Semaine 26.2 - Le garçon en pull rose

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Avant que mon esprit ne me raisonne, j’allonge le bras. Mes doigts flottent le temps d’une seconde à quelques centimètres de son épaule puis je la touche timidement. Son manteau est rêche contre ma peau. Le garçon sursaute et lève brusquement la tête. Ses joues sont brillantes et ses yeux rouges. Je me mords la joue. Impossible de faire marche arrière. Je recule un peu dans mon siège pour me tourner vers mon sac. Je sors un paquet de mouchoirs puis le lui tends. Mon bras tremble un peu. Je tente d’arborer une face avenante mais je ne suis pas sûre de réussir. L’inconnu me fixe un peu, ses paupières battant sous la surprise. À vrai dire, j’ai aussi du mal à me convaincre que j’ai agi comme ça. Son regard passe de mon visage à ma main. Il attrape le paquet, murmure tout bas un remerciement et se mouche. Mon cœur semble vouloir battre des records de vitesse. Ses yeux paraissent toujours éteints ; en revanche, il y a au moins une tentative de sourire. Oh, il est très léger, à peine visible, mais c’est un début. Je souris à mon tour et recule pour de bon contre la fenêtre, ne voulant pas plus le déranger. Il me dévisage encore quelques secondes avant de se détourner.

Je l’observe du coin de l'œil. Une part de mon esprit crie à quel point je suis folle d’intervenir dans les affaires d’un inconnu, une autre me félicite d’avoir trouvé le courage de faire cette toute petite action qui peut-être aidera un peu le garçon. La dernière précise qu’il a arrêté de pleurer, et cela me fait plaisir. Il s’est redressé contre le dossier, le regard perdu sur le paysage qui défile derrière la vitre. Si le sourire a à nouveau disparu, ses joues ont séchés. Quand son arrêt approche, il se lève et me rend avec un petit rictus embarrassé mon paquet de mouchoirs. Il est un peu froissé après avoir été serré dans son poing, et encore chaud du contact avec sa paume. Mon visage est probablement très rouge car il me brûle.

- Merci.

Enfin, il s’éloigne. J’expire brusquement. Pfiou ! Puis, je m’immobilise tout aussi soudainement. Mince, demain va être tellement gênant !

En réalité, ce n’est pas si embarrassant. À son arrêt, je me fais toute petite contre ma fenêtre, évitant son regard, mais il ne parle pas et se contente de s’asseoir à sa place habituelle. Quand ses yeux croisent les miens, il a un tout petit sourire timide. Je détourne la tête, les joues en feu.

Une nouvelle routine se forme ainsi. Quelques sourires, beaucoup de rougissements - autant de sa part que de la mienne, à ma grande surprise. Un mois après l’incident, le garçon reprend son manteau jaune, même si ses habits en dessous reste tout aussi sombres, et cette tache de lumière me fait plaisir. Il semble aller mieux. Peu à peu, ses livres font leur retour. Les plis soucieux sur son front et entre ses sourcils s’estompent progressivement. Parallèlement, les jours s’allongent et les températures augmentent.

Quelque temps plus tard, alors que la fin de mon année universitaire approche, le garçon quitte le bus en laissant par inadvertance son bouquin sur le siège voisin. La bouche entrouverte, mon regard navigue entre le livre et son possesseur qui descend. Avant d’en avoir conscience, j’empoigne l'objet oublié, glisse mon sac à mon épaule et sort au moment même où les portes se ferment. J’expire. Bon, question action complètement irraisonnée, j’ai un sans faute. Le garçon n’a rien remarqué. Les mains dans les poches, il poursuit son chemin. Sa tête dodeline au rythme de ses pas.

Le bus part, alors je n’ai pas vraiment le choix. Je me dépêche derrière l’inconnu. Il s’immobilise et se retourne en entendant ma course - qui, je dois l’admettre, n’est pas bien discrète. Je m’arrête devant lui, toute essoufflée malgré la distance peu importante que j’ai parcourue. Il faut vraiment que je me remette au sport. Je pose une main sur mon genou tout en lui tendant l’objet.

- Vous avez oublié votre livre.

Mes paroles sont un peu hachées sous l’effet de ma respiration haletante. Je dois ressembler à un paquet secoué, avec mon chignon à moitié défait et mes joues rouges. Non mais franchement, qu’est-ce qu’il va bien pouvoir penser de moi ? Le garçon me fixe un peu, la mine stupéfaite, puis il attrape le bouquin. Je laisse retomber ma main. Contre toute attente, il sourit.

- Merci.

Il a une jolie voix ce garçon, un peu grave, mais pas trop. Pas rauque, pas suave, un simple juste milieu. Je déglutis. Je suis sûre que je rougis encore plus. Fichu visage trop transparent. Je me redresse enfin. Nous nous faisons face, silencieux et apparemment aussi gênés l’un que l’autre. Une voiture klaxonne, nous rappelant que nous nous tenons au milieu d’un passage piéton. Oups. Au moins, le mouvement le sort de son mutisme :

- C’est drôle, je ne pensais pas que votre voix ressemblait à ça.

J’éclate de rire, ne m’étant pas du tout attendue à cette remarque. En même temps, je suis amusée d’apprendre que lui aussi a pensé moi. Il lève la main et repousse une mèche intrépide derrière son oreille. Son regard est intrigué.

- Qu’est-ce que j’ai dit ?

- Rien, c’est juste que je me faisais la même réflexion.

Il sourit et me tend sa paume.

- Je m’appelle Guillaume.

- Eva.

On se sert la main. Ses joues rougissent légèrement. Guillaume - c’est amusant de pouvoir enfin mettre un prénom sur son visage - fronce les sourcils en jetant un coup d'œil à l’arrêt que nous avons quitté.

- Ce n’est pas votre arrêt, si ?

Je secoue la tête, les lèvres pincées. Tiens, ça aussi il l’a noté. Il cale son livre sous son bras.

- Je peux vous offrir un verre ? Pour le déplacement et le dérangement, ajoute-t-il en haussant les épaules.

J’hésite un peu. Ça va être gênant, non ? Puis finalement, je souris et j’accepte. Après tout, pourquoi pas ? Nous marchons un peu vers le petit bar de la gare où nous nous installons. Le silence est en effet embarrassant mais nous finissons par le couper en parlant de quelques détails sans importance - le temps qu'il fait dehors, par exemple. Nos commandes arrivent rapidement, un café pour lui, un smoothie pour moi, et nous sirotons nos boissons en évitant avec soin de croiser le regard de l’autre.

Nous nous séparons un peu plus tard à l’arrêt de bus sans avoir échangé beaucoup plus. J’expire brusquement en le voyant disparaître alors que le véhicule redémarre. Pfiou, ça a été malaisant comme rencontre. Pourtant, le soir, dans mon lit, je réfléchis à ce que j’aurais pu lui demander. Que fait-il de sa vie ? Est-il étudiant ? Ou peut-être qu’il travaille ? Pourquoi tout ce noir ? Non, cette dernière question, je ne la poserai pas, elle est vraiment indiscrète. Je suppose qu’ils signifient un deuil et je ne veux pas m’imposer. Je n’ai pas à savoir ça. Mais je suis curieuse d’en savoir plus sur cet inconnu, moi, et je suis un peu dégoûtée de ne pas avoir saisi ma chance cet après-midi.

Le lendemain, Guillaume - non, vraiment, je n’arrive pas à m’y faire, après tant de temps à ignorer son nom, le savoir est très étrange- est au rendez-vous. Il me salue avec un sourire avant de s’asseoir à sa place habituelle et de sortir son livre. C’est ridicule mais je m’étais attendue à plus, à une nouvelle conversation gênante par exemple, et maintenant je suis presque déçue. C’est notre nouveau manège : tous les matins et tous les soirs, il me dit bonjour, au revoir, sans jamais oublier mon prénom, et je lui réponds de même. Deux semaines passent avant que nous ne parlions à nouveau, à la suite de quoi nous échangeons nos numéros. J’hésite longtemps avant de lui envoyer un message. Il me répond presque immédiatement. Nos discussions sont toujours vives, sur des sujets si variés qu’elles me paraissent parfois irréelles. Dans le bus, en revanche, il nous faut encore un mois avant que nous ne surmontions tous les deux notre timidité et que nous ne commencions à bavarder en face à face.

Et peu à peu, l’inconnu est devenu ami.

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