regarder dans les flux de la ville pour repérer ces minables du Sinueux.

— D'où tu me me prends de haut, espèce de… commença Saulia, mais Bartavius l'interrompit :

— Vous êtes chazowniste ?

L'interlocutrice sourit, manifestement satisfaite qu'on coupe le conflit en sa faveur, au grand agacement de Saulia. Cependant cette dernière surmonta sa frustration pour demander :

— Chazowniste ? Ce sont ceux doués de « Vision », si je me souviens bien ?

— Parfaitement, répondit Bartavius. Vous êtes cultivée, c'est tout à votre honneur.

Saulia opina du chef, trop impressionnée pour pouvoir s'extasier devant les capacités de Laura ; les Chazownistes étaient des mages capables de visualiser des choses « lointaines » dans la magie, comme des lieux ou des personnes. Néanmoins, ce don ne fonctionnait que par l'espace, et ne donnait que des scènes du présent. Les Chazownistes étaient très, très rares. Au point où les mourniens parlaient de don divin.

— Qu'avez-vous vu ? s'enquit l'ancien directeur de l'Académie.

— Une sorte de tunnel, quelqu'un s'y enfonçant… C'est assez flou, la personne n'a pas allumé de lumière, elle doit être nyctalope. Mais j'ai entendu des pas résonner, ce qui veut dire qu'elle n'était pas seule.

— Vous pouvez la localiser plus précisément ? lui demanda Saulia.

— Non. Vous avez brisé ma concentration juste au moment où j'allais remonter, merci beaucoup d'ailleurs.

Elle grinça des dents ; c'était Laura qui s'était moquée d'elle pour une raison obscure. Qu'avait-elle donc à toujours vouloir rabaisser les autres ? Manquer de respect à Ludwig, ignorer abruptement Béryl qui lui avait posé des questions… Et maintenant de la moquerie mesquine ? Saulia se cala sur sa chaise, consciente que ça ne servait à rien de bouder.

Seulement, que voulait dire Laura par « aucun talent magique » ? Saulia avait passé une batterie de tests, comme la plupart des gens qui travaillaient à la SEA, pour voir si elle possédait un talent inné. Mais rien, pas la moindre trace. Pourtant, depuis l'Apparition, de plus en plus d'humains s'étaient vus dotés de capacités magiques, bien que mineures : la « vision » des kìrrosì, la télépathie réceptive, l’exsudation de Résidus… Et très souvent, ce qui avaient eu affaire à la magie développait ces « symptômes » plus rapidement.

Mais pas Saulia : elle était restée normale, même après s'être prise une explosion thaumique en pleine poire. Et si la magie s'accumulait en elle dans un endroit très précis ? Les risques de développer une tumeur étaient élevés dans ces cas d'école… Je devrais peut-être aller faire un IRM…

— Vous paraissez soucieuse, remarqua Bartavius en observant son visage pensif. Vous êtes sûr que vous n'avez pas subi des chocs trop importants ?

— Ne vous inquiétez pas, s'amusa la jeune fille à lunettes. Je suis juste en train de réfléchir au Transfigurisme, mais merci pour votre sollicitude !

— T'as peur de posséder des pouvoirs ? Je te comprends, ricana Laura. Trop de puissance pour une humaine peut-être fatale à tous ceux qui l'entourent.

Saulia se retourna ; elle en avait vraiment ras-le-bol de cette fille qui se la ramenait. Quand allait-elle fermer son clapet ?

— Vous vous taisez jamais ? Depuis quand vous vous donnez le droit de juger les gens qui souffrent du Transfigurisme ? Et moi qui croyait qu'en tant que mage, vous…

— JE NE SUIS PAS MAGE ! hurla Laura, stupéfiant Saulia et Bartavius.

Elle s'était levée d'un coup, ses épaules se soulevant sous sa respiration bruyante. Ses yeux mauves lançaient des éclairs de colère, sa bouche tordue laissant entrevoir sa parfaite dentition blanche, mais Saulia eut l'impression que la fille allait lui sauter à la gorge pour la lui déchirer. Maugréant, Laura partit en trombe, claquant la porte derrière elle. Depuis une vitre donnant sur le couloir, Saulia la vit bousculer tous les employés au passage, ses yeux…elle pleure ?

Pourquoi pleurait-elle ?

Saulia s'apprêta à se lever pour partir à sa poursuite, quand elle sentit une main sur son épaule et se retourna : Bartavius la regarda dans les yeux, secouant sa tête, l'air désolé.

— Cela ne sert à rien de la presser. Je viens juste de saisir pourquoi Mlle Blake est aussi épineuse autant avec les humains qu'avec les mages.

— En quoi…

— C'est une sorcière.

* * *

Juger les gens qui souffrent ? La bonne affaire !

Laura essuya d'un geste ses larmes naissantes ; jamais elle n'avait autant souffert d'un coup… Dans les Limbes, la souffrance était comme fragmentée, on ne la ressentait jamais de la même manière. La femme qu'elle s'était efforcée de devenir avait oublié la petite fille qui avait jadis connu les mêmes maux du cœur ; le dégoût, la colère… le rejet.

Pourquoi les choses étaient-elles si dures ? Yannis avait-il ressenti la même chose quand elle s'était présentée devant lui, ce fameux jour d'été, sous les feux d'artifice ? Avait-il eut l'impression qu'une ronce ronflait dans son cœur, ses épines perçant sa chair avec une force insoupçonnée ? Laura se sentait irradiée par le désir ardent de s'enfouir sous terre, loin des regard du monde.

Ils ne la comprenaient pas. Ludwig, Béryl, Bartavius, Saulia. Tous dans leur petite zone de confort, pas capables de voir plus loin que le bout de leur nez. Mais pouvait-elle les blâmer ? Après tout, qui ferait des efforts pour accueillir chez lui une personne que les humains avaient traqué sans relâche, que les mages avaient répudié sans arrêt ?

Elle était une sorcière. D'un point de vue simple, c'était quelqu'un qui ne maîtrisait pas sa magie, parce qu'il n'avait pas « maturé ». Alors son pouvoir devenait instable par moments, s'échappant comme l'eau d'un barrage trop plein. Sans un objet pour canaliser sa puissance (Laura effleura sa boucle d'oreille stylisée), les sorcières se transformaient rapidement en orbasos. Un sort normalement réservé aux vieux mages ou aux « étoiles montantes » comme Yannis.

Alors qu'elle utilisait le minimum de son pouvoir ; elle restreignait jusqu'à sa Nature, sa Nature ! C'était aussi douloureux que de renier sa propre âme, sa propre existence. N'importe qui serait devenu fou en accomplissant cette prouesse. Mais pas moi. J'ai vécu dans les Limbes, et là bas une âme vous fait bien plus souffrir qu'ici.

Laura trouva la sortie, demanda qu'on lui ouvre la porte en présentant un laisser-passer que Ludwig lui avait donné avant l'incident. D'un regard sévère, le gardien lui ouvrit la porte, et la voici dans les rues d'Oxford. Senteurs de béton mélangées à la sauge d'un magasin d'épices ouvert non loin. Des vieux livres flânaient dans les lampadaires à l'abandon, et des enfants courant dans la rue étroite regardèrent avec étonnement une fille qui, selon leurs yeux de profane, venait de sortir d'un mur.

Elle ne leur accorda même pas un regard, préférant sortir de la ruelle pour se plonger dans la foule envahissante de fin d'après-midi. Les rues étaient bondées, et pas seulement de touristes ; des employés en costume, des vendeurs, des policiers à l'uniforme londonienne… Ce n'était pas chez elle, mais c'était déjà plus vivant et moins oppressant qu'un monde avec lui.

Où te caches-tu, d'ailleurs ? Bien entendu, Laura était sûre que cette saleté d'Enfant irait se cacher parmi les passants pour l'observer. Ou peut-être était-il une bouche d'égout, un sac plastique tourbillonnant comme les feuilles mortes, un chat hagard se léchant le derrière, ou juste une molécule d'air… Parfois, elle se demandait si cette ordure n'était pas une divinité bannie du plan réel, tellement sa puissance était grande.

—…Laura ?

De toute façon, il n'avait aucun moyen de la forcer à faire quoi que ce soit : dans ce monde, il pouvait peut-être tout voir, mais agir était imposs… Que ?

Elle avait attendu cette voix.

Elle l'avait entendu.

Laura se retourna ; à travers les passants qui grognaient contre son arrêt inopiné, les bébés qui la regardaient avec des yeux ronds, et la police qui lui jetait un vague coup d’œil, il était là. Son visage avait légèrement vieilli, ses traits devenus plus fins, mieux dessinés. Il portait la robe traditionnelle des mages de la Tyrminie, un bâton simple le soutenait dans sa marche. Personne ne lui prêtait attention, et elle croisa son regard.

Un brun brillant qui tirait sur le vert, comme une forêt qui naissait de la terre. Un regard d'une puissance libérée de la peur, qui s'était élevé au dessus de son être. Des larmes pointant sur ses yeux dont les paupières tremblaient. Ou était-ce elle ?

Ils se précipitèrent à l'unisson, et se serrèrent l'un l'autre. Dégustant la chaleur qu'elle s'était promit de retrouver, Laura se perdit dans l'étreinte salvatrice de son âme. Tout ce temps… Ils s'étaient promis à travers les âges ; l'écho du Tissu qui faisait vibrer leurs coeurs brûlants de désir.

Sans réfléchir, elle laissa ses lèvres gouter à ce nectar unique, étrange… et désormais ils étaient enfin réunis. Plus rien n'allait les séparer. Elle resta là, quelques instants, son rythme cardiaque partant au rodéo. La vie était devenue simple, les problèmes envolés. Plus jamais je n'aurais à souffrir, s'extasia-t-elle en ouvrant ses yeux pour plonger dans les siens, océan de bonheur idéal.

Yannis s'écarta, avant de dire tout sourire :

— Eh bien, sœurette, comme tu m'as manqué ! Tu as bien reçu le message de Grand Frère ?

Son cœur s'arrêta de battre pendant un éternel instant ; elle avait parlé trop vite.

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