Semaine 15.1 - Kleonas le chanteur

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J'étais très roux, enfant. Dans les rues, les passants se retournaient en me regardant fixement. D'autres portaient trois doigts à leur poitrine, à leur bouche, avant de les pointer vers moi pour repousser le mauvais œil. Quand j'étais très petit, cela m'amusait, puis j'ai compris qu'ils me pensaient maudit. Depuis, j’ai toujours fait attention à ne pas me promener dans les allées les plus passantes ou à porter un bonnet pour cacher la couleur de mes cheveux.

C'est que, voyez-vous, à Rome, les citoyens, les vrais, les purs, sont bruns. Châtains à la limite. Pas roux. Seuls les barbares sont blonds ou roux. Je viens pourtant d'une grande famille, la gens Caelia. Plusieurs consuls font partie de mes ancêtres. Quand je suis né, avec cette imposante toison couleur flamme sur le crâne, tout le monde a été choqué. J'étais le premier garçon de la famille, j'aurais dû être la fierté de mon père, celui qui prendrait sa suite au Sénat, mais il ne m'a même pas reconnu lors du dies lustricus, une cérémonie célébrée neuf jours après la naissance pour donner un nom à l'enfant. Un détail important quoi, mais mon père ne s'est jamais montré. Il est resté enfermé dans son bureau. Il répétait que je n'étais pas son fils, que maman avait dû fauter avec un barbare. Elle s'est énervée. Elle m'aimait déjà. Ce sont mes trois sœurs aînées et elle qui m'ont nommé. Lucius Caelius, bien que mon cognomen ait très rapidement pris le dessus. Rutilius, le très roux.

Dès le plus jeune âge, je passais le plus clair de mon temps à la rue. Mon père ne supportait pas ma vue, les esclaves eux-mêmes étaient mal à l'aise en ma présence. Au moins, dans les allées, on me regardait bizarrement, mais en pensant que j'étais un barbare servile, et non pas le fils maudit d'une prestigieuse famille. J'ai appris à voler sur les étales, à envoûter les grandes dames pour obtenir un denarius ou deux. De temps en temps, un groupe de gamins plus vieux me prenait sous son aile et nous partions en vadrouille pour chasser, armés seulement de quelques couteaux mal affûtés.

Quand j'avais sept ans, j'ai rencontré Kleonas. C'était un chanteur grec si doué que toutes les grandes familles se l'arrachaient pour animer leurs repas. L'écouter, c'était écouter les chants des dieux et on racontait que les divinités bénissaient ceux que sa musique touchait. Mais aussi, on disait tout un tas de choses sur lui. Qu'il était payé magnifiquement, mais qu'il vivait à la rue. Qu'il refusait de quitter une maison par la porte des maîtres, préférant celle des esclaves. Cet homme était une légende.

Alors, évidemment, j'ai eu envie de le trouver.

J'ai demandé à des passants s'ils savaient où il était, mais personne ne m'a répondu. Puis enfin, alors que la soirée approchait, une vieille dame s'est penchée vers moi pour me souffler qu'il chantait chez l'orateur Tubero. Elle a tapoté ma joue crasseuse, m'a tendu un petit pain encore chaud et m'a dit de vite rentrer chez moi avant que mon maître ne se rende compte que j'étais parti. Je n'ai pas voulu la détromper. Mâchonnant un coin de mon précieux cadeau, je l'ai regardée s'éloigner. La maison de Tubero était sur la colline du Caelius, celle qui avait donné son nom à ma famille. Ce n'était pas très loin.

J'ai tiré sur ma tunique. Elle commençait à devenir trop petite et le cordon qui la retenait à la taille trop court. J'allais devoir en demander une autre à maman. Peut-être serait-elle contente de me voir. Après tout, je n'étais pas rentré depuis... oh, au moins trois jours. Je me suis demandé si mon père s'en était rendu compte. Probablement pas. Ou avec soulagement. Mais maman, elle, devait être inquiète. Elle n'aimait pas quand je partais longtemps, même si elle ne m'encourageait pas à rester non plus.

Mes pieds nus claquaient sur le pavé alors que je traversais la ville. Le petit pain commençait à refroidir aussi je me suis dépêché de l'avaler. Il était délicieux. Mon premier repas chaud en deux jours. Je suis arrivé dans le bon quartier. C'était l'un des jolis quartiers, avec des grandes villas. Pas le plus beau, ni le plus prestigieux, mais joli quand même.

Il n'y avait pas encore de musique. Les invités parlaient entre eux dans une cacophonie peu harmonieuse. J'ai froncé le nez. Ce son n'était pas agréable. Ma main a couru le long du mur. Il était haut, bien trop haut pour que je puisse regarder, mais qu'importe, la musique, ça s'écoute. J'ai trouvé un petit coin qui ne sentait pas trop mauvais. Il était dans un angle du mur d'enceinte, non loin de la porte de service. Je pouvais sentir les fumeurs du dîner que les esclaves préparaient pour les grands allongés dans le jardin. C'était alléchant. J'ai glissé contre le mur, me suis accroupi sur les pavés, le dos contre les pierres. Je n'avais plus qu'à attendre.

Enfin, Kleonas a été annoncé par le maître. Les invités se sont tus. Le silence était surprenant, après tous leurs bruits discordants. Je n'entendais plus que les derniers oiseaux et les grattements des rongeurs nocturnes. Puis la musique monta. Très lentement, comme s'enroulant autour de l'air. Les notes sonnaient dans la nuit, seules au monde. Elles dansaient autour de moi, s'insinuaient au plus profond de mon âme pour me souffler « tu n'es pas seul ». C'était si beau que je me demandai si je n'étais pas mort. Non, ai-je résonné, je ne suis pas mort, car si c'était le cas, je ne serais pas aux Champs Élysées. J'ai fermé les yeux. Mon cœur battait si lentement que je me suis dit qu'il se mettait à l'harmonie avec la musique.

Finalement, Kleonas a commencé à chanter. Je ne comprenais pas les mots, c'était du grec, mais ils résonnaient dans ma poitrine, me donnaient envie de pleurer tant ils m'enveloppaient de chaleur et de douceur. Les oiseaux avaient arrêté de piailler, les rongeurs de fouiller. Tous écoutaient le chanteur. Il n'était pas un humain. Il ne pouvait pas être un humain comme moi. Il devait être un envoyé des dieux. Les gens dans la rue avaient raison. C'était incroyable.

Je ne sais pas combien de temps je suis resté ainsi, recroquevillé sur moi-même, dans la nuit et dans le noir, à me bercer de cette musique, mais quand l'enchantement s’est brisé, j'avais mal partout. Et pourtant, pour la première fois depuis longtemps, je me sentais bien. Une petit sourire ornait mes lèvres sans que je puisse le repousser. Je me sentais bien.

J'ai entendu un des lits craquer alors que le maître se levait. Les pièces dans la bourse cognaient les unes contre les autres. Sans ajouter un mot, les pas de Kleonas se sont éloignés puis se sont évanouis quand il est entré dans la maison. Les invités ont repris leurs discussions comme si leur monde ne venait pas d'être chamboulé. Ou peut-être était-ce seulement le mien ?

La porte à côté de moi s'est ouverte et j'ai reculé précipitamment, m'enfonçant dans l'obscurité pour qu'on ne me voie pas. Je ne voulais pas être puni. Une silhouette fine est passée dans le rai de lumière et s'est éloignée furtivement. Elle portait une lyre. Kleonas.

Pris d'une soudaine pulsion, j'ai décidé de le suivre. Peut-être allait-il rejoindre ses maîtres les dieux ? Les pavés étaient froids sous mes pieds et l'air nocturne était bien trop frais pour ma peau nue mais je n'y faisais plus attention, je m'y étais habitué. Si mes années dehors m'avaient appris quelque chose, c’était à supporter beaucoup de conditions peu… hospitalières, et cette nuit là était tranquille. La lune était presque pleine et les rues illuminées d'une belle lueur claire. Elles semblaient irréelles. Kleonas marchait lentement, comme s'il prenait son temps. Il a rangé son instrument dans un petit baluchon qu'il a balancé par-dessus son épaule et le petit sac bougeait au gré de ses mouvements.

Assez rapidement, je me suis rendu compte qu'il s'éloignait des quartiers riches. Son pas était tranquille, serein. À sa main pendait la bourse, son cuir tendu par le poids des pièces. Ma bouche était sèche. Il devait y en avoir tant !

Kleonas a pris plusieurs croisements sans accélérer. Les rues étaient désertes et j'ai remarqué avec surprise qu'il ne portait pas de sandales, comme moi. Nous sommes arrivés dans les quartiers les plus pauvres. Je pensais qu'il l'éviterait mais il s'y est enfoncé avec l'aisance de celui qui a l'habitude de venir. Les insulae projetaient de grandes ombres sur le sol et la lune n'était plus visible. Pourtant, le chanteur a poursuivi sa route. Je me suis approché, un peu sur les nerfs. Kleonas est entré dans l'un des bâtiments. J'ai attendu dans la rue, silencieux dans mon coin. Je l'ai vu au dernier étage, à l'une des fenêtres. Il parlait avec une matrone qui portait un petit enfant à sa hanche, avec un autre qui se cachait dans son dos. Je ne pouvais rien entendre mais il s'est incliné devant elle en lui tendant quelques pièces. Elle s'est pliée en deux, bafouillant des remerciements que je n'entendais qu'à moitié. Le sourire de Kleonas, lui, je l'ai vu depuis tout en bas.

Je me suis demandé si c'était sa famille. Peut-être oui. Pourquoi n'en aurait-il pas une ? Et pour quelle autre raison pourrait-il donner de l'argent à ces gens ? Puis j'ai réfléchi un peu, et je me suis demandé pourquoi ils ne vivaient pas dans de meilleures conditions si c'était le cas. Avec toutes les pièces dans la bourse, ils pourraient acheter facilement deux ou trois insulae. Au même moment, Kleonas a pris congé et est descendu. Il est ressorti dans la rue, inspirant profondément l'air frais.

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