Déviant, 1ère partie

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Trois jours après ces événements, il pouvait estimer qu’il avait enfin regagné sa zone de confort. Il avait renvoyé la boîte à l’agence, et avait reçu dès le lendemain un mail lui confirmant l’envoi du deuxième kit en échange. Avec un peu de chance, il n’aurait qu’à jouer la comédie à chaque envoi pour dire adieu au Club à la fin de la période d’essai. Chez Carmin, la réunion de cadrage avait finalement eu lieu sans nouvel incident. Du moins c’est ce qu’il croyait, en l’absence de retour. Tout semblant aller pour le mieux, c’est d’une humeur légère qu’il arriva chez Carmin ce matin-là. Il fit un signe au vigile, évita la cireuse de l’agent d’entretien qui souleva son casque pour lui rendre son bonjour, et arriva à temps pour saluer Pauline du service juridique, dont il continuait toujours à espérer autre chose qu’une réponse polie… Mais ce n’est pas ce petit échec qui entama sa bonne humeur. Avec le recul, il se dirait plus tard que dans sa vie l’excès de confiance avait souvent précédé une catastrophe, mais le cycle se répétait sans qu’il ne parvienne jamais à anticiper.

Ses ennuis commencèrent dès l’ouverture de sa messagerie, qu’il n’avait pas consultée depuis son départ la veille. Le mail en majuscule qui l’attendait ne lui laissa pas le loisir de lire le reste. Alors que d’habitude son travail avait tout du fleuve tranquille, pour la deuxième fois cette semaine il était attendu impatiemment par son supérieur. S’il ne croyait pas aux signes du destin, il ne toutefois pas s’empêcher cette fois d’y voir un sombre présage.

« Vous vouliez me voir Éric ?
— On a un gros problème avec vos prévisions ! »

“Vos” prévisions… C’était son équipe qui s’en chargeait habituellement, lui ne faisant que superviser. Mais dans ces circonstances particulières il était maintenant directement sur la sellette, dans une position à laquelle il n’était pas préparé.

« Encore un problème du système ? Pourtant il n’y a pas eu d’incident depuis lundi…
— Il ne s’agit pas de l’informatique ! Les collègues du budget ont été surpris par vos chiffres. Ils ne s’attendaient pas à devoir provisionner autant ! Moi aussi j’ai été surpris d’ailleurs. On a fait quelques rapides comparaisons, et vos prévisions s’écartent très nettement de celles de l’année dernière alors que le contexte reste inchangé… Vous êtes sûr d’avoir pris les bons chiffres ?
— Bien sûr que j’ai pris les bons chiffres ! Vous n’avez qu’à demander à mes collaborateurs, puisqu’ils avaient déjà fait ce travail avant moi…
— C’est à vous que je pose la question, on a déjà assez perdu de temps comme ça ! Qu’est-ce que vous avez fait exactement ce week-end ?
— J’ai repris les bilans du 1er trimestre. J’ai dû les ressaisir parce qu’ils n’avaient pas encore été numérisés. Puis j’ai voulu faire tourner les modèles de prévisions, comme on fait à chaque fois, mais je n’avais plus accès au système, du coup je l’ai fait lundi, mais ça, vous le savez déjà…
— Alors ça doit être au moment de la saisie, vous n’auriez sans doute pas dû faire ça chez vous ! »

Il devait absolument en dire le moins possible, surtout ne pas commencer à se justifier. Toute protestation d’innocence l’aurait placé davantage en porte-à-faux. Malgré les incidents du week-end, il avait été sûr jusque-là de son travail, mais devant les circonstances il ne savait plus que penser. Éric ne lui laissa d’ailleurs pas le temps de polémiquer :

« Je ne vois qu’une seule solution pour écarter tout doute. Vous allez refaire les saisies avec votre équipe, et nous ferons ensuite tourner les prévisions ensemble.
— Mais les résultats du 1er trimestre ont déjà été numé…
— Vous avez une meilleure idée ? Je vous écoute !
— Non, pas vraiment…
— Dans ce cas vous savez ce qui vous reste à faire. Je vous accompagne pour annoncer la bonne nouvelle à votre équipe !
— Je crois qu’ils ont déjà descendu les dossiers aux archives…
— Et bien, ça vous donnera l’occasion d’y aller vous-même, pour une fois ! »

Éric sur ses talons, il alla voir ses collaborateurs pour leur emprunter la clef des archives et leur redemander le numéro de l’emplacement. En effet, faute de place dans les étages, la succursale entreposait ses dossiers dans plusieurs boxes du parking reconvertis en espaces de stockage. Il n’y était jamais allé lui-même, et il ressentait l’ordre d’Éric comme une vexation injustifiée.

La mission n’avait pourtant rien de compliqué. Muni d’un diable il se rendit au sous-sol, qu’il voyait pour la première fois car il ne s’y était jamais garé. La société gérant l’immeuble avait visiblement fait un effort pour que le parking ne ressemble pas à tous les autres parkings glauques. Des murs clairs, un éclairage généreux mais pas violent et des bandes de couleur au sol rendaient l’endroit accueillant. Il repéra sans difficulté le box réservé aux archives de son service. À l’intérieur, tout était propre et bien rangé. Le ménage était visiblement fait régulièrement. Il chargea sur le diable les dossiers qu’il connaissait trop bien, pour avoir déjà passé le week-end avec eux. Puis il referma soigneusement la lourde porte et se dirigea vers le couloir de l’ascenseur, en pensant que le plus dur était fait. Mais lorsque la porte du couloir refusa de s’ouvrir à son badge, il comprit l’erreur grossière qu’il avait commise dans son improvisation. Il ne venait jamais chez Carmin en voiture et n’avait donc pas demandé l’accès parking, qui lui aurait été inutile. Il était maintenant coincé avec les dossiers, alors que toute son équipe n’attendait que son retour pour se remettre au travail…

Appeler l’un de ses collaborateurs allait sans doute lui attirer quelques sarcasmes, mais il ne voyait pas qui d’autre appeler à l’aide. Il sortit son téléphone avec résignation, en espérant que la réception était bonne. Mais au lieu de pouvoir passer son appel, il constata avec horreur que la batterie était vide ! Ce nouveau coup du sort le laissa sans réaction pendant de longues secondes, avant qu’il se ressaisisse. Il existait sûrement un moyen de sortir du parking autrement que par une porte sécurisée… Il fit le tour de l’étage à la recherche d’une issue de secours, qu’il finit par trouver complètement à l’opposé. Il ne savait pas où elle donnait mais qu’importe. Il appuya sur la barre anti-panique et poussa la porte… qui s’entrebâilla mais refusa de s’ouvrir ! Quelque chose la bloquait au niveau du sol… Soudain pris de panique, il laissa éclater sa colère et tambourina sur la porte comme si cela pouvait la débloquer, mais en vain. Les échos de ses coups violents finirent par mourir sans qu’il ait pu l’ouvrir davantage…

Il revint vers ses dossiers et tenta de faire un point rationnel sur sa situation. Il ne pouvait pas sortir par le couloir normal, et l’issue de secours était bloquée. Il n’avait pas encore essayé la rampe de sortie mais soupçonnait que cela serait inutile, le sort semblant s’acharner sur lui. Effectivement, la porte de la rampe ne s’ouvrait qu’avec un badge, inopérant dans son cas. Mais il y avait une caméra discrète au-dessus de la porte. Il gesticula pendant plusieurs minutes, appela à l’aide au cas où il y aurait eu également un micro, mais personne ne vint. Il pouvait donc éliminer également cette solution.

Sans pouvoir sortir, sans aucun moyen de communication, il ne lui restait plus qu’à attendre que quelqu’un vienne, pour ensuite affronter les conséquences de son absence prolongée. Mais le temps n’avait plus d’importance maintenant, il voulait juste sortir. Il s’en voulait amèrement de ne pas avoir rechargé son téléphone, chose extrêmement rare. Cela ne lui serait pas arrivé s’il était venu en voiture, comme la plupart des employés de Carmin, car il rechargeait systématiquement dès qu’il montait dans la sienne. Et il n’était sans doute pas le seul… Pris d’une inspiration désespérée, il se mit à faire le tour des véhicules. Il espérait maintenant trouver deux choses improbables : une voiture non verrouillée, et l’équipement nécessaire à l’intérieur pour recharger. Peut-être dans ce parking privé dont les accès étaient si bien contrôlés, la vigilance des conducteurs était-elle moindre… Contre toute attente il finit par trouver ce qu’il cherchait : un chargeur branché sur l’allume-cigare le narguait à travers une vitre mal remontée, assez pour qu’il puisse passer le bras et ouvrir la portière. Il ne lui restait plus qu’à espérer que l’allume-cigare était alimenté malgré l’arrêt du véhicule. Il brancha le cordon le cœur battant, attendit quelques secondes… et le témoin de charge de son téléphone s’alluma ! Le temps d’allumer l’appareil et de constater qu’il avait juste assez de réception, il appela enfin le seul de ses collaborateurs à qui il pouvait se permettre de demander ce service sans être aussitôt bombardé de questions. Quelques instants plus tard, Thierry venait le délivrer :

« J’ai prévenu Éric, déjà qu’il est furax avant que tu descendes…
— Ça je m’en doute… Les apparences sont contre moi, mais ce n’est qu’un malheureux concours de circonstances.
— Ce n’est pas à moi mais à lui que tu dois expliquer ça, et si tu veux mon avis, je te conseille d’être plus convaincant…
— Je n’y manquerai pas !
— Tu as bien pris tous les dossiers ?
— Je te remercie de t’inquiéter pour moi Thierry, mais j’ai eu largement le temps de le faire !
— C’est pour nous que je m’inquiète. Je n’ai pas eu le temps de te le dire mais tes prévisions me paraissent étranges, je n’ai pas le souvenir d’avoir remarqué une déviation quand on les avait faites…
— Alors toi aussi tu t’y mets ? Vous croyez tous que j’ai fait n’importe quoi ? On va refaire les saisies et les simulations, et vous allez voir que tout va tomber comme je l’avais fait !
— Je te crois… »

Il n’avait pas l’habitude d’être autant sur la défensive. Son armure idéale semblait être en train de se fissurer, et il se sentait maintenant à la merci de la moindre maladresse qui lui échapperait. La situation devenait vraiment critique…

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