Rapport

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Hedony fixait la table basse. Assise dans le couloir, elle attendait qu’Adhara finît de parler avec son patron. Des pensées moroses l’assaillaient. Elle se posait moultes questions. Dans sa tête, un joli méli-mélo de sentiments et de raisonnements inintelligibles se confrontaient. L’envie de réaliser un projet, puis les doutes sur sa vie, sur ses buts, et finalement la déception de savoir qu’elle perdra Adhara de vue… Elle repensait à cette étreinte dans la nuit, sur le balcon. Elle avait eu les pieds gelés, son corps entier s’était contracté dans le froid, mais dans les bras d’Adhara, elle eut cette impression de se sentir chez elle. Pour la première fois depuis longtemps, elle était sereine.


La jeune femme sourit à cette pensée. Elle replaça une mèche rebelle derrière son oreillle et balança ses pieds d’avant en arrière pour passer le temps. Avec tout ça, la succube n’en avait pas appris beaucoup plus sur Adhara. Elle ne savait pas non plus si elle devait le croire. Cette histoire de succube et d’ange déchu, quelle idée de lui raconter ça. D’où Adhara tirait-il ces fantaisies ? Il était pourtant lucide. C’était un homme qui avait les pieds sur terre, un caractère de gamin capricieux, mais pas fou. Elle regarda ses mains comme si elle découvrait son corps pour la première fois.
Une succube, une créature surnaturelle, capable de créer du désir chez autrui et d’aspirer sa force vitale pendant les relations sexuelles. C’était badass. Ou juste complètement dégoûtant. Elle ne savait pas trop. Cette attente devenait longue, trop longue…


Hedony se leva et avança vers le bureau sur la pointe des pieds. Elle posa son oreille contre la porte et essaya de distinguer leurs voix pour intercepter des bribes de leur conversation.

***

Voilà, c’était la fin, pensa Adhara. Sa vie allait reprendre son cours. Une fois sorti du bâtiment de la CCS, il serait à nouveau en vacances. Au revoir les câlins sous la couette avec la belle succube, chacun vivrait sa vie de son côté. Comme si rien ne s’était passé, comme s’ils ne s’étaient jamais connus.

« Tu as été rapide, remarqua Monsieur Lynch.
- Au plus vite c’était fini, au plus vite j’étais tranquille, non ? »

Le tuahine avait pris place en face de Connor. Ils s’étaient isolés dans son bureau pour son rapport ; Hedony attendait dans le couloir que vint son tour.

Le patron sourit et hocha la tête.

« Tout s’est bien passé ? Rien à signaler ?
- La fille… Elle ne sait rien du tout. Pas même ce qu’elle est. Alors, comment vous l’avez trouvée ? Comment l’aviez-vous su ?
- Tu es bien curieux, pour une fois. »

Le jeune homme se renfonça dans son siège. Il était vrai qu’à l’habitude, il se délestait vite de ses missions et faisait ses rapports sans jamais poser de question. Ces histoires ne le concernaient pas, il savait que la curiosité était un vilain défaut et il gardait généralement ses distances. Il ne pouvait pourtant pas s’empêcher de penser que cette affaire n’avait ni queue ni tête. Depuis quand Connor jouait-il les espions et lui demandait de sauver des demoiselles en détresse ?

« Elle a des visions. Mais elle ne sait pas pourquoi. Pire, elle trouve des excuses et ment. J’ai essayé de la faire parler mais elle se referme comme une huître quand j’aborde le sujet.
- Hmm. Ça confirme bien ce que je pensais.
- Ça a un rapport avec ces gens qui l’ont kidnappée, n’est-ce pas ? »

Connor Lynch le dévisagea. Une lueur passa furtivement dans son regard. Amusement ? Colère ? Étonnement ? Adhara ne savait pas déchiffrer son comportement. Son patron affichait toujours une expression neutre, son visage était de marbre. Il donnait parfois l’impression d’être une statue insensible à ce qu’il se passait autour de lui. Adhara lui accordait néanmoins sa confiance, il se dévouait corps et âme pour lui. Connor Lynch était l’homme qui lui avait inculqué une éducation, donné un foyer, un boulot, un semblant de famille. Il lui devait tout, il le savait et il n’hésiterait pas à donner sa vie s’il le lui demandait.

« Nous la surveillons car nous avons des soupçons à son égard. Nous pensons que les Lumières ont voulu la recruter dans leurs rangs.
- Les Lumières ?! Mais je pensais qu’ils avaient tous été exterminés.
- Oh non ! Loin de là, répondit Connor en souriant. Ils sont discrets… Pour le moment.
- Pourquoi voudraient-ils d’une succube comme Hedony ? Elles ont un certain pouvoir de séduction, mais elles n’en font jamais qu’à leurs têtes ! À quoi pourrait-elle servir ? Elle ne sait même pas comment utiliser ses capacités ! »

Son patron le fixait avec grand intérêt. Il joignit ses deux mains sur son bureau, prêt à parler sérieusement.

« Est-ce que le nom d’Hitogoroshi Chinamagusai te dit quelque chose ?
- C’est… Le meurtrier sanglant du Japon, non ? Celui qui a tué plus d’une centaine de personnes… Il les vidait de leur sang ou il dépeçait ses victimes pour s’en nourrir…
- Et le Saint rédempteur allemand, Friedrich Hardt ?
- Celui de la première guerre ? »

Connor acquiesça.

« Il a fait de nombreux miraculés durant la guerre, il avait été engagé au front pour soigner les blessés.
- Mais quel rapport ?
- Il s’agissait de la même personne.
- Hitogoroshi a été condamné à mort. Il a été décapité.
- Oui, il est mort. Les humains l’ont retrouvé et tué avant nous. »

Adhara ne comprenait toujours pas le rapport entre cette discussion et Hedony.

« Que peux-tu en conclure ? continua Connor, comme s’il interrogeait un élève.
- Euh…
- N’existe-t-il aucune créature qui puisse convenir à ce genre de situation ? l’aida-t-il, mais Adhara resta longtemps perplexe.
- Les… ha merde ! J’ai le nom sur le bon de la langue ! Les… sarrasins ? Non, rien à voir…
- Hitogoroshi Chinamagusai et Friedrich Hardt sont une seule et même créature. Un samsaran. »

Les épaules du tuahine s’affaissèrent. Les morceaux manquants du puzzle…

« Ils reviennent à la vie… Et se souviennent de leurs vies antérieures, récita le jeune homme en se souvenant de ses leçons sur les créatures surnaturelles.
- Exactement.
- Et Hedony ?
- Je pense qu’elle a le Munin de cet homme. Si elle n’en est pas sa descendante directe.
- Putain… J’ai baisé une samsaran ! »

Adhara n’en revenait pas. Si Connor Lynch voyait juste, et c’était souvent le cas, Hedony était peut-être une hybride. Les visions, son aura puissante et sa beauté plus éblouissante que toutes les succubes qu’il avait déjà croisé… Tout prenait sens.

« Attends deux minutes. Hitogoroshi et Friedrich, ils faisaient partie des Lumières alors ? »

Le visage caché derrière ses mains jointes, Connor ferma les yeux lentement pour confirmer ses dires.

« Vous allez… la tuer ? »

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