Déviant, 2ème partie

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« Toutes mes félicitations ! ironisa Éric. On va vraiment pouvoir avancer maintenant ! »

Les saisies avaient été refaites, minutieusement, le modèle de prévisions avait été relancé pour la 3ème fois, et le verdict était tombé : les résultats finaux s’écartaient sensiblement de ce qu’il avait fourni en début de semaine. Thierry, qui avait été présent pendant toute la dernière phase, était resté muet, mais son regard approbateur sur les résultats en disait long. La catastrophe que Pierre redoutait tant était finalement arrivée, et il n’avait rien à dire pour sa défense.

« Venez dans mon bureau ! »

Il suivit Éric au bout du couloir, referma la porte du bureau derrière lui, attendit qu’il se soit assis avant de s’asseoir à son tour, et se prépara à l’exécution finale.

« Alors ?
— Que voulez-vous que je vous dise ?
— Que vous m’expliquiez dans quel merdier vous nous avez mis, et comment on va s’en sortir !
— Je n’arrive pas à comprendre comment ça a pu arriver, répondit-il avec un geste d’impuissance. Je n’avais aucun intérêt à saboter les prévisions… Vous devriez le savoir, n’est-ce pas ?
— Ce que je sais n’a aucune importance ! Le budget veut des prévisions fiables ! La direction veut avancer ! C’est le boulot de votre équipe de nous fournir ces chiffres, et c’est votre responsabilité directe s’il y a le moindre problème !
— C’est une situation inhabituelle, la direction le savait quand elle m’a demandé de travailler en urgence… Peut-être comprendront-ils ?
— Tout ce qu’ils ont compris jusqu’à présent c’est qu’ils ont fait appel à vous directement et que vous avez fait n’importe quoi ! Peut-être ne méritez-pas finalement de diriger l’équipe ? »

Il avait beau s’attendre à être sévèrement remis en cause, la violence de l’attaque directe le fit vaciller encore un peu plus. Mais il n’eut pas le temps de préparer sa défense, car ils venaient d’être interrompus par des coups frappés à la porte. Après qu’Éric leur eut dit d’entrer, il reconnut le responsable de la sécurité de l’immeuble et le vigile, accompagnés d’une 3ème personne qu’il n’avait jamais vue. Le responsable s’adressa à lui :

« Monsieur Pierre Novac ?
— C’est moi-même ?
— Je vais vous demander de bien vouloir nous suivre.
— Est-ce que ça ne peut pas attendre ? demanda Éric.
— À votre avis ?
— C’est que ça tombe vraiment mal !
— Il y a un bon moment pour les incidents ?
— Non… Faites vite s’il vous plait, nous avons encore besoin de lui ! J’ai l’impression que ce n’est pas votre jour ! » dit-il se tournant vers Pierre, avec une pointe de pitié.

Le quatuor pris l’ascenseur dans un silence absolu. Pierre avait la tête complètement vide à force de coups de théâtre répétés. Ils arrivèrent au PC de la sécurité où le responsable les fit asseoir, lui et l’inconnu, pendant que le vigile les observait, debout dans un angle. Accrochés au mur, une mosaïque d’écrans reliée à des enregistreurs affichait en temps réel les images des caméras de surveillance.

« Je vous présente monsieur Prevost, de la société Designelle au 2ème étage. Monsieur Prevost, pouvez-vous répéter à monsieur Novac, ici présent, ce que vous êtes venus nous dire ?
— Je suis descendu à ma voiture vers midi pour aller manger en ville. J’ai trouvé la portière ouverte, et j’ai l’impression qu’on m’a pris des choses. Il me manque au moins une paire de gants en cuir.
— Nous avons comparé les logs du système de badges et les caméras de surveillance, dit-il se tournant vers Pierre. Nous n’avons pas d’angle direct sur la voiture de monsieur Prevost, mais on vous voit parfaitement tourner autour des voitures, à une heure où vous êtes seul dans le parking.
— Oui j’y étais mais c’est absurde, si j’avais voulu commettre un vol j’aurais été plus discret ! Vous m’avez vu sur la rampe ?
— Non, nous n’avons pas regardé cette caméra-là, elle ne nous intéressait pas.
— Regardez, vous me verrez gesticuler pour attirer votre attention. Est-ce que j’aurais fait ça si j’avais été un voleur ?
— Alors que faisiez-vous dans sa voiture ?
—Je suis désolé, dit-il se tournant vers le propriétaire du véhicule. J’étais coincé, j’avais absolument besoin de recharger mon téléphone pour appeler quelqu’un, et vous aviez laissé votre fenêtre ouverte…
— Ça ne vous donnait pas le droit de rentrer dans ma voiture et de fouiller dans mes affaires !
— Je n’ai rien fouillé, je me suis juste servi du câble qui était à portée de main…
— Pourquoi avez-vous pris mes gants ?
— Qu’est-ce que ça veut dire "j’étais coincé" ? » renchérit le responsable.

Il leur raconta son histoire dans les moindres détails : les archives, son badge invalide, son téléphone déchargé, la porte de secours coincée. Il essayait d’être convaincant, mais il savait maintenant que tout ce qu’il disait pourrait être retenu contre lui. Le responsable reprit :

« Ça me paraît bien tiré par les cheveux ! Arnaud, quand vous avez fait votre tournée hier, avez-vous vérifié les issues de secours ?
— Bien sûr, j’ai un point de contrôle de chaque côté donc je suis bien obligé de passer par cette porte. Hier elle était ouverte.
— Peut-être elle était ouverte hier mais pour moi elle était coincée ! Pourquoi j’inventerais ça ?
— Il n’y a qu’une façon de tirer ça au clair, nous allons la vérifier tout de suite ! dit le responsable en se levant. Nous n’avons plus besoin de vous, nous vous tiendrons au courant. » ajouta-t-il en se tournant vers celui qui avait porté plainte.

Le groupe maintenant réduit à trois se dirigea vers le parking, et la fameuse porte qui avait provoqué la fureur de Pierre.

« C’est bien cette porte ? lui demanda le responsable.
— Oui…
— Alors allez-y, ouvrez-la ! »

Pierre les dévisagea, appuya sur la barre anti-panique et poussa la porte… qui s’ouvrir sans aucune difficulté. Devant ce nouveau coup de théâtre il ne savait plus s’il devait rire ou pleurer, sans doute les deux à la fois. Mais en poursuivant son geste, il entendit le raclement d’un petit objet dont la présence renversait complètement la situation. Il se baissa derrière la porte et avisa une cale en bois, qu’il exhiba comme un trophée :

« Tenez, voilà pourquoi elle était bloquée, je ne suis pas fou !
— Ça ne justifie rien, vous auriez pu la mettre là vous-même…
— Mais arrêtez ça ne tient pas debout ! Vous savez pourquoi je suis descendu, vous m’avez vu essayer de ressortir, tourner en rond dans le parking, je vous ai tout expliqué ! Il faudrait que je sois le dernier des imbéciles pour voler quelque chose à ce moment-là, alors que j’ai laissé toutes les traces possible et inimaginables !
— Ça s’est déjà vu… Comment expliquez-vous la plainte ?
— Mais je n’ai rien à expliquer ! C’est à vous de prouver que j’ai volé quelque chose, pas l’inverse !
— C’est votre parole contre celle de monsieur Prevost, et tout vous accable…
— Rien du tout ! Venez fouillez mes affaires si vous voulez, vous verrez que je ne les ai pas ces fameux gants ! Il les a peut-être tout simplement oubliés chez lui ! … Qu’est-ce que vous allez faire maintenant ? Me passer au détecteur de mensonge ?
— On a une plainte, on est obligé d’en tenir compte… Le plus simple pour vous serait qu’il les retrouve.
— Et s’il ne les retrouve jamais ? »

Le vigile et le responsable se regardèrent, un peu gênés. Ils n’avaient manifestement jamais eu à traiter une situation aussi confuse. Pierre allait renchérir, quand un vrombissement léger les interrompit. Ils se tournèrent vers l’origine du bruit. Là-bas, tout au bout du couloir, dans une galerie perpendiculaire, l’agent d’entretien finissait de cirer les sols. Ils le virent traverser lentement le croisement, et retirer une cale de la porte qu’il venait de dépasser… Le responsable l’appela vivement mais il n’entendit pas, perdu dans son casque.

Pierre ne suivait plus la scène. Soulagé, il sentait un des poids de la journée s’enlever de ses épaules. Tout s’expliquait, la porte bloquée, et pourquoi personne ne l’avait entendu. Ayant retrouvé un peu de son aplomb, il se tourna vers le responsable :

« Alors ?
— Un point pour vous… On va le mettre dans le rapport.
— Vous ne pouvez pas juste le refermer ?
— On ne peut pas tout de suite, on est obligé d’attendre que monsieur Prevost nous fasse un retour, sinon on le relancera…
— Je n’ai rien fait, vous me croyez maintenant ?
— Vous avez quand même pénétré dans un véhicule qui ne vous appartient pas ! Vu les circonstances on va essayer d’étouffer la plainte, mais pensez à recharger votre téléphone la prochaine fois !
— Bien sûr… Je peux y aller maintenant ?
— Oui.
— Et donc… vous pouvez m’ouvrir la porte s’il vous plait ?
— Tout de suite ! »

Il remonta légèrement soulagé, mais ses ennuis n’étaient pas terminés pour autant. Il retourna voir Éric et lui raconta toute l’affaire.

« C’est bien ce que je disais, ce n’est pas votre jour… Écoutez, je ne suis pas là pour vous enfoncer. Je vois bien que vous traversez une mauvaise passe, et jusqu’ici nous n’avons pas eu à nous plaindre de vous. J’ai parlé aux collègues du budget, ils sont surtout soulagés d’avoir les bons chiffres maintenant. Mais votre cas est sérieux ! La fourniture de données erronées pourrait être considérée comme une faute grave, dans laquelle votre responsabilité serait directement engagée. Étant donné les répercussions, on ne peut pas faire comme s’il ne s’était rien passé. Dans d’autres circonstances vous risqueriez une mise à pied, vous en êtes conscient ?
— Oui…
— Je ne sais pas quels étaient vos projets pour cette année, mais je vous suggère fortement de prendre une semaine de congés, et ce dès demain. Votre absence momentanée calmera le jeu…
— Ok…
— N’hésitez surtout pas à me dire merci !
— Merci Éric…
— Si j’ai un conseil à vous donner, c’est d’en profiter au mieux pour vous reposer et vous reprendre ! Vous pouvez disposer ! »

Il sortit du bureau presque à reculons, passa prendre ses affaires en vitesse et quitta la succursale sans saluer ses collaborateurs, n’adressant qu’un léger signe de la tête au vigile. Il voulait rentrer le plus vite possible chez lui, s’enfermer pour oublier cette horrible journée. Il haïssait maintenant tout le monde : Antoine, le Club, Carmin, et même les couples qui commençaient à envahir les terrasses pour l’apéritif du soir…

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