Estelle remarqua des écorchures sur le mur. Il n’y avait aucun calendrier à cet étage. Elle conclut que ceux et celles qui vivaient ici autrefois avaient marqué le nombre de jours passés avec ces entailles. Elle trouvait cela sinistre.

— Et moi qui me plaignais l’autre jour que les membres du Conseil ne savent plus ce qu’ils font avec nos brigades… soupira la blonde. Je n’envie pas du tout la vie de ces gens…

Elle retourna ensuite vers les jumeaux et Wyatt. Kylie avait déposé son arme à terre et s’était allongée sur le divan. Scottie avait déplié un grand fauteuil en cuir et le mage avait fermé les rideaux du salon. Ils se préparaient à se coucher pour quelques heures.

— Ce qui m’étonne dans tout ça, c’est que nous sommes encore capables de lancer des sorts, dit Estelle. Je pensais que ça serait impossible.

— Oui, mais nous nous épuisons deux fois plus vite, rétorqua Wyatt, une main sur la joue. Les dieux voulaient sûrement assurer que le voile absorberait suffisamment de mana pour permettre aux mages de notre dimension de lancer des sorts.

Il fit une courte pause et nettoya ses lunettes avec un linge qu’il gardait dans sa poche. Ensuite, il retourna son attention vers la blonde.

— Une autre chose que j’ai remarqué, c’est que la seule façon de récupérer notre énergie magique est de consommer des aliments ou bien boire des potions.

— Ouais, poursuivit Scottie. Les lois de la nature sont très différentes, ici. Même dormir ne nous permet pas de regagner ce qu’on a perdu.

— Dans ce cas, on fait bien de ne pas trop lancer de sorts, remarqua sa sœur. Laissez-moi cogner quelques monstres si vous avez besoin d’une pause.

Kylie était épuisée. Elle n’avait pas fait la moindre blague perverse, ce jour-là. Ce n’était pas dans ses habitudes. Elle commençait à déprimer parce qu’elle détestait cette dimension. L’atmosphère les stressait tous. Au moins, ils commençaient à comprendre comment les choses fonctionnaient.

— Croyez-vous qu’on devrait chercher des humains ou bien des créatures inoffensives ? proposa alors Estelle. Nous pouvons survivre à nous quatre, mais je crois qu’il serait une bonne idée de trouver d’autres survivants…

— Rien ne nous dit s’il y a toujours des humains qui vivent par ici, mais il est vrai que ça nous aiderait beaucoup, formula Wyatt. Si ça se trouve, notre espèce est éteinte dans cette dimension et il ne reste plus que des monstres…

— Nous ne le saurons pas tant que nous resterons cloués ici. Nous devons prendre ce risque et explorer un peu plus le continent. Je suggère que nous partions vers le nord, puisque l’est nous est interdit.

Wyatt avait hésité lorsqu’elle avait dit cela, il se tourna vers les jumeaux.

— Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il. Devrions-nous partir à notre réveil ?

— Je suis sans opinion, répliqua Kylie. Tout me va, du moment qu’on revienne chez nous. T’en pense quoi, Scottie ?

— Je crois qu’on devrait rester ici une journée de plus, dit-il. Nous devrions fouiller les maisons abandonnées et quitter les lieux lorsque nous aurons ramassé assez de trucs pour survivre quelques jours. Bouffe, eau potable, outils de survie…

— Pour l’eau potable, ça ne risque pas d’arriver, soupira Kylie. Tu l’a vu toi-même, le puits dans lequel le squelette est tombé est asséché. Il n’y en pas plus dans les plaines. Je me demande même si les habitants d’ici arrivent encore à faire pousser quoi que ce soit. On peut remercier Athéna d’avoir trouvé toutes ces boites en conserves…

— Je peux toujours remplir nos gourdes avec ma magie, expliqua Wyatt, mais il faudra nous rationner. Scottie pourra m’aider, puisqu’il a aussi une affinité avec l’eau.

— Je propose que nous cherchions aussi pour des herbes sauvages, ajouta le jumeau. Estelle et moi connaissons quelques recettes qui pourraient nous aider.

— Ah ouais ! s’exclama l’adolescente. Je t’aiderais volontiers.

— Bon… dans ce cas, nous savons ce qu’il nous reste à faire, déclara le mage. Reposons-nous et au réveil, nous partagerons ces tâches.

Les trois autres approuvèrent en silence. Wyatt faisait preuve de leadership et de savoir-faire, ce qui les avait beaucoup aidés depuis deux jours. Il ne comptait pas dormir toute la nuit ; il serait de garde pour quelque temps. Estelle s’était déjà portée volontaire le faire avant lui, ce soir, puisqu’elle désirait l’aider un peu.

Elle sortit de sa sacoche un filtre de potion énergisante et s’installa près de la fenêtre du salon où ils étaient tous couchés. Après avoir pris une gorgée, elle jeta un coup d’œil par la fente du rideau. Il n’y avait pas de monstres qui circulaient dans la rue. Pour cette raison, elle ne s’inquiétait pas pour eux.

La seule chose qu’elle avait pour se distraire était un livre d’énigmes qu’elle avait reçu de Luna, pour son quinzième anniversaire. Elle n’avait pas encore eu la chance de tous les résoudre et se dit que c’était un bon moment de continuer ce défi personnel.

Au bout de quelques minutes, elle abandonna. Elle s’inquiétait pour ses parents et n’aimait pas cette sensation de vide qui s’emparait de son âme. L’atmosphère à l’extérieur était pesante, déprimante.

— Comment font les gens pour survivre en ce monde ? se demanda-t-elle. On dirait Aeglys, mais en pire… Les légendes que j’ai lues dans la Bible sont tellement exagérées que j’ai l’impression que ceux et celles qui l’ont écrite n’ont jamais vu la dimension maudite… D’ailleurs, a-t-il un nom, cet endroit ? On a beau trouver cet endroit infernal, il ne ressemble pas du tout à ce que j’imaginais…

Elle pencha la tête d’un côté et réfléchit à un nom qui pourrait les aider à communiquer leurs sentiments en rapport à tout ça. Elle inversa les lettres du monde d’Aeglys et décida de renommer cette dimension : « Sylgea ».

Elle sortit un calepin de sa sacoche et une plume et y écrit le nouveau nom. Plusieurs notes avaient déjà été prises durant leur séjour : la couleur du ciel, sa lune éternelle, la pigmentation différente de certains champignons ou des plantes qu’ils avaient trouvées sur la route. Tout méritait d’être étudié, d’après ce qu’elle avait retenu de son apprentissage auprès des mages.

L’avantage de n’avoir aucune spécialité, c’était qu’elle pouvait apprendre toutes sortes de choses avant de se concentrer sur une discipline. Pour l’instant, elle songeait devenir une spécialiste des soins et des protections magiques. Cassandra était leur guérisseuse, mais parfois la brigade avait surtout besoin pour combattre à distance.

Estelle souhaitait devenir la garde du corps idéale pour ses camarades. Elle voulait à tout prix les protéger. Entre ses nombreux entraînements d’arts martiaux et de sorcellerie, prendre des notes lui permettait de faire le tri avec ses propres pensées.

Boum ! Craaaaaaaaaac ! Boum !

Estelle ressentit des vibrations sous ses pieds. Ça se rapprochait de Drokaï. Un arbre tomba à l’extérieur. Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre et remarqua un cyclope gigantesque qui fracassait un immeuble. Il était accompagné de quelques monstres de petites tailles. Elle rangea son carnet de notes et se leva pour aller réveiller Wyatt.

— Mm ? fit ce dernier. Qu’est-ce qu’il y a ?

Boum ! Boum ! BOUM !

Les jumeaux se levèrent en sursaut, alors qu’une partie du toit de l’immeuble décolla à la volée. Une énorme main se pencha en direction d’Estelle et Wyatt, pour tenter d’attraper l’un ou l’autre. L’adolescente poussa un cri de terreur.

— Mais comment nous ont-ils retrouvés !? beugla Kylie.

— Je n’en sais rien, mais préparez-vous à fuir ! lança Wyatt.

La punk foudroya aussitôt le bras du cyclope avec un sortilège bien placé. Estelle se dégagea de la créature et évita de justesse un morceau du toit qui tomba dans sa direction. Ils entendirent tous un hurlement depuis l’extérieur. Beaucoup de poussière tombait sur eux. Scottie ramassa son arc et ses flèches et commença à lancer à attaquer le monstre à distance. Au bout de trois flèches, leur adversaire sortit son bras de l’immeuble.

Estelle et Wyatt frayaient déjà leur chemin vers la cuisine. Ils trouvèrent une porte qui menait à la cour arrière du terrain. Ils la poussèrent et sortirent.

— Par ici ! hurla le mage, ce qui alerta les jumeaux.

Des gobelins géants entraient déjà dans la maison abandonnée et s’apprêtaient à bondir sur Kylie et Scottie. Estelle revint sur ses pas et invoqua un puissant champ de force qui éblouit les créatures. L’une des petites bêtes allait mordre la jumelle dans la nuque, mais son corps fut écrasé au contact du sortilège.

— Je crois qu’ils ont suivi nos odeurs, remarqua l’adolescente. Entendez-vous ces aboiements ? Ils ont des chiens…

Elle avait raison. À l’extérieur du bâtiment se trouvaient quelques chiens de l’enfer. Ils grattaient la porte d’entrée, dans l’espoir de rejoindre les autres monstres.

— Nous devons partir ! insista Wyatt. Ils sont trop nombreux !

— Estelle ! Attention ! hurla Kylie qui se jeta sur elle.

Le cyclope donna un coup de poing rapide dans le champ de force et ce dernier craqua. Au contact de la main gigantesque, il se brisa. Scottie entendit sa sœur se précipiter vers leur amie et fit la même chose, pour la protéger. Leurs corps commencèrent à briller, sous les regards ébahis d’Estelle et Wyatt. Rapidement, ils prirent la forme de deux épées entre les mains de la petite blonde.

Instinctivement, Estelle leva les lames et trancha le bras du cyclope, puis fut recouverte de son sang. Elle fit volte-face et se mit à courir en direction du mage. Incertaine ce qui s’était passé, elle garda les deux épées dans ses mains et tenta de ne pas se faire prendre par les autres créatures qui les suivaient.

— Mais qu’est-ce qui nous arrivent !? lança Scottie, sous sa forme d’épée.