Une Page d'Amour ?

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J’avais acheté ce livre pour des raisons qui m’échappent : ni le titre, ni la couverture, ni le résumé ne m’attirait, les romances encore moins. Non pas que j’ai un problème avec l’amour, non : je préfère le vivre dans ma chair, plutôt qu’agité par un marionnettiste, et toutes ses vilaines ficelles par trop voyantes.

Je n’avais pas, aguiché par ses sirènes susnommées, les promesses d’une accroche, découvert la première phrase, celle qui est censée confirmer la curiosité, donner l’envie de faire le grand plongeon. Quand j’ai un doute sur le style d’un auteur inconnu au-delà de l’incipit, je tourne quelques pages, je lis un passage au hasard. Puis un autre. Encore un autre, jusqu’à ce que le doute se dissipe : je t’aimerais peut-être, toi, ou je te le laisse sur ton étagère, avec l’idée que tu trouveras quelqu’un de plus apte à t’aimer. Une technique qui, par ailleurs, fonctionne avec les personnes que l’on traîne dans son lit ou qui nous entrainent dans le leur.

Cette fois, je ne m’étais visiblement pas plié à ce petit rituel. Je ne me souviens pas de ce qui a motivé mon achat et je me dis, avec le recul, que c’est une anomalie qui s’est glissée dans mon processus de sélection : j’avais acheté plusieurs romans ce jour-là, quand d’habitude un ou deux suffisaient à me contenter. Ma vigilance a sans doute été trompée pendant que je chinais. Ou bien est-ce mon manque de concentration qui m’aurait fait choisir le mauvais bouquin, celui d’à côté, à cause d’une corne, d’une couverture pas si propre ?

Toujours est-t-il que ce roman, je n’ai jamais désiré le lire, parce que l’amour pour l’amour n’est pas sujet qui me parle à l’âme, que j’y trouve souvent ce manque de nuances, celles qui font le sel des rapports humains dans la vie, un absolu manufacturé tout droit sorti des contes, et des clichés sur la nature humaine, vus par un seul prisme, dans la platitude qu’ils supposent, et sans ce qu’ils permettent.

Les années ont passé.

Ça aussi, c’est cliché.

Je ne lis que très rarement les fictions après achat. Déjà, lorsque j’écris, j’évite tout contact avec les littératures pour ne pas m’en imprégner, limiter ce côté éponge de l’inconscient qui met de l’autre dans votre écrit : tics, champs lexicaux, syntaxe, tropes, morceaux de style, leitmotivs. Alors, pour limiter ces dangers que certains ignorent, j’attends le bon moment, dans mes creux créatifs, et m’en réfère à mes envies spécifiques, un choix de cœur, ou d’intuition, un besoin, parfois. Cela peut attendre quelques années, voire décennies, avant que je me plonge enfin dans telle ou telle œuvre, pour vérifier la promesse que l’auteur m’a faite.

J’ai toujours vu ce roman - dont je tairai le titre - comme celui que je ne lirai jamais, à l’image de cette pléiades de bouquins offerts au fil des ans et qui s’empilent sur des sections ignorées de mes étagères avec leurs propositions incongrues à mon sens. Un livre, c’est un merveilleux cadeau, une porte sur un univers, or, ceux qui les offrent pensent souvent au voyage qu’ils ont fait, eux, et ne tiennent que rarement compte du fait qu’un tel périple est personnel. Le livre est intime : dans notre ombre un temps, il nous suit jusqu’au lit, nous pénètre, nous donne sa mesure, sa respiration, son âme. Mais chaque lecteur ne voyage pas de la même façon. Pour offrir un roman à quelqu’un, il est nécessaire d’avoir saisi de l’autre des traits, des goûts, des affinités, des parcelles de son être, au risque de lui refourguer un énième cale-meuble.

Pourtant, un jour pas fait comme un autre, je l’ai emporté avec moi, contre toute attente : envie de légèreté, d’une écriture impersonnelle ? De passer le temps, en toute simplicité ? Ou bien est-ce le fait d’un masochisme inconscient, celui qui m’a poussé, parfois, à relire certains auteurs dont les œuvres se répètent tant qu’elles sont presque jumelles, à quelques noms près.

Et donc, ce qui ne devait pas arriver se produisit : je l’ai subi, sans faim ni soif, atterré, jamais désaltéré, comme enferré dans une relation sans surprise, passé les joies de la passion. 300 ou 400 pages d’un doux calvaire. Je ne lui ai trouvé qu’une seule qualité, dont il ne faut pas sous-estimer l’utilité en temps de crise : celle d’un somnifère naturel et puissant, sans crainte qu’il n’endommage quelques zones de mon cerveau déjà bien atteint.

Aujourd’hui, je ne me rappelle rien de cette histoire, si ce n’est qu’il s’agissait d’un triangle amoureux de plus, un thème sucé jusqu’à la moelle, hélas sans sucette pour récompenser la patience du lecteur. Je ne sais même plus où l’histoire se déroulait, ni comment elle se déroulait, si ce n’est qu’elle était mal roulée, comme la première boutonneuse embrassée à l’adolescence, pour faire comme les grands. Quid des personnages, aussi nombreux que les doigts sur une main d’éctrodactyle ? Qui gagna le cœur de qui et de quelle façon ? Et surtout : comment cela se terminait-il ? Aussi mal que la vie ? Ou comme dans une fiction lambda, sur un beau nuage cotonneux ? N’importe quel dénouement pouvait suffire à mon bonheur, et surtout celui, immense, de quitter cette infâme lecture qui me retenait dans ses filets. J’ai toujours pris sur moi de continuer la lecture si jamais une œuvre ne me séduit pas, m’ennuie ou m’indiffère, connaissant les ressources de l’écrivain, les possibilités de son imagination pour surprendre, détourner, renouveler. Ou pas. Seule la fin aurait dû me marquer, de même qu’un prisonnier chérit sa libération : une joie immense ! Hélas, je ne m’en souviens pas et ce n’est pas la faute aux aléas d’une mémoire bien trop fragmentée.

Une fin horrible me concernant puisque la dernière page a été arrachée ! Oui, arrachée ! Sans doute par un farceur qui a cru bon de priver un lecteur d’une résolution. Ou bien un éditeur obséquieux, poussant l’arnaque à fond les ballons. Un libraire, sadique patenté. Une page manquante, m’a-t-on affirmé quand j’en ai parlé, victime de ce traumatisme, à quelques-unes de mes accointances. Non, non, arrachée. À la main. Cela se voit. Mais vraiment. Ça m’avait fait un choc à l’époque. Jamais un « tout ça pour ça » n’avait été aussi violent !

Curieusement, cette absence a stimulé en moi une curiosité vis-à-vis de cette œuvre puisqu’il me fallait absolument connaître son aboutissement, qu’importe sa nature, sans doute consensuelle : armé de ma fidèle souris, multipliant les clics insensés, j’ai essayé de trouver un PDF de ce roman. En vain ! Comme il était hors de question que je l’achète à nouveau, puisqu’il était toujours disponible à la vente sur internet, à me faire de l’œil, je fis le tour des librairies, dans l’espoir de le retrouver et d’en savourer la dernière page, de mettre un point final à cette haine qui me dévorait chaque jour davantage : je constatai avec effroi la place immense que tenait ce chef-d’œuvre, aussi prégnant en moi qu’absent des rayons. J’étais désespéré. Vraiment.

Toujours pressé d’en finir, je me suis inscrit à des clubs de lecture virtuels pour demander à une âme charitable de me dévoiler la fin en message privé, en prenant soin d’expliquer mon grand malheur. Hélas, ces efforts ne servirent à rien. Le bousin n’était pas assez littéraire pour susciter la curiosité de ces internautes, qui se moquèrent de moi, de ma situation et, surtout, de mes lectures pathétiques, en me faisant comprendre, je cite, que « (ma) place n’est pas ici. On parle de littérature, nous. » Des forums dédiés jusqu’aux blogs les plus sirupeux, baignant dans la romance jusqu’à la noyade, j’allais abdiquer, quand j’eus l’idée de me farcir toutes les critiques sur les sites de ventes en ligne, en espérant qu’un internaute crache la fin, ce qui arrive fort souvent. Dans ce cas précis, Nada. Juste des avis dithyrambiques à l’économie, casés en quelques « j’adore, c’est trop bien / le meilleur livre du monde / meilleur lecture de tous les temps / chef d’œuvre absolu / j’ai pleuré beaucoup, j’avoue. »

Cette œuvre me hantait comme un amour impossible, jour et nuit, s’insinuant jusque dans mes rêves, où elle se multipliait. Il m’arrivait même de la manger, que des étrangers me frappent avec, qu’elle pleuve sur moi jusqu’à m’assommer, ou m’emprisonne avec ses personnages, masqués et anonymes, dans des maisons sans porte ni fenêtre. Aucune exagération : certes, cela ne m’empêchait pas de vivre au jour le jour, mais j’y pensais souvent, à la manière d’un amour perdu que l’on désire oublier et qui nous revient en pleine face, force de come-backs. Pire : je me méfiais désormais de tous les livres, vraiment tous, à tel point qu’avant un achat ou une lecture, je vérifiais immanquablement la présence de la dernière page. Si cela me rassurait toujours, très vite je déchantais, pétri de questionnements ridicules : et s’il manquait des pages, au milieu ? Ici ou là ? Que ferais-je ? Revivrais-je ce calvaire ?

Alors, je regardais tout, absolument tout, à la recherche de la moindre anomalie. D’abord en tournant les pages rapidement, pour avoir une vue d’ensemble, puis une à une, méticuleusement, pensant qu’un bref coup d’œil ne suffisait pas. C’était devenu un toc, une obsession, une maladie. Quelque chose de viscéral. La vue d’un livre m’inquiétait plus que tout, jusqu’à devenir une véritable phobie : qu’il se présente à moi incomplet, qu’il nourrisse de nouveaux démons, qu’il m’abandonne, moi qui suis venu à lui, avec mes espoirs.

Mon entourage, d’abord amusé, commença à s’inquiéter de me voir ainsi tergiverser autour de ces objets qui, pour eux, n’étaient pas religion, de prendre d’infinies précautions quand je les touchais. J’en étais venu au point où je comptais à haute voix chaque page en les tournant, une à une. Si j’avais un doute, je recommençais, jusqu’à la certitude profonde de son entièreté, de la possibilité de vivre une belle histoire, sans trop en souffrir.

Ce livre dont j’ignore quasiment tout, sauf la couverture abominable, était devenu malgré lui le livre de mon existence, le grand numéro un, l’incontournable, le premier auquel je pensais, alors que je n’avais rien aimé dedans. J’aurais pu apprécier l’avoir terminé, mais son histoire s’est suspendue comme un manque en moi, n’a jamais trouvé de conclusion, comme un amour qui s’en va du jour au lendemain, sans raison ni prétexte. Et vous hante à jamais, quand l’esprit divague aux heures perdues. Pire : au fil du temps, il m’a condamné à une méfiance telle que l’impensable se produisit : me priver à jamais de la joie charnelle d’avoir un compagnon vivant, de sentir cette odeur de papier qui m’enivrait tant, de frémir à son étreinte, de vivre à son dire. J’ai renoncé malgré moi à cet amour précieux pour trouver le réconfort glacé et statique d’une liseuse qui m’a dégoûté, progressivement, de la lecture.


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Le 3 mai 2018 pour la semaine 34.

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