Semaine 23.2 - Le bal

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Plutôt que de se diriger vers la salle de bal, le jeune homme bifurque vers les jardins. Le froid de décembre frappe son visage alors qu’un valet lui ouvre la porte. Il frissonne mais descend les marches et s’enfonce entre les buissons qui délimitent les promenades. Dans le noir, ces chemins qu’il connaît pourtant sur le bout des doigts revêtent un nouvel habit. Les courants d’air tournent autour de ses pieds et il serre les bras contre son torse. Après la chaleur moite qui règne à l’intérieur, le choc est violent. Son pas accélère. Peut-être pourra-t-il se réchauffer ainsi.

Une demi-mille* plus tard, le jeune homme parvient enfin devant la chapelle du château. La faible lueur des cierges fait briller les vitraux d’une manière presque surnaturelle. Louis pousse la porte, qui craque un peu. La petite église est vide, à l’exception d’une silhouette courbée devant l’autel. Il ferme doucement le battant et avance dans l'allée centrale. Ses chaussures talonnées claquent sur les pierres et il grimace, mais la personne ne bouge pas. Il la rejoint.

Le jeune homme s'agenouille à côté d’elle. Il croise les mains sur le pupitre, ferme les yeux et baisse la tête révérencieusement avant d'écouter les bruits du monde qui l'entoure. Il entend le vent qui siffle contre les pierres dehors, entre les branches des arbres voisins. Il entend la respiration de sa sœur aînée, sa propre respiration, qui s’approfondit. Il entend les battements de son cœur qui ralentissent sous l’effet de la quiétude de l’endroit. Ses pensées aussi stoppent leur course, se contentant de naviguer sereinement.

Après une durée indéterminable, une main se pose doucement sur la sienne. Il ouvre les yeux et sourit au visage fatigué de Mère Charlotte. Elle glisse ses doigts sur sa joue, puis se lève. Louis s’empresse de se redresser à son tour, lui présentant un bras qu’elle accepte de bon cœur. Elle boite légèrement depuis son séjour au Temple, quand elle était adolescente, et le froid l’accentue toujours. Lentement, ils quittent la chapelle.

- Vous allez bien ? s’enquiert Louis.

- Tout va bien, petit frère, ne t’inquiète pas.

Sa voix est un peu craquante après avoir longtemps gardé le silence. Depuis combien de temps est-elle dans l’église ? Ils marchent d’un pas paisible, les feuilles craquant à peine sous leurs pieds.

- Il faut toujours remercier le Seigneur pour ses actions, reprend Mère Charlotte, mais chaque année, cette période hivernale met en mal ma foi.

Sa confidence n’est pas nouvelle pour son frère, il le sait déjà. Il l’a remarqué depuis des années, que son aînée prie toujours plus quand approche décembre. Depuis des années, il en sait les causes, mais n’a jamais osé en discuter avec elle, de peur de la blesser. Elle est si bonne avec lui ! Louis reste silencieux, soucieux de la laisser s’ouvrir si elle en ressent le besoin sans la brusquer pour autant.

- C’est que je suis chanceuse, j’ai survécu. Et je vous ai trouvés, Sophie et toi, ajoute-t-elle avec un doux sourire en sa direction.

Oui, elle a survécu. Mais elle est la seule, Louis le sait. Père et Mère ont été exécutés, son petit frère est mort à un tendre âge dans sa cellule, loin d’elle, et même sa dernière compagne, sa tante, la plus jeune sœur de Père, lui a été enlevée, et elle aussi a été exécutée. Et de tout ça, Mère Charlotte n’en a rien su avant que des mois, voire des années ne passent. Elle était tenue dans l’ignorance, dans sa prison du Temple, coupée du monde. Louis frissonne. Quelle période terrible ça a dû être ! Et, oui, elle en est sortie, mais bien plus tard. Une enfance, une jeunesse entière passée dans la peur et les mauvais traitements, marquée par les pertes successives. Il pose doucement sa main sur celle de Mère Charlotte, au creux de son coude, et la serre. Elle ne répond rien mais un très léger sourire effleure ses lèvres.

Aujourd’hui marque sa quinzième année de liberté, qui coïncide avec son trente-deuxième anniversaire. Leur oncle le comte de Provence organise toujours une grande fête pour fêter ces évènements mais Mère Charlotte n’y assiste presque jamais. Longtemps, Louis a cru que c’était par timidité, mais comme, le reste de l’année, elle se montrait sans gêne, l’idée a rapidement été rejetée. Puis il a fini par comprendre qu’elle se sentait honteuse de fêter la chance qui a été refusée au reste de sa famille. De leur famille.

Mère Charlotte reste silencieuse, et Louis l’imite, conscient de ses pensées tournoyantes. Ils retournent au château, entrant par une porte de service afin de ne pas attirer les invités. Le jeune homme l’accompagne jusque devant sa chambre, l’embrasse sur la joue et la confie à sa camériste avant de descendre rejoindre les convives.

En bas, le bal est toujours en cours, bien que les plus âgés se soient écartés de la piste pour converser et échanger des nouvelles. Louis repère rapidement sa sœur, qui tourne entre les mains d’un jeune homme qui n’est pas le comte de Saunmür. Fronçant les sourcils, il le cherche du regard pour enfin le localiser entre deux vieilles nobles. Il semble victime d’un grand ennui, si grand que Louis en a presque de la peine pour lui. Sophie est prise par cette complexe danse viennoise qu’elle apprécie particulièrement. Il l’admire un instant, fasciné par la précision de ses mouvements. Que ne donnerait-il pour savoir si bien se contrôler !

Alors qu’il était dans ses pensées, un grattement de gorge le fait sursauter et il se retourne. Il s’incline légèrement devant l’homme aux favoris bruns qui se tient face à lui. Son regard est un peu soucieux.

- Charlotte est-elle toujours dans la chapelle ?

Louis pose doucement sa main sur le bras de son beau-frère.

- Non, elle vient de rejoindre sa chambre, Père Antoine.

Le plus âgé pince les lèvres, hochant distraitement la tête. Chaque année, c’est la même chose, il s’inquiète pour son épouse. Louis trouve cela touchant, d’autant plus que rares sont leurs connaissances éprouvant de réels sentiments pour leurs conjoints. Mais Père Antoine et Mère Charlotte sont véritablement attachés l’un à l’autre, et, quand il était petit, il adorait les entendre raconter comment ils avaient entretenu une importante correspondance pendant trois ans avant d'obtenir l'autorisation de se marier. Pour lui, ça avait toujours été le comble du romantisme.

Il sourit gentiment à son beau-frère. Ce dernier tapote son épaule et prend congé. Alors qu’il disparaît entre les invités, Louis s’installe dans un fauteuil inoccupé, retenant un bâillement. Il aimerait pouvoir aller se coucher mais quelqu’un doit rester surveiller Sophie ou, plus précisément, surveiller ses nombreux prétendants. Il y a déjà eu un incident, deux ans plus tôt, un duc légèrement perturbé - et déjà marié - qui avait tenté à plusieurs reprises de l’embrasser et qui l’avait frappée en se voyant refusé. Elle n’avait alors que quinze ans, et depuis, Louis n’ose plus la lâcher du regard, d’autant plus qu’elle-même lui a confié ne pas toujours se sentir en sécurité.

Trois danses plus tard enfin, Sophie prend congé de ses cavaliers amourachés, et rejoint son frère sous leurs yeux brillants. Elle l’embrasse sur la joue, soufflant doucement :

- Merci d’être resté.

Il sourit, réprimant un énième bâillement. Il lui présente son bras, et saluant poliment ceux qu’ils croisent, le frère et la sœur quittent la salle de bal pour rejoindre l’étage tranquille des chambres. Sophie l’enlace une dernière fois devant sa porte, soupirant un "bonne nuit" un peu endormi, puis Louis poursuit son chemin. Parvenu à sa propre pièce, il se laisse déshabiller par un valet, se glisse dans son lit avec contentement. Quelle longue journée !

Dire que tout recommence demain...


* mille : unité de mesure anglaise, une mille est égale à 1609 mètres. Une demi-mille est donc une distance d'environ 800 mètres.

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