Semaine 8.3 - Les disparus du phare

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Plus tard dans la soirée, alors que le dîner a passé, Marshall ressort son carnet, le laissant choir lourdement sur la table. Ducat, qui somnolait, sursaute, grommelle puis change de position avant de se rendormir. Peu troublé, l'autre sort son porte-plume, le remplit précautionneusement d'encre -sans oublier d'en étaler sur ses doigts- tout en réfléchissant à ce qu'il va pouvoir écrire. Puis, enfin, la plume glisse sur le papier, grattant et crissant contre les fibres plus épaisses. 12 décembre. 21 heures. Sommes isolés par la tempête. Mer déchaînée, vagues gigantesques dont certaines touchent le phare. Là, il s'arrête. C'est vrai que la houle est impressionnante. Il n'a jamais vu ça. La hauteur focale du bâtiment, c'est-à-dire la hauteur de la mer à la lampe, est d'une bonne centaine de mètres, or quand il est monté vérifier l'heure précédente qu'aucune des bougies n'avait été soufflée, une vague s'est écrasée sur les vitres. Un frisson court dans son dos. Oui, le vent est violent ce soir. Une nouvelle bourrasque frappe le phare. Marshall entend les vitres vibrer trois étages plus haut. Ducat se relève et s'étire, dérangé. Il lance un regard noir au plafond.

- Tout ce fatras me donne envie d'ouvrir la porte, quitte à me faire emporter par la tempête.

Ses yeux se tournent avec hostilité vers les murs qui, bien que forts de presque un mètre de pierre, semblent minces face à la furie du temps. Marshall déglutit légèrement mais ne répond rien. Enfin, Ducat croise les bras sur la table et se réinstalle sans cesser de maugréer. Alors que sa respiration ralentit et que son ronflement monte, la plume reprend son chemin sur le papier. Ducat irritable. Après tout, c'est vrai et suffisamment rare pour mériter une mention dans le carnet.

Posant le porte-plume, le vieil homme absorbe une énième tâche d'encre à l'aide d'un morceau de papier buvard avant de masser sa main avec une grimace de douleur. L'arthrose est terrible, surtout par ce temps, quand l'humidité envahit chaque parcelle d'air. L'escalier de la tour craque dans l'angle du bâtiment. Marshall ne lève pas la tête. Rien de bien étrange, tout bouge quand un ouragan pareil déferle sur l'île. De plus, MacArthur est à l'étage et doit se mouvoir pour faire fuir la fatigue qui ce soir colonise la moindre de leurs cellules. Il se secoue. Lui aussi devrait bouger ou il finira par s'endormir. Avec un regard d'envie vers Ducat, il se redresse avec précaution, dépliant son dos et ses longs membres. Il grogne, glisse la main dans ses cheveux. Le cordon de cuir qui les retenait en arrière s'échappe et tombe à terre. Avec un nouveau son irrité, Marshall s'accroupit, tâtant le carrelage de ses doigts avant de trouver le lien. Alors qu'il se relève en maugréant, tentant en vain de rassembler sa chevelure filasse dans sa nuque, les marches craquent à nouveau. Marshall hausse la voix :

- MacArthur, tu tombes bien. Je sais que c'est un peu bizarre, mais tu voudrais bien me tresser les cheveux ? Je n'arrive pas à lever les bras suffisamment haut.

Ça lui fait un peu honte de l'avouer, alors que l'homme qui descend est son aîné d'une dizaine d'années, mais qu'importe, c'est la réalité et il déteste quand ses cheveux lui tombent devant les yeux. En revanche, il n'envisage pas de les couper car, dans sa famille, tous les hommes les portent sous les épaules.

Sans répondre, MacArthur s'approche dans son dos. Ses longs doigts fins se glissent entre les mèches, les entrecroisant adroitement. Marshall lui tend machinalement le cordon par-dessus son épaule. Alors que le vieil homme le fixe au bout de la tresse, le bout de ses doigts effleure la peau de l'autre. Ce dernier est envahi par un grand frisson. C'est froid, très froid, et presque humide.

- Qu'est-ce que tu fais, Marshall ?

La voix a un ton légèrement inquiet. Il se retourne brusquement, et la sensation dans sa nuque disparaît. MacArthur se tient sur l'antépénultième marche de l'escalier, à quelques mètres de la table où dort toujours Ducat. Ses sourcils sont légèrement froncés.

- Quoi ? croasse l'autre.

Hum, le froid a déjà attaqué sa gorge. A cette vitesse-là, sa voix s'éteindra avant la fin de la nuit. MacArthur plisse le visage. Il fait un vague geste de la main vers la porte d'entrée.

- Tu étais complètement immobile, fixant le mur la bouche ouverte, comme s'il y avait quelque chose et que ce quelque chose n'était pas plaisant à voir. Tout va bien ?

Marshall frémit.

- Tu es sûr, MacArthur ?

Lui est pourtant certain de n'avoir rien vu. MacArthur s'assure à nouveau de son état mais ne se détend que légèrement quand son camarade répond à l'affirmative. Il finit de descendre l'escalier.

- Bon, j'ai vérifié en haut, le vent n'a rien cassé et la lampe est toujours en marche, bien qu'avec cet ouragan, je ne sais pas trop si elle est visible à temps.

Son corps s'effondre sur une chaise sans grâce dans un grognement de satisfaction, inconscient du trouble de son compagnon. Marshall lève une main, ignorant la douleur qui brille le long de sa colonne vertébrale, et tâte sa coiffure. La tresse est serrée proprement. Mais si MacArthur était en haut, qui était dans son dos pour la réaliser ?

Plus tard dans la soirée, alors que le trio de gardiens mange le riz-au-lait avec bon appétit, un grand bruit résonne au-dessus d'eux, comme si quelque chose de lourd s'était écrasé sur le toit de la partie habitable. Interloqués, ils échangent un regard. Le son se reproduit dans les secondes suivantes, les faisant sursauter, puis une autre fois, et encore une. Quelques minutes passent avant que le silence ne revienne.

MacArthur lâche brusquement la cuiller qu'il tenait toujours en suspens. Elle heurte violemment le bord de son bol, les tirant de la profonde torpeur dans laquelle ils se sont enfoncés. Ducat se redresse vivement, avalant une bouchée qui a perdu tout son goût.

- Qu'est-ce...

Ses yeux sautent d'un collègue à un autre, interdits. Il lève un doigt tremblant vers le plafond.

- Vous aussi vous avez entendu ? N'est-ce pas ?

Son regard est un peu fuyant, comme s'il n'arrive pas à focaliser son attention sur les deux hommes. Ses prunelles décolorées sautent d'un objet à un autre sans vraiment s'y accrocher dans un geste saccadé. Marshall pose une main sur son épaule. Ducat sursaute et ses yeux s'éclaircissent légèrement.

- Vous avez entendu ? répète-il.

- Oui, on a entendu, confirme MacArthur, l'air préoccupé.

Marshall se demande ce qui le trouble le plus des chocs répétés sur le toit ou de la panique soudaine de Ducat. Probablement cette dernière. Après tout, Ducat est le plus jeune d'entre eux, tout juste quarante-huit ans, et il n'est guère impressionnable, habituellement. De plus, ces sons en haut sont surprenants, certes, mais ce ne serait pas la première fois qu'une tempête projette des objets sur leur toit, même s'il est vrai qu'un intervalle aussi régulier est étrange... Marshall réprime un frisson. Un regard vers le doyen confirme sa pensée.

Dans un craquement d'os, MacArthur se redresse pour lentement monter les escaliers. Ses deux camarades restent immobiles en attendant qu'il descende. Enfin, la voix de basse s'élève depuis l'étage :

- Quoi que ça a été, le plafond n'a pas été perforé.

La tension quitte légèrement les épaules de Marshall. Ducat, lui, s'effondre sur la table, soudainement mou comme une poupée de chiffon.

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