Semaine 15.2 - Kleonas le chanteur

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Par la suite, je l'ai vu entrer dans une bonne quinzaine d'immeubles, visitant au moins le double de familles et laissant toujours quelques monnaies. Sa bourse diminuait significativement de volume mais il ne ralentissait pas. Je ne comprenais pas. Quelques fois, il s'est arrêté pour chanter, les enfants accompagnant joyeusement sa mélodie.

La nuit était très avancée quand il s'est finalement détourné des insulae. Il repartait vers les quartiers plus riches. Logique, avec ce qu'il gagne, il doit habiter dans une grande maison, me suis-je dit, oubliant ce qu'on m'avait appris sur l'homme. Enfin, il s'est arrêté. Il s'est assis contre un mur, ses bras négligemment posés sur ses genoux. La bourse pendait le long de son tibia. Il a tapoté le trottoir à côté de lui.

- Viens là, gamin.

J'ai regardé autour de moi, mais il n'y avait personne. Curieux, bien qu'un peu nerveux, je me suis avancé. La lune m'a enveloppé de sa douce lueur pâle. Le chanteur a souri puis a rejeté la tête en arrière, les yeux fermés. Il est resté immobile comme ça, attendant que je m'assois à mon tour. Je me suis installé à une ou deux longueurs de lui, assez loin pour pouvoir m'enfuir si jamais il tentait quoi que ce soit, mais je ne croyais pas qu'il en serait capable. Quelqu'un capable de produire une si belle musique ne peut pas être animé par des mauvaises attentions.

- C'est toi qui me suit depuis toute à l'heure, n'est-ce pas ?

J'ai hoché la tête. Puis me suis rendu compte que c'était idiot, puisqu'il ne pouvait pas me voir.

- Oui, monsieur.

- Pas monsieur. Appelle-moi, Kleo.

J'ai tourné son nom dans ma bouche. Ça sonnait bien. Mes fesses ont enfin touché les dalles. Mon dos s'est calé contre le mur. Le chanteur regardait la lune avec une sorte d'admiration béate. Il semblait paisible.

- Pourquoi tu leur as donné des pièces ? ai-je enfin demandé.

À ma grande surprise, il a ri.

- Et pourquoi pas, gamin ?

J'ai ouvert la bouche pour répliquer que c'était un geste étrange, mais je me suis retenu. Il devait bien avoir une raison d'agir ainsi. Son visage s'est tourné vers moi. Il avait les yeux très verts, presque surnaturels, et une barbe moutonneuse sur le menton. J'ai été stupéfait de la voir si fournie, puisque les hommes à Rome sont aussi glabres qu'ils le peuvent. Les poils sont pour les barbares répètent-ils tous. Et voilà ce chanteur divin qui les porte longs...

- Dis-moi, gamin... comment t'appelles-tu d'ailleurs ?

- Rutilius.

Son sourire s'est agrandi.

- Oui, j'aurais dû m'en douter avec ces cheveux que tu as. Dis-moi, Rutilius, pourquoi penses-tu que je donne des pièces aux moins aisés ?

J'ai froncé les sourcils. Cela faisait longtemps que personne ne m'avait demandé mon avis pour quoique ce soit. J'ai haussé les épaules.

- Je ne sais pas.

- Essaie. Imagine. L'imagination est un don des dieux, il faut l'utiliser, Rutilius.

- Pour... euh...

J'avais beau me creuser la tête, je ne voyais pas. J'ai secoué la tête.

- Non, je ne comprends pas. Pourquoi tu n'utilises pas l'argent pour vivre dans une grande maison et vivre comme les riches ?

Son sourire était amusé.

- Pourquoi cela, en effet. Vaste question, Rutilius. Peut-être n'en ai-je pas besoin pour être heureux.

- Pourquoi ?

- Tu sais, Rutilius, ce que j'aime plus que tout dans la vie, c'est jouer et chanter. Je suis heureux de pouvoir le faire tous les jours. Je n'ai pas besoin de plus.

- Mais pourquoi tu ne vis pas dans une grande maison ? Tout le monde veut une grande maison !

Il a ri.

- Eh bien pas moi ! Regarde en l'air. Regarde le ciel. Que vois-tu ?

J'ai balancé ma tête en arrière, levant le nez comme il le demandait. La nuit était belle, lumineuse. Des centaines et des centaines de petites lampes brillaient.

- Dans mon pays, on raconte que notre monde est couvert d'un dôme percé d'une infinité de trous. Les dieux regardent à travers pour veiller sur nous. C'est pourquoi parfois tu vois l'une de ces étoiles clignoter ; un dieu a passé son œil derrière, cachant la lumière venant du palais céleste. Pourquoi voudrais-je m'enfermer dans une maison quand je peux dormir sous le regard des divinités ? Aucune maison, si belle et luxueuse soit-elle, ne peut rivaliser avec ça.

Mes yeux étaient toujours tournés vers le ciel. J'ai pensé que l'idée était tentante.

- Mais alors pourquoi tu prends l'argent si tu n'en a pas besoin ?

Dans mon champ de vision, j'ai remarqué que son visage était très doux, lisse de tout soucis. Il avait l'air serein, en effet, à regarder les étoiles dans la rue.

- Car ainsi je peux aider d'autres personnes, Rutilius. Cela aussi me rend heureux. De pouvoir faire naître des sourires sur des visages marqués par la vie, de pouvoir insuffler un peu de joie dans le cœur de ceux qui n'ont pas eu de chance. Quelques pièces peuvent apporter tant de bonheur pour une mère qui se tue à la tâche pour nourrir ses enfants. Oui, cela me rend heureux de les voir sourire.

Je n'étais pas sûr de tout comprendre, mais peut-être étais-je juste trop petit. Peut-être qu'avec le temps je comprendrais mieux. Le regard de Kleonas s'est posé sur moi. Il a secoué sa main vers le mur dans nos dos.

- Aller, Rutilius, tu ferais bien de rentrer chez toi, ta mère doit s'inquiéter.

J'ai eu un mouvement de surprise en reconnaissant soudainement où j'étais : c'était en effet la maison de mon père. Un peu plus loin sur notre gauche, il y avait la belle porte d'entrée principale, la rouge, celle par laquelle je n'avais pas le droit de passer et, derrière nous, je pouvais deviner le froissement des feuilles du vieux chêne que j'ai si souvent pris comme refuge.

Kleonas s'est relevé. Il a frotté sa tunique et sa culotte pour en enlever les poussières, s'est penché vers moi pour me mettre sur mes pieds puis a repris son baluchon et sa lyre.

- Tu savais qui je suis ?

Pour une quelconque raison, je me sentais presque en colère.

- Le petit garçon roux que Marcus Caelius Crassus ne veut pas reconnaître. Oui, j'ai entendu parler de toi, Rutilius. Plusieurs de mes amis des insulae m'ont parlé de toi. J'étais curieux de te rencontrer, et voilà qu'un gamin aux mèches de feu me suit dans la nuit !

J'ai fait la moue. J'étais déçu d'avoir été repéré si facilement. Kleonas a passé la main dans mes cheveux, les dressant sur mon crâne. En me voyant si dépité, le chanteur s'est accroupi devant moi pour être à ma hauteur.

- Écoute, Rutilius, je suis sûr que tu es un petit garçon formidable, mais les rues tard ne sont pas toujours sûres pour un enfant comme toi, d'accord ? Tu ferais mieux de rentrer dormir dans un lit. Laisse ta mère t'embrasser, profite de sa chaleur. Et si tu veux, demain, viens me voir. On pourra parler un peu plus. Cela te ferait plaisir ?

Mon esprit tournait dans tous les sens. D'un côté, je n'aimais pas beaucoup être traité comme un tout petit, de l'autre, Kleonas, le chanteur divin, me proposait de passer du temps avec lui. Quelle bénédiction des dieux ! J'ai hoché la tête en serrant les lèvres. Il a souri, a frotté ma tête encore plus dans un geste amical puis a fait volte face et est parti. J'ai regardé sa lyre se balancer dans son dos avant de contourner le mur d'enceinte et de passer furtivement par la porte de service.

Maman était encore dans la cuisine, étouffant les derniers feux. En m'entendant, elle s'est retournée et m'a serré contre elle. Elle sentait bon toutes les odeurs du dîner qu'ils avaient mangé. Elle m'a poussé vers la table, m'a donné un gros morceau de pain et un bout de jambon toujours chaud que j'ai dévorés de bon appétit. Je l'ai embrassée sur la joue, heureux de la revoir. Elle m'a souhaité la bonne nuit, s'est faufilée dans la maison et sa chaleur m'a quitté. J'ai toutefois gardé mon sourire. J'aimais beaucoup maman. Et la petite discussion avec Kleonas m'avait fait réfléchir.

En silence, je me suis glissé dans le jardin. J'ai grimpé dans le chêne, me suis callé à la fourche. Elle était si large que je pouvais facilement m'y installer. Je me suis allongé, les bras derrière la tête. À travers les feuilles, je pouvais voir le plafond nocturne.

Une des étoiles a clignoté, et je me suis endormi, certain d'être sous un bon œil.

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