Semaine 23.1 - Le bal

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- Oh ! Je… Excusez ma maladresse…

Il bégaie, le pauvre, incapable de se concentrer sur ses paroles. Louis sourit. Un nouvel homme prit dans les filets de sa sœur. Ce n'est pas bien surprenant, un sourire de sa part et les voilà perdus. Cependant, il ne peut pas leur jeter la première pierre, étant lui-même profondément admiratif de Sophie. Assis sur un canapé dans un coin de la salle, il observe la jeune femme demander à l’inconnu si tout va bien. Ce dernier rougit encore plus. Enfin, incapable de reprendre ses esprits, il s’incline, la bouche close, et elle prend congé. Son regard parcourt la pièce puis, quand Louis lui fait signe aussi discrètement que possible, son visage s’adoucit. Elle fend la foule pour le rejoindre. Toujours aussi parfaite, elle s'assoit à côté de son frère, l’embrassant sur la joue et attirant les regards envieux voire menaçants de la gent masculine présente qui se demande ce qu’il a pu faire pour mériter une telle distinction. Naître le même jour, répond intérieurement Louis, mais il se contente de sourire, son attention maintenant focalisée sur sa sœur.

C’est vrai qu’à les regarder comme ça, ils ne se ressemblent pas beaucoup, il le sait. Sophie est magnifique, avec sa robe cintrée sous la poitrine, un châle fin couvrant pudiquement sa gorge. Les manches courtes mais bouffantes affinent plus encore sa taille, tout comme les longs gants révèlent le galbe de ses bras. Ses cheveux sont relevés dans un savant chignon, laissant échapper quelques mèches qui encadrent son visage sans tare, comme c’est la mode. Louis, bien qu’aussi richement habillé, se sent toujours gourd à côté d’elle. Ses vêtements soulignent sa croissance inachevée, tout comme ses gestes souvent maladroits.

Il tire sur la manche de sa chemise, qui remonte comme à son habitude sous sa veste. Sophie tend la main avec un sourire amusé.

- Laisse-moi faire.

Louis la remercie alors que ses doigts agiles repêchent la manche intrépide et la replacent doucement. Il ignore l’homme qui passe à côté d’eux en lui lançant un regard noir. Sa sœur inspire, si ce n’est l’amour, du moins l’adoration de ceux qu’elle croise, et l’alchimie entre elle et lui est si visible que l’admiration pour l’une s’accompagne invariablement d’une animosité envers le second. Parfois, Louis est tenté par l’idée de rappeler à tous ces jeunes coqs les liens familiaux qui le lient avec l’objet de leur envie, mais il se rend aussi compte que Sophie est protégée par cette illusion. Il lui jette un regard. Et que ne ferait-il pas pour elle ?

Louis lui présente la main.

- M’accorderais-tu cette danse ?

Alors qu’elle accepte volontiers, le jeune homme se lève, puis accompagne sa sœur vers le centre de la pièce alors que les regards jaloux les suivent. Il retient un sourire. C’est vrai qu’il est chanceux de pouvoir côtoyer un tel trésor.

- Qu’a fait le comte de Saunmür pour paraître si embarrassé ?

- Oh.

Elle rit, et son rire lui évoque une cascade de cristaux. Il est délicat, mais lui sait pertinemment à quel point il est retenu et fabriqué. Que penseraient donc tous ces paons s’ils prenaient conscience qu’en réalité, l'hilarité de Sophie est bien plus ventrale et bruyante en privé ? Louis sourit. De son point-de-vue, ces fous rires libérateurs sont beaucoup plus adorables.

- Il a voulu m’offrir un rafraîchissement, répond Sophie, mais au-même moment, j’ai été heurtée par un danseur et j’ai lâché le verre, qui lui est tombé dessus.

- Il t’a présenté des excuses car... tu as renversé du vin sur sa veste ?

Il ne sait pas pourquoi il en est encore étonné. Sophie rougit un peu, mais elle aussi semble amusée. Elle hoche la tête, haussant les épaules.

- Que veux-tu, je suis parfaite, s’amuse-t-elle.

Il s’esclaffe, se retient de lui pincer la taille pour la chatouiller. C’est tentant, mais ils ne sont plus des enfants. Alors il se contente de la faire tourner au rythme de la musique.

Un peu plus tard, le frère et la sœur se réfugient dans un petit salon, suffisamment éloigné de la salle de bal pour être tranquille tout en profitant de la mélodie et de la joyeuse ambiance. Sophie s’affale dans un fauteuil avec toute la lourdeur de ses membres épuisés. Elle soupire, étendant les bras au-dessus de sa tête :

- Louis, pourrais-tu être un ange et m’ôter ces objets de torture ?

Le jeune homme s'agenouille promptement et délace ses chaussures, les poussant sous le siège. Sophie ferme les yeux de contentement, glissant ses pieds nus entre les plis de sa jupe. Elle caresse la joue de son frère avant de l’embrasser.

- Merci. La prochaine fois, je me souviendrai qu’il ne faut pas dire oui à toutes les frasques de Mère Charlotte.

Louis approche un second fauteuil et s’installe dans son creux. Il desserre son col. Hum, quel bonheur que celui d’être à l’abri des regards !

- C’est elle qui voulait que tu portes ces chaussures ? reprend-il après un silence confortable.

- Plus ou moins.

- Comment a-t-elle pu plus ou moins vouloir ?

Il est intrigué, mais il est vrai que leur sœur aînée a parfois des idées farfelues.

- Eh bien, elle a vu dans sa dernière revue de mode que les demoiselles de mon âge portent des chausses à talons à la cour de Vienne, afin de paraître plus grandes et d’étirer la silhouette par comparaison. Tu sais bien que Mère Charlotte me laisse toujours choisir à la fin, mais elle semblait tant espérer que j’imite ces mesdemoiselles que j’ai voulu lui faire plaisir, et, par conséquent, j'ai fait réaliser ces bottines. Mais par Dieu, mes pauvres orteils !

Louis rit. Il roule les épaules, l’épais tissu de sa veste entravant ses mouvements. Après avoir jeté un regard autour de lui pour s’assurer qu’il n’y a personne, il l’enlève et la laisse choir sur le bras de son fauteuil. L’air épais de la pièce s’enroule autour de sa chemise.

- Il fait chaud tu ne trouves pas, Sophie ?

La jeune femme lève un sourcil avec un geste vague vers sa robe.

- C’est dans ces moments là que je suis ravie que la mode ait changé, imagine, se promener avec des dizaines de jupons !

Louis grimace.

- Ça doit être lourd et étouffant.

- Mère Charlotte m’a dit que c’était en effet le cas, mais elle ne l’a pas vécu longtemps non plus… Enfin, tu sais bien, avec, disons, tout ce qui lui est arrivé…

Le visage de la jeune fille s'assombrie brusquement. Louis déglutit difficilement. L'atmosphère détendue a disparu.

- C’est vrai que j’oublie parfois… Ça a du être terrible pour elle. Ignorer le sort de Père et de Mère, tout en sachant au fond d’elle qu’ils n’étaient probablement plus de ce monde… Ignorer l’état de son frère, de notre frère.

Sophie tend la main vers son jumeau, qui la saisit et la presse.

- Elle était plus jeune que nous maintenant. À sa place, je n’aurai pas survécu je crois.

Elle pince les lèvres, et son frère serre plus encore ses doigts, leurs mains jointes reposant sur son genou. Le silence s’installe, chacun perdu dans ses pensées.

- Sophie, intervient soudainement Louis, tu sais où est Mère Charlotte d’ailleurs ? Je ne l’ai pas vue en bas plus tôt.

- Elle prie dans la chapelle, comme chaque année.

- Oh…

Ils se taisent à nouveau. Des éclats de voix leur viennent de la salle de bal. Enfin, des pas approchent, les talons claquant sur le parquet du couloir. En hâte, Louis remet sa longue veste, et Sophie se redresse dans son fauteuil. Toujours présenter la meilleure image possible. C’est ce que leur répétait toujours Mère Charlotte. Paraître irréprochable. L’être. Afin que personne ne puisse jamais rien dire.

- Ah, vous êtes là, Mademoiselle Sophie-Elisabeth ! Oh, vous aussi, Monsieur Louis-Athanase. Excusez-moi, je ne vous avais pas vu.

Louis roule les yeux alors que l’impromptu arrivant s’incline devant eux.

- Monsieur le comte de Saunmür, le salue gentiment Sophie. Vous me cherchiez ?

La bouche entrouverte comme s'il se souvenait soudainement de ce qu'il était venu demander, l’homme se tourne vers la jeune femme et se courbe à nouveau.

- Vous m’aviez promis une danse, Mademoiselle Sophie-Elisabeth, et le bal approche de sa fin.

- Je vous présente mes excuses, monsieur le comte, d’avoir en effet oublié cet engagement. Permettez-moi de vous rétablir justice de suite.

Louis soupire. Alors que sa sœur entame un mouvement pour se lever, elle s’immobilise, le regard paniqué. Ses pieds sont toujours nus. Elle lance un coup d'œil alarmé vers son frère qui s’empresse d’intervenir :

- Monsieur le comte, avez-vous pu vous sécher à votre convenance ?

Le noble se tourne vivement vers l’autre, les yeux sombres. Dans son dos, Sophie se penche, enfilant prestement ses chaussures. Les lacets rechignent un peu.

- Parfaitement, monsieur Louis-Athanase, répond-il sèchement, j’ai toujours une veste supplémentaire dans ma voiture et je n’ai donc eu qu'à la changer.

- Oh, il vous arrive souvent de vous faire asperger ? C’est amusant, je n’en ai jamais entendu parler, votre discrétion doit être légendaire, ironise Louis.

Du coin de l'œil, il surveille sa sœur. Il n’aime guère la confrontation, mais que ne ferait-il pas pour elle ? Enfin, elle se lève, secouant doucement le devant de sa robe.

- Louis, sois aimable avec monsieur le comte, voyons, le réprimande-t-elle gentiment.

Mais son regard irradie de gratitude. Elle glisse sa main sur le bras que lui présente son nouveau cavalier, et après que ce dernier ait lancé un regard moqueur vers le jeune homme, il sort du petit salon, accompagné de sa gracieuse compagne. Louis roule les yeux. Quel prétentieux, ce monsieur le comte ! Il baisse les yeux vers sa veste et remarque en rougissant qu’il l’a boutonnée de travers. Pestant, il la replace correctement, puis frotte le devant de son col afin de lui redonner un peu de volume. Il se lève et quitte la pièce.

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