Chapitre 3 - Monsieur Dodson

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Ludwig renoua sa cravate à la hâte.

 Il avait demandé (enfin, ordonné) à Saulia (assurément à son grand dam) de prendre sa journée, au cas où des effets secondaires du sortilège de Laura se faisaient ressentir.

 En fait, Ludwig escomptait que son associée était curieuse comme une fouine, et ne résisterait pas à l'envie de poser des questions à Laura, afin d'élucider le mystère à sa place. C'était très malhonnête de sa part de l'utiliser pour faire le sale boulot, mais de toute façon, il n'aurait pas eu le temps de le faire.

Une respiration plus tard, il entra dans la pièce où on l'attendait.

La pièce, datant de l'époque des poètes de théâtre et des gentilshommes de la cour, sentait le bois fraîchement verni. Le chandelier en cristal, éclairé par les ampoules anachroniques, projetait ses myriades de rayons dans tout l'espace. Des tapisseries anciennes, dépaignant des scènes de chasse, de banquets et de couronnements étouffaient les murs, aidées par des meubles en chêne massif et ciselés d'or. Tableaux de diverses personnalités, comme Charles de Galles, Winston Churchill, Edouard VII, Sheakspeare et j'en passe… Un miroir immense (en or massif) surplombait la cheminée en marbre qui accueillait un feu ronflant, devant laquelle deux fauteuils en velours rouge trônaient. Entre eux, une table basse soutenait deux verres de vin aussi blanc que le sang d'une mouche.

 Soudain, semblant sortir du fauteuil gauche, un bras, à la main fripée aux longs doigts encore souples, saisit un verre.

— C'est un Riesling mûr en âge… Vingt ans ? Ou trente ? Je ne saurais dire.

Ludwig resta silencieux, tandis que son hôte se levait de son fauteuil.

Il ne ressemblait à personne en particulier. Un nez assez allongé, un crâne qui tentait de combattre la calvitie mais qui perdait du terrain sur les deux côtés d'un front aussi long que son propre visage, au sourire aussi charmeur que ceux qu'on trouve dans les sitcom, bien trop américaines pour Ludwig. Des petites rides se formaient aux coins des yeux noirs de cette personne, témoignant de son âge aussi mûr que le vin dans son verre. Quelques cheveux grisonnants, pour se donner un air plus sage. Sa tenue : une simple chemise blanche, un pantalon en tissu noir et des souliers bruns. Rien chez cet homme ne donnait l'impression de voir un personnage important.

Mais Ludwig était en présence Jack Damien Yerkes, petit fils de feu Robert Yerkes, connu pour la création d'une loi sur la performance cognitive avec son collègue John D. Dodson. Cet homme était le responsable des affaires internes, à savoir l’entièreté des services secrets de l’État, ainsi que d'autres broutilles qui auraient fait frémir le citoyen lambda. Tous les déchets, tous les noirs secrets que l'Empire Britannique désirait maintenir dans l'ombre.

Il aurait donc été logique, selon Ludwig, que l'homme en charge de tout ce bazar était à l'image de ce dont-il s'occupait, mais il fut surpris de constater que Yerkes semblait au premier abord une personne de classe, intelligente et cultivée, aimant le goût du luxe et de la mise en scène. Seulement, il avait appris que les apparences étaient souvent trompeuses.

Soudain, Yerkes prit l'autre verre de Riesling et le lui tendit. Ludwig le prit en bonne et due forme, le remercia et ils trinquèrent silencieusement. Le goût du vin était exquis, et le jeune homme le savoura avant que son hôte ne reprenne la parole :

— Dites-moi, il me semble vous avoir déjà croisé quelque part…

— Vous avez dû me voir à la télévision, répondit Ludwig. Mais jamais dans la vraie vie.

— Hmm… En tout cas, je dois vous le confier : votre maîtrise de l'anglais m'a époustouflé.

Ludwig acquiesça, mais il ne se sentait pas vraiment fier de cet exploit ; ça n'était encore qu'un mystère, mais ce mystère n'était pas le fruit d'un travail acharné et de longues d'années d'études.

Yerkes se rassit sur un des fauteuils, et l'invita à s'asseoir. Quand ils furent tous deux assis, le responsable des affaires intérieures sourit brièvement.

— J'imagine que vous ne venez pas me voir pour déguster un simple vin. Quelle affaire vous amène donc ?

— Veuillez m'excuser de ne pas avoir mentionné le sujet de notre conversation dans la lettre que je vous ais envoyé, avoua Ludwig. Mais je craignais que le message soit lu avant de parvenir jusqu'à vous.

— N'ayez point honte, s'impatienta Yerkes en agitant sa main comme pour chasser une mouche. Il est de notoriété administrative que tous les échanges sont surveillés et la plupart décryptés. Votre précaution ne fut qu'un geste intelligent de votre part, mais passons…

— Oui ! (Ludwig sortit un dossier se trouvant dans sa mallette, avant de le tendre à l'homme à son côté :) Les Dardants du Sinueux, un ancien groupuscule mage, qui n'avait que peu d'influence avant l'Apparition, commencent à gagner en puissance, et surtout en membres mourniens. (Yerkes feuilleta le dossier, le visage fermé) Pour le moment, ils n'ont entreprit aucune action contre et envers le gouvernement en place, mais leurs prêcheurs partagent l'idée d'un monde gouverné uniquement par la magie.

—…Et recréer Mourn ? comprit Yerkes en levant son regard vers Ludwig.

— Précisément ; l'Agence de Protection et de Recherche du Magique sont arrivés à cette conclusion. Mais les conditions nécessaires à cette entreprise sont encore obscures : même si Néo-Mourn possède une atmosphère chargée de kìrrosì, le reste de la Terre en possède trop peu pour être exploité de la même manière. (Yerkes lui lança un regard interrogateur) Mourn faisait partie d'une espèce stellaire ancienne, et même dans son sommeil, la quantité de magie qu'il dégageait était bien supérieure au taux de puissance magique que l'on connaît sur Terre. Pour revenir à ce problème : il est très probable que les Dardants du Sinueux décident de passer à l'action d'ici les prochains mois.

 Yerkes se leva, et s'approcha de la fenêtre pour observer la pluie. Ludwig le sentait : cet homme était en train de peser le pour et le contre. D'un côté, il pouvait détacher un corps d'élite pour enquêter et réprimer les fanatiques, et de l'autre, il prenait le risque de provoquer une guerre civile entre les mages et les humains.

— Je protège mon pays à tout prix. Si je laisse les Dardants gagner en influence, il y a des chances que les mourniens reviennent à leurs antiques pratiques : réduire en esclavage et conquérir des mondes.

— C'est… ce que je crains, oui.

Le souvenir des Mines de Sable Noir, encore vif dans son esprit, Ludwig n'arrivait pas non plus à accuser tout le peuple mourmon d'en avoir profité, même en connaissance de cause : le fondement de la culture mournienne était par nature expantionniste.

— Mais vous, ambassadeur ?

Yerkes se retourna vers lui ; son visage trahissait une certaine fatigue, sûrement due aux récents événements liés de près ou de loin à l'Apparition.

— Les Dardants veulent recréer Mourn, moi je veux les détruire. Et vous, dans tout cela ?

— Je veux la paix mondiale, répondit Ludwig sans hésiter, mots qu'il avait répété et répété devant un miroir pendant un an.

— Vous savez ce qui me chagrine ? Que vous vous convainquiez d'idéalismes : notre monde n'est pas gouverné par le bien et le mal, les héros et les vilains. Il est gouverné par des gens. Cruels, parfois. Ou pas. Ils aiment, jalousent, construisent, détruisent… Chacun d'eux y voit son intérêt. Il y a toujours un intérêt, M. l'ambassadeur ; nul n'est le Christ, et je pense que même lui cherchait à gagner de l'influence pour prêcher sa parole, ce qui n'est pas forcément bon selon la morale pas plus que ce ne soit mauvais. Tout ce que je sais, c'est qu'il y a des terroristes dehors et qu'il faut s'en débarasser. Et plus nous attendons, plus il y a de risques à ce que nous soyons vraiment en guerre.

— J'ai une solution pour éviter ce conflit. Mais il me faudra des gens de confiance, certainement experts en mournologie, et des soldats ainsi que des équipements.

— Quoi d'autre ?

— Quelqu'un qui possède un lien avec le monde des mages, qui soit capable de les localiser, et si possible une personne assez cultivée pour répondre à la plupart de mes questions.

— Alors tout est en ordre, sourit Yerkes en se tournant vers une porte au fond, et cria : Vous pouvez sortir de votre cachette !

Ludwig se tourna vers le nouveau venu qui avait traversé sa porte. Ses yeux s'écarquillèrent de surprise.

* * *

Tout en sirotant son thé au jasmin, Saulia tentait de déchiffrer un manuscrit écrit en hébraïque. La langue était très liée à la culture mournienne. À l'évidence, les deux s'étaient cotôyées lors de la venue des Sept Pionniers Mourniens. La traduction prenait trop de temps. Elle ferma le livre d'un geste sec, soulevant un petit nuage de poussière qui la fit éternuer.

— « À vos souhaits », c'est bien comme ça que l'on dit dans ce genre de situations ? hasarda une voix amusée et suave.

Saulia se tourna ; aux côtés d'un Ludwig visiblement crispé se trouvait un homme plus grand que lui, portant une chemise mauve et un pantalon en lin bleu-vert. Sur un visage taillé à la serpe, un nez presque aquilin soutenait des lunettes rondes à verre teinté. Des yeux bruns aux reflets verts, des cheveux corbin en bataille, l'homme avait l'air encore plus excentrique avec sa canne noire laquée au pommeau argent sculpté et serti d'un quartz poli.

— Oh ! Excusez-moi… (Saulia se leva, et tendit sa main vers le grand homme) Je suis Saulia, l'associée de Ludwig. Enchantée de vous rencontrer !

— De même… (l'homme attrapa sa main, et elle sentit comme une vague impression de froid, un fourmillement remonta le long de son bras. Elle leva son regard pour croiser celui de son interlocuteur, lequel darda sur elle des yeux perturbants, comme s'il la passait aux rayons X…) Je me nomme Bartavius Lenistoler.

Le Bartavius Lenistoler ? Saulia connaissait cet homme seulement de nom, mais le rencontrer maintenant prouvait toutes les rumeurs qui couraient sur lui. Rien que sa présence était à la fois écrasante et apaisante, comme une vieille montagne, mais elle ressentait un certain malaise au contact de cette main. Elle la lâcha.

— M. Lenistoler nous aidera dans notre entreprise contre les Dardants. (Le dénommé s'inclina)…L'objectif est de localiser leur repaire le plus vite possible, pour ensuite les infiltrer.

Ludwig prit son téléphone.

— Je vais devoir appeler des renforts, grommela-t-il en tapant un numéro. Saulia !

— Oui !

— Envoie un message à Béryl, pour lui dire qu'on aura besoin d'elle et de Laura. Tu lui feras un résumé de tout ce dossier (il lui passa une chemise), comme ça on aura l'aide de l'APRM.

— De ton côté, qui vas-tu appeler ?

— Quelqu'un qui devrait accepter mon offre sans plus tarder, assura-t-il.

* * *

Une sonnerie retentit.

Elle se précipita pour attraper son téléphone qu'elle venait juste d'obtenir. Comme elle n'était pas habituée à l'appareil, elle faillit le faire tomber en le faisant jongler dans ses mains comme s'il était brûlant. Elle appuya sur le bouton vert comme on lui avait expliqué.

— A...Allô ?

Ah ! Et moi qui croyais que tu n'arriverais pas à décrocher…

— Ludwig ? (Elle réajusta la serviette de bain sur ses cheveux mouillés) Mais pourquoi tu m'appelles ?

J'espère que je ne te dérange pas…

— Moi ? Non… Tu te décides à rattacher les ponts ?

Parce qu'il y en avait d'après toi ? (Elle se renfrogna, son silence fut éloquent) Oh, excuse-moi, je t'ai vexée ? Non pas que ça m'affecte réellement… Bref ! Si je te quémande aujourd'hui…

— « Quémande » ?

— …C'est à cause d'un certain ordre de par chez toi, tu les connais, ces, hum… « Dardants du Sinueux » ?

Elle se pétrifia. Pour sûr, qu'elle les connaissait. Ces gens étaient affiliés à sa famille depuis des générations, jusqu'à ce fameux jour funeste où sa vie et celle de centaines de personnes ont été balayées par l'ouragan qu'était…

D'après ton silence, je présume que tu es familière avec ces énergumènes. Formidable ! Je t'envoie par mail toutes les informations nécessaires, mais rejoins-nous au plus vite !

Ludwig raccrocha, la laissant soupirer de fatigue ; mais elle s'était assez reposée. Elle sentit les bras l'enlacer autour de ses épaules. Elle tourna légèrement la tête : un jeune homme brun avec des yeux bleus regardait son téléphone avec une désapprobation qui ne lui plaisait pas.

— Qui était-ce ? Ne me dis pas que c'est ton prochain coup…

Elle repoussa doucement son énième amant, avant de se tourner vers lui, le regard aussi dur que l'ophobarélium.

— Bouge. D'ici. Tout de suite.

Elle n'aurait su dire si c'était le ton qu'elle avait employé ou la magie qui se densifiait autour d'elle qui avait fait fuir prudemment le jeune homme, sans qu'il ne prenne le temps de se changer. Quand le "coup d'un soir" fut sorti, elle inspira, puis relâcha lentement la pression qu'elle exerçait sur son pouvoir. Sur Terre, elle n'aurait pas réussi à lancer le moindre sort, mais ceux qui s'en étaient pris à elle réfléchissaient à deux fois après s'être fait rétamés à mains nues.

Elle se rallongea sur son lit, avant de penser à ce qu'elle avait ressenti juste avant l'appel de Ludwig. Quand elle avait ensorcelé "le coup d'un soir" pour lui donner son visage et sa voix, elle n'avait ressenti aucun plaisir lorsqu'ils avaient fait l'amour.

Assurément, elle s'était plusieurs fois posé la question : « Est-ce que je l'aimais ou l'admirais ? ». Parfois, dans de rares occasions, elle se surprenait à se placer devant un miroir pour l'enchanter et reproduire son reflet, pour lui confesser ses déboires, ses crimes pour survire sur cette planète au système aussi pernicieux qu'intrusif, et même l'insulter pour l'avoir laissé-là.

Seule, Kara se releva du lit pour aller se doucher ; l'odeur collante qui émanait d'elle la répugnait.

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