Chapitre 1

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Bilounga finissait de manger sa brochette de foss ou vers de palme blancs, au bord de la route d’Obala, tout en expliquant avec un ton agacé à sa femme au téléphone combien ses commis étaient des incapables. Non loin, sous cette chaleur humide et étouffante, des jeunes gens s’agitaient à remplir l’arrière de son 4x4 de régimes de bananes plantains, casiers de bières et autres denrées alimentaires.

Monsieur Bilounga avait une peau noire parfaitement cirée, comme le derrière d’une marmite habituée au feu de bois, disaient certains, avec humour. Sa carrure imposante et ses traits prononcés inspiraient la crainte. C’était un « cou plié », un homme d’un certain âge qui avait de l’embonpoint et dont le cou regorgeait de plis. L’embonpoint dans la société camerounaise était souvent perçu comme un signe de santé et de bien-être matériel.

Un des jeunes lui fit signe et, essuyant ses mains pleines de sève et de crasse sur ses guenilles, l’informa que toute la cargaison avait été chargée. Bilounga brandit quelques billets avec désinvolture au jeune vagabond et ouvrit sa portière lorsqu’une voix le héla au loin. C’était son lointain cousin, Bekala, qui se tenait de l’autre côté de la route. Bekala traversa la piste poussiéreuse d’un pas pressé, balayant du revers de la main les injures d’un moto-taximan qui manqua de le renverser.

Bekala, le Nanga-Boko(1), avec son visage éprouvé, pourtait toujours la même chemise, cousue avec un pagne à l’effigie du parti politique en place et ses souliers dont les couches de cirage ne parvenaient plus à camoufler la galère, avançait l’air préoccupé. Bilounga n’était pas d’humeur à s’attarder pour prendre une bière, voire deux, puis trois avec ce frère d’une autre mère. La remise de la dot pour sa fille avait lieu dans deux jours et la dernière chose dont il avait besoin, c’était d’une nouvelle doléance de ce cousin trop orgueilleux pour prendre n’importe quel emploi, mais pas assez pour ne pas vivre aux dépens des autres. Aussi, avant même que Bekala n’ait dit un mot, Dieudonné se fondit en explications et plaintes en s’épongeant le visage. Bekala restait indifférent et le fixait d’un air grave, puis lorsqu’il put, prit enfin la parole :

  • Mon cher frère pourquoi vous autres, qui aviez une situation un peu confortable dans ce pays, pensez-vous que vous pouvez comme cela, vous affranchir de toutes les traditions ?

Bilounga leva les sourcils pour tenter de comprendre.

  • La bienséance aurait voulu qu’avant d’accorder la main de notre fille à ces gens, tu nous consultes, moi et d’autres, au préalable, pour savoir à qui tu avais affaire.
  • Ah! Bekala ! C’est le principe même de la remise de la dot ! Les deux familles se rencontrent et apprennent à se connaître. Me crois-tu assez naïf pour ne pas me renseigner avant ? Je n’ai rien trouvé de compromettant sur la famille du jeune Etoundi.

Bekala secoua la tête et leva les yeux dans le ciel un instant puis fixa Bilounga.

  • Tu parles comme un vrai citadin! C'est justement cela qui te perdra. Bilounga, mon frère, mon ami, as-tu seulement une idée de l'endroit où tu t'apprêtes à placer ta fille en mariage ?

Bilounga n’aimait pas cette façon que Bekala avait de lui faire comprendre qu’il était un enfant de la ville, qui ne connaissait rien aux traditions. C'était pour lui, une fois de plus, un moyen pour Bekala de s'immiscer dans ses affaires de famille et de s'octroyer une place dans des arrangements qui ne le concernaient qu'indirectement. Aussi mit-il fin à la conversation, prétextant qu’il devait encore s’arrêter à l’abattoir d’Obala. Il fit de nouveau sortir quelques billets de sa poche avant et, les glissa dans la paume de Bekala en joignant les deux mains et en lui intimant l’ordre de prendre quelques bières supplémentaires à la sienne. Puis, il s’assit au volant de son Range Over et démarra en trombe.

Qu’avait-il voulu dire exactement ? Malgré les circonstances dans lesquelles allait se dérouler ce mariage coutumier, son futur gendre, Etoundi, était promis à de belles études à l’étranger, ce qui en faisait un bon parti pour sa fille, Ndzana. De toutes les façons, cette dernière était tout à fait capable d’épouser le premier vaurien uniquement pour aller à l'encontre de la volonté de son père et lui tenir tête.

Ndzana et Etoundi s’étaient rencontrés par l’intermédiaire du cousin d’Etoundi, Zogo. Étudiant boursier de retour de France pour les vacances, Etoundi, le tombeur de toutes les étudiantes, avait proposé à Ndzana de découvrir sa collection d'appareils photo argentiques, ramenés de chez les blancs, dans son studio. Ils goûtèrent au fruit défendu dans l’insouciance de la jeunesse et se quittèrent sans véritablement avoir l’intention de se revoir. Lorsque plus tard, Ndzana avait accusé ses premiers retards et en avait fait part à sa mère, celle-ci l’avait mise dans le premier car pour Akonolinga, chez sa sœur, craignant la réaction de son mari. Hors de lui, Dieudonné Bilounga avait trimbalé le jeune Etoundi dans un commissariat et lui avait fait signer un document dans lequel il reconnaissait la paternité de l’enfant, et s’engageait à épouser la jeune fille à sa majorité.

C’est dans ce contexte que les deux clans se réunirent deux jours après cet échange avec Bekala, dans le village d’Ekekom, près d’Obala, et scellèrent le mariage coutumier. La remise de la dot se déroula sans accroc. Les anciens n’étaient pas crédules, juste habitués. Il n’y avait en effet qu’une seule raison qui pouvait nécessiter qu’on accélère les choses à ce point : une grossesse. La dot chez la jeune fille enceinte était proscrite, mais monsieur Bilounga savait qu’attendre l’accouchement avant d’entamer les pourparlers, c’était prendre le risque de voir ce brigand à lunette ne jamais revenir de France pour prendre ses responsabilités. C’est pourquoi, pour tromper la vigilance des anciens, le couple Bilounga finança lui-même la majorité de la dot qui devait leur être versée, sinon, il fallait des fois sept ans, voire huit, à certaines familles pour payer la dot. Il y eut quand même une zone d’ombre à la cérémonie : aucun membre de la famille de la défunte mère du futur marié ne fit le déplacement et l’arbre généalogique d’Etoundi de ce côté fut complètement occulté. Ce détail arrangea les affaires de tout le monde y compris celles de monsieur Bilounga qui n’y voyait là qu’une simple formalité.

(1)Nanga-Boko «En langue Duala, Nang’eboko signifie : dormir dehors. On dira par exemple d’un homme qui découche tout le temps qu’il est nang’eboko»

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