Chapitre 2 - Une gothique aux fruits rouges

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Ludwig éternua.
Il faisait frais durant cette matinée d'automne. Le soleil se faisait bas, et le froid humide caractéristique changeait son souffle en vapeur. Hier, il avait frôlé la mort. Aujourd'hui, il avait juste envie de prendre un café. Il se tourna vers la personne qui l'accompagnait dans sa marche matinale.
Aussi grande que lui, elle était svelte et se déplaçait avec la grâce d'un Mircon en pleine parade. Portant une tenue composée d'une veste en cuir, d'un jean déchiré par endroits et de bottines en caoutchouc, elle avait à ses doigts une multitude de bagues.
Son visage donnait l'impression de regarder un lever de lune depuis le fond d'un lac ; son nez, ses oreilles et sa bouche étaient envahis de piercings, et son maquillage la faisait passer pour une gothique des années 2000, fan de Tokyo Hôtel et lisant des romans comme Twilight.
Le regard qu'elle jetait aux passants, avec ses yeux qui passaient du mauve à l'ocre selon la lumière, était aussi intense qu'une douche froide. Quand elle tournait la tête, ses cheveux d'albâtre formaient une couronne de soie d'araignée, et Ludwig n'aurait pas été surpris qu'ils en aient la légèreté et la douceur.
— Et puis-je vous demander de me rappeler votre nom ?
— Blake. Laura Blake, lâcha la jeune fille en se tournant vivement vers un stand de crêpes. C'est quoi ?
— Vous avez faim ?
Ludwig marcha jusqu'au stand, commanda deux crêpes. Le processus de préparation intrigua Laura, qui suivait attentivement chaque mouvement du vendeur. Quand il donna à Ludwig les deux friandises en échange de quelque monnaie, il se tourna vers sa sauveuse et lui donna une crêpe.
— Allons nous asseoir.
Ils firent donc. Mais Ludwig ne put déguster sa crêpe, parce qu'il regardait Laura engloutir la sienne avec une avidité d'affamé. Elle lui fit son sort en moins de trente secondes, provoquant l'amusement du jeune homme et cette question :
— Quel appétit ! Cela fait combien de temps que vous n'avez pas mangé ?
—… (Laura sembla réfléchir quelques instants, avant de répondre d'un ton hésitant, en désignant un journal dans une poubelle :) Dix jours, si je me réfère à la date écrite ici.
Ah… J'ai affaire à un sérieux visiteur.
— Vous ne me croyez pas ? s'inquiéta-elle.
— Croyez-moi, lui assura Ludwig. Cela fait presque deux ans que je me fais bousculer par des choses étranges, alors vous n'êtes pas la première.
Ils restèrent quelques instants à regarder les écureuils fuir les petits enfants. Central Park n'était pas très animé, car en manque de touristes. Les quelques personnes que l'on pouvait croiser, c'était les coureurs, les gens ennuyeux et les ennuyés. Ludwig ne voyait en rien un tableau captivant, mais Laura avait l'air d'un autre avis : ses yeux brillaient quand elle regardait quelqu'un téléphoner avec agressivité, quand un coureur s'arrêtait pour se désaltérer, où quand un enfant timide gravait dans la terre le nom de sa dulcinée avec un pauvre bâton qui n'avait rien demandé.
Ludwig n'était pas fortiche pour comprendre ce que ressentait l'autre, mais il était évident que Laura n'était pas sortie depuis des lustres de chez elle, où que ça puisse être.
— Je ne vous ai pas encore remercié pour hier. Merci.
Laura acquiesça distraitement, occupée à étudier la façon dont un SDF grattait maladroitement sa guitare pour attirer les passants. Un peu agacé par ce manque d'attention de sa part, il prit un ton plus corsé :
— J'aimerais savoir comment vous aviez su, pour le monstre. D'ailleurs, qu'était-ce donc ?
— Un Autre, expliqua-t-elle en souriant à la vue d'un pigeon qui gobait les miettes que lui jetait une grand-mère inconsciente des interdictions. Je l'ai senti lorsqu'il a traversé le Tamis.
« Autre » ? « Tamis » ? Décidément, voilà une nouvelle branche lexicale qu'il devrait explorer. Ludwig soupira ; son ignorance était vraiment pathétique… Qu'est-ce qu'il aurait aimé avoir le même pouvoir qu'Ugo ! Il reprit la parole :
— Savez-vous pourquoi il était apparu précisément dans la bibliothèque d'Oxford ? C'est que je n'aime pas beaucoup les coïncidences…
— Il a été envoyé pour vous tuer, et Laura s'adossa sur son côté du banc avec une moue ennuyée.
Ludwig lâcha un « Ah » de dépit. Il aurait espéré que ce soit à cause d'une Vibration Intra-Thaumaturgique Entrecroisée, ou un truc comme ça. Mais maintenant, les gens commençaient à le viser lui. Il jeta un œil à Laura : elle avait déjà l'air assez sinistre, mais si elle pouvait faire appel à la magie…
— J'ai une proposition pour vous…, commença-t-il, avant se faire interrompre :
— Oh ! Bien sûr que j'accepte.
Il regarda son interlocutrice avec confusion, laquelle répondit par un haussement d'épaules désabusé.
— Je souhaitais déjà vous rencontrer ; je savais votre vie en danger, alors je vous ai sauvé pour intercéder en ma faveur.
— Dans quel but ? Je n'ai même pas énoncé la fin de ma phrase.
— Vous vouliez m'engager, enchaîna la jeune fille en tapotant son lobe d'oreille, qui n'était pas percé.
Il était perturbé ; d'un côté, elle avait anticipé son intention, parce qu'elle voulait effectivement le protéger d'un danger dont il n'avait aucune connaissance. De l'autre, le concours de circonstances et son instinct lui chuchotaient de se méfier. Malheureusement, si il voulait à la fois acquérir des informations sur cette affaire et surveiller cette jeune femme, il devait faire en sorte de la garder auprès de lui.
— Vous avez besoin de moi, compléta presque Laura.


* * *


— Est-ce que tout va bien ?
Saulia se réveilla dans un lit d'hôpital. À ses côtés se trouvait Ludwig, à l'air aussi inquiet qu'un poisson dans une chasse d'eau qui n'a pas encore été tirée. Derrière lui, une magnifique jeune fille, d'un style mixé entre gothique et bikeuse, qui la fixait avec ses yeux mauves.
Avec grand-peine, Saulia se redressa, pour sentir une douleur derrière son crâne. Elle tâta l'endroit, pour sentir un pansement assez épais, et le contact lui arracha un petit sursaut de douleur.
— Tu n'as pas de commotion, d'après le médecin, lui assura son associé. Mais quelques jours de repos ne te ferait pas de mal, je pense.
— Ah oui ? Mais j'ai une pêche d'enfer ! et elle fit mine de faire une pose de bodybuilder, arrachant à Ludwig un sourire amusé.
— Toujours la même… (il se leva, visiblement parce qu'il avait reçu un message sur son téléphone) Mince ! J'ai complètement oublié notre RDV avec le responsable des affaires internes.
— Tu aurais eu besoin de moi, sur ce coup, maugréa Saulia.
— Je devrais me débrouiller tout seul, répondit le jeune blond, mais cependant elle sentait que cela n'était pas le cas.
Ce fut certes le pire moment de sa journée, pour tout dire. Saulia ne pouvait se permettre de rater une miette de chaque entretien, chaque réunion et chaque discussion que Ludwig entreprenait ; c'était vital pour son travail, et si ça n'était pas fait à 100 %… Cependant, l'autre visiteuse s'avança, et s'accroupit au niveau de Saulia.
— Ah ! J'ai oublié… (Ludwig tourna successivement la tête vers elle et vers l'autre) Voici mon associée Saulia. Saulia, voici Laura Blake, la personne qui s'est débarrassée du monstre d'hier soir.
— Oh ! (Saulia attrapa la main de la jeune fille et la serra) Je vous suis mille fois reconnaissante : qui sait si cette pauvre créature aurait vécu si elle avait eu notre diplomate dans son estomac !
— Tu joues avec le feu…
— Ravie de faire votre connaissance, coupa Laura. Mais vous n'avez pas l'air d'être vraiment d'accord avec le fait d'être allitée.
Pour sûr que je ne suis pas d'acc… Hein ? En plongeant son regard dans les deux cercles pourpres, Saulia vit une sorte de reflet étrange, un écho lumineux qui semblait résonner en travers la rétine de sa sauveuse. Soudain, une force étrange, comme si on avait étiré quelque chose à l'intérieur d'elle, claqua comme un élastique. Une force accompagnée d'une note fluette de fourmillements excités et un peu fous, à la manière de l'électricité statique. Saulia retira sa main en glapissant.
Devant elle, Laura souriait avec une joie indéchiffrable, mais elle lui jeta un regard soutenu, puis un signe de tête en direction de son bandage. Ne saisissant pas au premier abord, Saulia, en voulant toucher son bandage, posa ses doigts sur… rien ; il s'était déroulé et tombé sur ses épaules menues. Et la douleur avait complètement quitté sa boîte crânienne.
Tout comme Ludwig, Saulia regardait Laura d'un air effaré ; de ce qu'elle avait appris durant ces derniers mois, la magie de guérison était si rare qu'elle était le plus souvent affiliée à la Nature d'un mage, au point où ces derniers passaient des jours à créer des rituels pour faire repousser des os de quelques centimètres, ou refermer des plaies accidentelles peu sévères. L'émerveillement qui la saisit la bouleversa, car elle sentit que ses muscles faciaux prenaient les mêmes positions que celle de sa guérisseuse.
— Votre âme chante beaucoup, souligna-t-elle en se redressant. Et elle est aussi très touffue.
Soudain, elle trébucha pour se tenir contre le mur. Visiblement, son petit tour de magie avait réclamé son dû. Précautionneuse, Saulia glissa ses pieds hors du lit jusqu'au sol, et se leva : elle était en pleine forme, pour de vrai cette fois. Sans attendre, elle vint soutenir Laura, qui gardait un sourire ravi.


* * *


— Je suis réellement conquise par votre manière de faire, expliqua la magicienne gothique en observant d'un œil fasciné le crumble aux fruits rouges qu'on lui avait servi.
Assis à une terrasse d'une brasserie recommandée par Dexter, le conducteur et guide de Ludwig au sein D'oxford, Saulia et Laura prenaient un café en compagnie de Béryl ; cette dernière était la meilleure amie de Ludwig. Avec son visage rond et plein, son rouge à lèvres criard et son chignon de cheveux brun, elle avait une sorte d'aura de bienveillance citadine, invitant à ne pas la déranger mais à lui sourire ou lui dire bonjour. Béryl dardait ses petits yeux marrons sur Laura qui semblait en pleine introspection de son verre de thé glacé, quand elle glissa à Saulia :
— Ta nouvelle amie est mage ?
Elle opina du chef. Béryl se redressa sur sa chaise :
— Laura, c'est ça ?
— Tout comme, confirma l'intéressée.
— Il paraît que tu possèdes des capacités de guérison, selon les dires de Saulia.
Cette dernière avait eu raison d'en faire appel à Béryl : c'était devenu en un rien de temps une spécialiste de la magie sous toutes ses coutures, et Saulia soupçonnait Béryl de posséder un héritage familial ancien lié aux rituels de la Magie Sauvage. Cela l'effrayait de savoir que cette amie de Ludwig possédait probablement des capacités magiques capables de changer en crapaud tout importun… Ou en cuvette de toilette.
— Je ne l'ai pas guéri.
— Je te demande pardon ? (Béryl cligna des yeux)
— Tout ce que j'ai fait, c'est parler à son âme, expliqua Laura en tentant de faire danser un morceau de cerise sur sa langue. Lui dire comment soigner son corps.
Saulia avait déjà entendu parler de médecine de l'âme, comme quoi on pouvait convaincre le corps avec son esprit de se régénérer. Personnellement, elle n'en pipait mot, mais depuis l'Apparition, ce genre de pratiques était redevenu à la mode (à savoir pourquoi…). Mais si Laura avait touché son âme, avait-elle eu accès à ses souvenirs ? Saulia se recroquevilla d'appréhension à l'idée qu'une inconnue ait regardé le contenu de son existence.
— Son âme, donc… (Béryl agita les glaçons dans son verre de Brandy) Est-ce un talent héréditaire ?
— Pas vraiment. Je n'en suis capable que depuis que je suis revenu, il y a un mois de cela.
— Revenu ? Tu veux dire que tu n'es pas apparu avec l'Apparition ? s'étonna Saulia.
Laura acquiesça. C'est étrange… Si je me souviens bien, l'Apparition a affecté les mourmons, ce qui fait que leur magie est extrêmement amoindrie hors de Néo-Mourn. Comment peut-elle utiliser son pouvoir avec autant de puissance ? Béryl avala le reste de son verre, avant de le reposer brutalement, ce qui fit sursauter la magicienne.
— Tu es consciente que l'usage de la magie est, sans dérogation spéciale, formellement interdit selon la Clause de l'Or Bleu ?
— La Clause de quoi ? s'enquit Laura avec un air amusé. C'est une de ses règles stupides que vous établissez ici ?
Saulia et Béryl se regardèrent. Elle sentait que sa collègue était traversée par la même pensée qu'elle : d'où venait cette magicienne, si ça n'était pas Mourn ? Et probablement, d'après ce que Ludwig avait expérimenté, de quand ?

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