1.1. Réminiscence

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Finlande, 13 Mars 1982.
23h09.

Des notes de piano synthétique filtraient à travers la porte. Étouffée, la musique new wave était cependant reconnaissable. Hedony, occupée à étaler une fine poudre blanche en une ligne, reconnaissait le célèbre tube de Soft Cell, Tainted Love. Elle se balançait en rythme sur la chanson tout en restant concentrée sur sa tâche. Son amie Brenda surveillait ses moindres gestes avec un intérêt croissant.

Lorsque la drogue fut étendue sur le meuble à lavabo, Hedony se pencha au-dessus et l'inspira grâce à un tube en papier qu'elle porta à sa narine. La cocaïne traversa ses cavités nasales avec un picotement dérangeant, mais auquel suivraient des sensations exaltantes.

« Dépêche Brenda ! enjoignit Hedony à sa pote de soirée.
— Ouais, ouais, laisse-moi deux minutes ! »

À son tour, Brenda inhala la poudre blanche avec sa paille de fortune. Face à la moue dubitative de son amie lorsqu'elle se redressa, Hedony pouffa. D'ici quelques minutes la magie allait opérer : sentiment de puissance intellectuelle, résistance à la fatigue, stimulation du désir. La drogue allait baisser toutes les barrières et les codes que la société leur imposait. Cette nuit, les regards accusateurs n'auraient aucune emprise sur elles. Débarrassées du carcan sociétal, elles laisseraient libre cours à leur sensualité débridée.

« C’est bon, on y va ! » s'impatienta Hedony en prenant la main de son amie.

Elles quittèrent les toilettes d'où se dégageait une odeur nauséabonde pour retrouver l’ambiance décadente de la boîte de nuit. Un nuage de fumée les accueillit sur la piste de danse alors qu'elles se faufilaient à travers la foule. Entre rires et sourires, elles trouvèrent l'emplacement idéal pour se déhancher sur la musique qui propageait désormais le timbre criard des guitares électriques de The Stooges. Le célèbre riff de I wanna be your dog donnait le ton à la soirée. Son rythme entêtant et féroce déteignait sur l'attitude des deux jeunes femmes. Provocantes, elles se trémoussaient lascivement l'une contre l'autre avec une lueur de défi dans le regard. Leurs gestes invitaient à la débauche et ne restèrent pas longtemps sans réponse. Deux hommes s'empressèrent de les rejoindre, leurs mains avides de contact se posant sur les corps des deux allumées.

Une brume les enveloppa, ajoutant à l'ambiance dépravée une aura mystique. Le flash des stroboscopes leur donna le sentiment de vivre une scène de film. Comme extirpé de leur enveloppe charnelle, ils réagissaient sans prendre conscience de leurs gestes.

Hedony se retourna face à son partenaire de danse. Ses grands yeux d'un vert clair pareils aux aventurines avaient une force hypnotique et accrochèrent son regard. Sans pouvoir se l'expliquer, la jeune femme avait la capacité de subjuguer les hommes en éveillant leurs désirs les plus fous. Il ne s'agissait pas seulement de son attitude, de ses sourires ou de son physique, mais tout son être invitait à la concupiscence, comme un sort envoûtant dont elle maîtrisait la force magnétique. Elle savait en jouer et susciter la jalousie chez les autres femmes.

L'homme avec qui elle dansait avoisinait le mètre quatre-vingt et la dépassait d'une bonne tête. Dans ses bras, Hedony paraissait frêle et menue. Sa longue chevelure brune nouée dans un bandana rouge brillait et tombait en cascade sur son dos. Sa tenue légère ajoutait à son corps longiligne une caractéristique plus érotique encore. Son short en simili cuir moulait la rondeur idyllique de ses fesses et dévoilait la blancheur opaline de ses jambes tatouées ; son tee-shirt au logo des Rolling Stones était strié de déchirures dans son dos et arborait un décolleté suffisant pour deviner le galbe délicat de ses seins.

« Tu es trop belle pour être réelle, lui confia l’homme en lui susurrant ces mots à l’oreille.
— Et pourtant, je suis là », répondit la brune avec un sourire enjôleur.

Elle rit avant de tourner sur elle-même et de se laisser aller contre lui, allant jusqu’à frotter ses fesses contre la partie la plus intime de son partenaire de danse, par jeu. Les bras du jeune homme se refermèrent sur elle comme un étau. Elle sentait saillir ses muscles sous sa peau et elle se mordit la lèvre à l'idée de découvrir la force et l'endurance de son corps bien bâti.

« Une mystérieuse créature telle que toi doit avoir un nom, dit l’homme en passant ses lèvres dans son cou gracile.

Elle renversa sa tête en arrière pour lui donner un meilleur accès et son interlocuteur en profita pour mordiller sa peau.

« Iggy, pour te servir. »

La jeune femme gloussa et lui refit face.

« C'est le nom du chanteur, ça, pas le tien ! »

L'homme haussa les épaules avec un sourire en coin, feignant l'innocence.

« Appelle-moi comme tu veux. »

Elle le jaugea du regard un bref instant, parcourant son corps par la même occasion. Ses épaules larges, ses cheveux noirs remontés en piques sur sa tête, sa mâchoire proéminente, sa veste en cuir nouée autour des hanches. Il affichait l'assurance d'un apollon, désireux de jouer la carte du mystère.

« D'accord, Iggy », accepta-t-elle finalement sans le lâcher des yeux, taquine.

Iggy arbora un sourire victorieux et ils s'affrontèrent dans un jeu de regard. Leurs visages se rapprochèrent dangereusement. La chaleur monta d’un coup, leur promiscuité permettait à leurs souffles de s’entremêler. Leurs lèvres se frôlèrent avant qu’ils ne s’embrassent pour de bon.

Et cela se produisit de nouveau. Une lumière blanche l'éblouit, la musique s'assourdit jusqu'à disparaître, la chaleur s'envola pour laisser place à un vent impétueux. En rouvrant les yeux, Hedony se retrouva dans la peau de quelqu’un d’autre, un homme, quelques siècles avant son époque. Entre ses bras se trouvait une jeune femme à la peau mate. Son parfum se composait de fragrances subtiles de miel et de fleurs d’oranger. Les sons sortirent de sa bouche sans avoir de contrôle dessus. Elle n’était que l’invitée d’un instant, dans un corps étranger qui lui semblait pourtant si familier.

« Je t’aime, mon amour. Ne fais pas ça, je t’en supplie, ce n’est que folie furieuse, supplia l'hôte d'Hedony.
— Je le sais, mais il le faut. Il faut les prévenir, ils ont le droit de savoir. »

Ses mains se fermèrent sur la taille de la femme, puis il l’enlaça plus ardemment, comme par peur qu’elle ne s’envole à tout jamais s’il la lâchait.

« À tout jamais réunis.
— À tout jamais réunis, fit-elle en écho. »

Ils s’embrassèrent et, à ce moment-là, les deux époques fusionnèrent. Hedony se retrouva plongée entre Moyen-Âge et vingt-et-unième siècle, en écho avec le flash des stroboscopes. Tantôt un homme embrassant sa femme, tantôt une femme embrassant sa conquête d’un soir.

La musique reprit comme une lointaine litanie. Les caisses de batterie s'élevèrent progressivement. La voix revendicatrice de Joan Jett cassa la bulle dans laquelle elle avait plongé. Elle revenait dans son monde, la musique tonitruante battant son plein, alors que le jeu de lumière balayait la salle de couleurs vives. Le trouble dut se lire dans son regard, car Iggy fronça les sourcils à la fin de leur baiser.

« Quelque chose ne va pas ?
— Euh, si, si ! »

Elle repoussa ses pensées d’un geste de la main, signifiant par là qu’elle avait eu l’esprit ailleurs. Elle lança un sourire à Iggy et reposa ses lèvres sur les siennes avec conviction, comme à la recherche d'une ancre pour tenir pied dans son monde. Son ardeur amena plus de profondeur à leur baiser et échauffa un peu plus l'impatience du jeune homme.

« On peut peut-être aller ailleurs ? proposa-t-il lorsqu’ils reprirent leur souffle.
— Bonne idée ! » répondit Hedony qui sauta sur l'occasion sans une once d'hésitation.

Elle espérait que ces visions s’arrêteraient en changeant de décor. La boîte de nuit semblait particulièrement propice à la venue de ces hallucinations et plus encore lorsqu’elle prenait des substances illicites. Toutes les conditions étaient réunies pour qu’elle finisse par passer la soirée à ressasser des souvenirs qui n’étaient pas les siens ; elle en avait déjà fait les frais.

Cependant, au moment de partir, la jeune femme se rappela son amie.

« Attends !
— Qu’est-ce qu’il y a ? »

Hedony balaya la salle du regard, dévisageant chaque personne sur la piste de danse, mais Brenda n'apparaissait nulle part. Elles avaient pourtant convenu qu’elles se préviendraient si l’une d’entre elles finissait la soirée ailleurs. Visiblement, Brenda avait dû être la première à s’éclipser sans alerter son amie. Hedony se convainquit que sa camarade venait de partir avec l’homme qui lui tournait autour, plus tôt dans la soirée.

« C’est bon, allons-y ! »

Elle reprit la main du jeune homme et ils sortirent du bâtiment. En passant les portes, l’air glacial leur cingla le visage. Hedony frissonna.

« Tu as froid ? » demanda Iggy.

Il retira sa veste sans attendre de réponse et la posa sur la jeune femme. Celle-ci en referma les pans pour se tenir au chaud. Le cuir avait conservé son odeur d'after-shave qu'elle huma avec un certain amusement. Elle se laissa ensuite guider par Iggy.

« Viens, c'est par là-bas. »

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