Le jour d'après

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Il ouvrit les yeux sur un matin blafard, grommela brièvement, puis redoubla de protestation alors que l’amnésie du sommeil se dissipait lentement. Tout son être refusait maintenant la transition, mais les souvenirs de la nuit qui le harcelaient finirent par le convaincre de se lever pour y échapper. Il se dirigea péniblement vers la cuisine pour préparer son petit-déjeuner, évitant soigneusement de regarder vers le salon. Les volutes de café chaud lui rappelèrent le déluge d’odeurs qui l’avait assailli la veille. S’il voulait entamer sa journée dans de meilleures dispositions, il devait d’abord se débarrasser du flacon et de son contenu. Il prit dans sa salle de bain une pince à linge qu’il plaça sur son nez avant de s’entourer la tête d’une écharpe bien serrée, puis alla vider le produit dans les toilettes en bloquant sa respiration. Il jeta ensuite le flacon et la boîte, ignorant les consignes de retour. Il ouvrit enfin l’application du Club pour envoyer un message assassin, mais la seule possibilité d’interaction était de demander un rendez-vous, ce qu’il fit aussitôt. Ayant ainsi chassé provisoirement l’agence de ses pensées, il essaya de se détendre en avalant une omelette au fromage avant de s’atteler aux tâches qui l’attendaient.

Il devait d’abord reconstituer les dossiers qu’il avait éparpillés dans sa fuite. Ce n’était pas difficile, car tous les documents étaient répertoriés par un code unique, mais cela promettait d’être long et fastidieux. Pour gagner du temps, il décida de les étaler sur toutes les surfaces disponibles et à même le sol, comme les pièces d’un puzzle qu’on veut voir toutes en même temps pour mieux reconstituer l’image. Son salon disparut bientôt sous une marée de feuilles blanches, de factures saumon, de sous-chemises bleues, jaunes, vertes… qu’il enjambait soigneusement sur la pointe des pieds, et qui donnaient à la pièce un air de carnaval administratif. Il ne manquait plus que les confettis de la perforatrice à papier ! Il se prit au jeu et se mit à esquisser quelques pas de danse au fur et à mesure que son travail de reconstitution dégageait le sol. C’était finalement moins pénible qu’il ne l’aurait cru. Après une dernière glissade entre le canapé et la table, il se surprit à avoir fini en seulement deux heures. La suite devait toutefois être moins légère, car il avait malgré tout pris du retard, et devait impérativement finir la saisie des prévisions avant le soir. Il reprit donc le travail de la veille, la pression en plus.

Le silence n’était troublé que par les cliquetis du clavier et le glissement de la souris. Ne voulant pas se remettre dans les mêmes conditions que la veille, il avait banni la musique, travaillant mécaniquement, sans enthousiasme. Il était motivé uniquement par la perspective d’avoir fini dans les temps. La hauteur des dossiers restant à compiler était sa seule horloge. Lorsqu’enfin il eut enfin rempli le dernier tableau, refermé la dernière chemise, il ne ressentit pas la satisfaction qu’il espérait mais seulement un soulagement mêlé de fatigue. Ce n’était pas tout à fait fini car il devait encore transmettre ses tableaux au département pour faire tourner les modèles de prévision. Il se connecta sur le serveur de Carmin et s’authentifia sans problème, mais lorsqu’il voulut effectuer la transmission, celle-ci fut refusée. Il recommença plusieurs fois, en vérifiant soigneusement la procédure qu’il connaissait pourtant parfaitement, avant d’abandonner finalement après un dernier échec.

Il était perplexe et extrêmement contrarié. Ce nouveau contretemps ruinait ses efforts, et remettait en cause la tenue de la réunion de cadrage. Il consulta ses mails pour voir s’il y avait un nouveau message de son groupe ou une notification d’incident, sans rien trouver. Mais c’est un autre message complètement inattendu qui attira son attention. À sa grande surprise le Club lui adressait un mail de félicitations, le remerciant de leur avoir fait confiance en ayant pris son composé, lui rappelant également de bien vouloir retourner la boîte dès que possible.

Il était si surpris qu’il décida d’oublier pour un moment l’échéance de la réunion et de réfléchir aux implications de ce message inattendu. Ainsi donc le Club avait-il détecté l’ouverture du flacon, ce qui semblait confirmer la destination des fils cachés. Mais le message révélait également les limites de ce dispositif, car il n’avait pas eu besoin de boire sa potion pour recevoir les félicitations de l’agence. Il riait presque maintenant de l’incroyable faille de protocole que cet élément soulignait, et se disait qu’il n’avait pu croire à un tel degré de contrôle que sous l’effet de leur mise en scène. Le Club ne semblait finalement être guère plus qu’une société d’apprentis-sorciers, tout juste bons à intoxiquer leurs clients sous couvert de méthodes pseudo-scientifiques. Antoine ne devait sans doute qu’à la chance d’avoir rencontré sa nouvelle amie. Quant à lui, il ne voulait plus avoir à faire à eux, le meilleur moyen pour cela étant de rentrer dans leur jeu jusqu’à la fin de la période d’essai. Il ressortit donc la boîte et le flacon de la poubelle, et les nettoya soigneusement. Puis il reconstitua le kit en le fermant avec le lien fourni pour l’expédier à la première heure dès le lendemain. Enfin, il annula sa demande de rendez-vous. Revenant ensuite à ses premières préoccupations, il fit une nouvelle tentative pour envoyer ses tableaux qui se solda par un nouvel échec. Comme il lui restait malgré tout du temps avant la réunion qui n’avait lieu que l’après-midi, il décida d’abandonner et prépara son sac à l’avance. Il se posa ensuite sur son canapé pour savourer les dernières heures de calme avant l’effervescence du lundi.

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