Semaine 19 - Un chant

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Le silence n'était pas complet. Il ne faisait pas noir, mais pas totalement jour non plus. Une sorte de crépuscule suspendu avant son accomplissement. Les nuages n’étaient ni blancs et cotonneux, ni noirs et menaçants, juste d’un gris morne et sans saveur.

Sur la place se rassemblait une foule débordant des rues et des chemins adjacents. Les murmures chevauchaient les courants d'air. Ils bondissaient de l’un à l’autre, tissant une très basse cacophonie, comme un orage grondant dans le lointain. Des regards s’échangeaient, des soupirs résonnaient, mais jamais haut. Les non-dits primaient, et ce calme d'une apparence trompeuse régnait en souverain, les enveloppant tel un lourd tissu d’éléments omis.

Puis une épaisse et sourde rumeur se répandit. La tension grimpa. Les bouches se crispaient, les poings se serraient. Des dos se redressèrent, d'autres s’arrondirent. Certains transferèrent leur poids sur une autre jambe, ou se dressèrent sur la pointe des pieds, ou choisirent de reculer. Quelques enfants tiraient sur les manches de leurs parents, sensibles à la colère frustrée qui grondait sourdement.

Enfin, Ménisque arriva. Sa voiture d’un noir luisant avançait lentement, cahotant un peu sur les pavés de la place. De chaque côté trottaient deux alezans harnachés de bleu, montés par des policiers qui, l’arme à la main, scrutaient la foule. Il y en avait cinq autres devant la voiture, pour ouvrir la voie, et cinq derrière, pour la fermer, et beaucoup à pied. Le conducteur était invisible derrière ses vitres noires mais on pouvait voir le despote debout, son tronc dépassant par la fenêtre de toit. Ses deux mains étaient posées sur le bord, tel un conquérant sûr de lui. Ses cheveux ne bougeaient pas, comme si même le vent n’avait pas d’emprise sur eux, et sa moustache non plus. Ses yeux sombres survolaient la foule. Il ne souriait pas. Ne parlait pas, ne saluait pas. Il était juste présent, et c’était suffisant. Sur les bords de la route, on reculait pour laisser plus de place au large convoi.

La tempête grondait entre les spectateurs. Leurs regards lançaient des éclairs. Oh, si seulement cela avait été littéral, le tyran aurait été réduit en cendre en l’espace de quelques centièmes de secondes tant le ressentiment était puissant. La foule se pressait, gonflait. Ménisque ne semblait pas s’en apercevoir. Ou peut-être n’en tenait-il pas compte.

Puis une voix s’éleva. Elle n’était pas forte, mais dans le silence grinçant elle éclatait de clarté. Une mélodie simple qui montait, grimpait, escaladait les nuages et atteignait la surface. Qui coulait entre leurs pieds, se répandait sur leurs corps et glissait dans leurs bouches.

- Entends-tu le grondement du peuple ? Entends-tu ses cris de désespoir ?

Un homme se tenait au milieu de la rue. Seul. Son regard orageux fixait le convoi. Il se tenait droit, les poings serrés le long de son corps. Tout son être résonnait de défi.

- Oh, Liberté, entends-tu quand nous hurlons ?

Les policiers avançaient, sortant les matraques de leurs ceintures. Il ne bougea pas. Sa voix vibrait.

- Oh, Liberté, entends-tu notre détresse ?

Le premier coup l’atteignit au visage et son cri de douleur résonna. Le deuxième le prit au ventre, puis un troisième dans le dos. Il se remit péniblement à genou. Son nez était brisé, du sang coulait et gouttait de son menton. Sa bouche était rougie. Il se redressa.

- Entends-tu le grondement du peuple ? gazouilla-t-il, peinant à respirer correctement.

La matraque le frappa encore à la tête et il tomba, visage vers le sol. Son front heurta les pavés. Avant qu’il ne puisse poser les mains au sol, un nouveau coup s'abattit dans son dos, et encore un. Ses cris finirent par s’arrêter. Bientôt, le gémissement lui-même s’était tu.

Les policiers reculèrent. Leurs armes étaient maculées de sang. L’un d’eux cracha sur le morceau de viande hachée avant de faire volte face. Le convoi reprit son chemin. Ménisque ne s’était même pas retourné.

- Entends-tu le grondement du peuple ?

Une nouvelle voix s’élevait. Un peu plus loin. Plus grave. Les policiers se dirigèrent droit vers elle.

- Entends-tu la colère dans nos coeurs ?

Encore plus loin, une nouvelle. L’orage qui couvait se transformait en pure électricité. Des coups d’oeil voyageaient, un mouvement de foule se leva. Elle gonflait.

- Oh, Liberté, entends-tu quand nous hurlons ?

Plusieurs rebelles s’étaient ajoutés au chant. Les policiers avaient atteint le premier mais hésitaient à le frapper. Les coups finirent par arriver, et pourtant les paroles enflaient et grimpaient. Pour chacun, de nouvelles voix s’accumulaient.

- Oh, Liberté, entends-tu notre désespoir ?

Ménisque avait le visage froissé, les sourcils froncés. Il semblait confus. Il regardait ci et là, comme s’il ne saisissait pas ce qu’il se passait. Il agrippa le bras de l’un de ses gardes, lui chuchota quelque chose d’un air menaçant. L’autre hocha la tête.

- Entends-tu le grondement du peuple ? Entends-tu la clameur qui s’élève ?

La rumeur était devenu cri. Il résonnait, vibrait, tremblait. L’air se solidifiait à son contact, dense et électrique. Le chant grimpait, menaçant, plein de colère, de frustration. Débordant d’espoir. Cela venait de tout côté, des grands et des petits, des hommes et des femmes. Les policiers ne savaient plus où aller. Dès qu’ils approchaient l’un des rebelles, deux autres le remplaçaient. Bientôt, la foule entière avait repris le chant.

- Oh, Liberté, entends-tu quand nous hurlons ? Oh, Liberté, entends-tu notre détresse ?

Les paroles étaient plus hurlées que chantées. Un reste de mélodie survivait, simple et lente, tel le pas de la Mort qui avance.

Le chef de la garde siffla et tous les policiers reculèrent comme une unique entité. Ils firent volte face et se frayèrent un chemin jusqu’à la route, l’arme dressée. Là, quelques uns empoignèrent Ménisque, le jetant avec peu de ménagement dans la voiture alors que les autres tentaient de contenir l’orageuse fureur du peuple. La troupe se retira dans la plus grande des confusions, les chevaux ruant à qui mieux mieux, les officiers peinant à garder un passage suffisamment large pour la voiture.

Ils s’échappèrent.

Le chant les poursuivit. Il roulait dans les rues, ricochait contre les murs, formait des flaques dans lesquelles les roues s’embourbaient. Il rejoignait les nuages, le ciel, la liberté.

Et durant ce bref mais exaltant instant, le despote était prisonnier et le peuple libre.

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