Carmin

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La sonnerie de son réveil avait curieusement changé pendant la nuit. Cet élément à lui tout seul n’aurait pas suffi à l’arracher définitivement à son sommeil, car il se donnait toujours de la marge pour se réveiller en douceur. Cependant sa torpeur se dissipa rapidement quand il réalisa que ce n’était pas la sonnerie du réveil mais celle du téléphone. Depuis combien de temps celui-ci sonnait-il ? Il jeta un œil englué sur l’écran… et se rua immédiatement hors de son lit : il aurait dû être à son bureau depuis longtemps déjà, et les messages en absence s'accumulaient ! Sans même les consulter, n’ayant aucun doute sur leur contenu, il se prépara à toute vitesse, brûlant les étapes, s’habillant encore humide de la douche, tout en avalant un demi-café d’une main. Puis, bien qu’il n’habitait qu’à une demi-heure de marche de la succursale, il appela un chauffeur pour ne pas arriver essoufflé et encore plus en retard.

Il n’essaya même pas de jouer la discrétion en arrivant chez Carmin. Pour accéder à son bureau, il devait passer devant celui de ses collaborateurs, qui le dévisagèrent sans le saluer contrairement à leur habitude. Plus grave encore, le responsable de département, dont le bureau était situé plus loin que le sien, l’attendait ostensiblement sur le pas de sa porte.

« Bonjour Pierre, alors la randonnée a été bonne ? dit-il d’un ton sarcastique en désignant son sac.
— Bonjour Éric, désolé pour le retard ! J’en avais besoin pour emmener les dossiers chez moi pour refaire les prévisions…
— Justement nous étions très surpris de ne pas les avoir dès ce matin, nous vous attendions très impatiemment… Où sont-elles ?
— Les tableaux sont faits, j’ai essayé de les entrer dans le système hier soir mais il n’a pas voulu.
— Comment ça le système n’a pas voulu ? »

Il raconta son week-end studieux en insistant sur les pannes informatiques à répétition, mais il voyait bien que ses explications n’étaient pas convaincantes.

« Posez vos affaires et venez avec moi, on va tirer ça au clair !
— Et pour la réunion ?
— J’ai pu la faire reporter à mercredi après-midi… »

Il posa sa veste et son sac dans son bureau et rejoignit son responsable qui avait déjà appelé l’ascenseur. La branche assurances de la financière Carmin occupait trois étages d’un immeuble de bureau partagé également par d’autres sociétés plus petites, une cantine commune et quelques commerces en façade. Il travaillait au dernier étage avec les services administratifs, les responsables de département et la direction générale. Dans la cabine qui les emmenait deux étages plus bas au service informatique, il réalisa que la nouvelle du report sonnait comme un aveu d’échec dont il subirait les conséquences. Il devait préparer sa défense.

« Bonjour Stéphane, où en sommes-nous avec le serveur ? Pierre nous dit qu’il n’a pas pu rentrer ses tableaux hier soir…
— Tu as essayé vers quelle heure ?
— Il était 19h environ.
— Ça doit être quand on a réessayé de remonter les sauvegardes, le système est indisponible dans ces cas-là. D’habitude on prévient toujours mais là on n’a pas eu le temps…
— Ça tombe vraiment mal ! reprit Éric. Est-ce qu’on sait au moins ce qui s’est passé ?
— D’après les logs il semblerait que ce soit une erreur humaine ou une malveillance…
— De qui ?
— On ne sait pas encore mais c’est aucun d’entre nous, ça ne correspond pas à nos accès.
— Qu’est-ce que vous comptez faire ? Tout le monde est bloqué en attendant…
— Ça ne touche pas tous les départements, ni la messagerie…
— Quand est-ce qu’on va pouvoir retravailler normalement nous ?
— Vous nous donnez jusqu’à la fin de la matinée ? On n’était pas au complet hier mais il nous reste une chance de remonter les sauvegardes, sinon on préviendra tout le monde et on repartira sur celles de jeudi…
— Très bien prévenez-nous, et tenez-nous au courant pour cette malveillance ! Merci d’être venu ! dit-il se tournant vers Pierre.
— Je vous en prie, si vous n’avez plus besoin de moi je vais prévenir mon équipe tout de suite… »

Il remonta faire le point avec ses collaborateurs qui accueillirent la nouvelle avec un soulagement mêlé d’attente. L’orage était passé, leur travail n’était plus en cause et bientôt l’incident serait clos.

Les crises de ce genre étaient rares chez Carmin. Cette petite société d’assurances, rachetée seulement quelques années auparavant, avait conservé les structures et la mentalité de ses origines. La direction pratiquait encore une forme de paternalisme moderne. L’ambiance y était courtoise et bienveillante, à défaut d’être toujours chaleureuse. La plupart des personnes se connaissaient de longue date et s’appelaient par leur prénom, même si elles ne pratiquaient que rarement le tutoiement . Ce cadre lui convenait parfaitement, car il lui permettait de pratiquer la distance sociale derrière laquelle il s’abritait habituellement. Il était désireux de progresser mais pas carriériste, se souciant avant tout d’être respecté pour son travail sans faire de vagues.

L’après-midi venu, l’informatique avait renoncé définitivement à remonter la dernière sauvegarde et avait confirmé la situation dans un mail général. Il avait aussitôt transmis ses tableaux que le système avait acceptés à la première tentative. Puis il avait fait tourner les modèles et obtenu les résultats tant attendus. Enfin libéré, il s’autorisa une pause-café et en profita pour ouvrir sa messagerie personnelle. Une question d’Antoine l’attendait, qui le ramena instantanément au Club :

> Alors ?
> Alors quoi ?
> Tu l’as pris ? Ça t’a fait quoi ?
> Comment tu sais ?
> Je suis ton parrain, j’ai des notifications sur ton parcours
> Qu’est-ce que tu sais d’autre ?
> Raconte au lieu de poser des questions !

Il lui raconta son intoxication en détail, insistant sur la situation délicate dans laquelle il s’était retrouvé vis à vis de son employeur. La réponse de son ami ne se fit pas attendre :

> Hahaha qu’est-ce qui t’as pris, tu as cru que c’était une inhalation ???
> Ça ne t’est jamais arrivé ?
> Pourquoi tu crois qu’ils mettent des instructions ? Il faut le boire vite et en une seule fois !
> Je ne m’en souviens plus, il y avait des icônes pour dire que c’est fragile mais je n’ai pas fait attention au reste, ça ne me paraissait pas nécessaire
> Tu le sauras pour la prochaine fois !

Il allait lui dire qu’il avait trouvé la faille dans leur méthode et qu’il n’y aurait pas de prochaine fois mais il se ravisa aussitôt, ignorant ce qu’impliquait exactement le fait que son ami soit aussi son parrain.

> Tu n’as jamais été malade donc ?
> Jamais !
Pense à leur renvoyer la boîte pour qu’ils t’envoient la suivante, tu verras la prochaine fois ça se passera bien !
> Je voulais le faire aujourd’hui mais j’ai oublié avec ces histoires de prévisions urgentes
> D’accord mais n’attends pas
> Ok… Je dois y retourner là, ma journée n’est pas finie
> Moi je commence juste, il est 9h ici !
> Bonne journée et à bientôt, je te raconterai la suite
> J’espère ! N’hésite pas à me demander si tu veux savoir autre chose. À bientôt !

En rentrant chez lui ce soir-là, son premier geste fût de mettre la boîte dans son sac, même s’il y avait peu de chance qu’il l’oublie le lendemain étant donné la tournure des évènements. Il avait plus que jamais hâte de terminer sa période d’essai et de tourner le dos au Club, avant que celui-ci n’envahisse davantage sa vie.

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