Des Cimes aux abîmes

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Il était une nation si soucieuse de ses voisins que pour taire ses craintes, elle s’empara du monde entier. Les griffes autour du globe, elle devint la plus riche, la plus grandiose et la plus éphémère de toutes les civilisations.

Un jour qu’elle venait de défaire son dernier ennemi, elle commençait à se sentir esseulée.

Elle se trompait sur deux points. Le premier : elle n’avait pas fini de tuer. Le second : elle n’était pas seule.

De ses entrailles grondantes, de ses concurrents conquis, des servants soumis en charge de sa complexe machinerie, s’amorçait une révolution.

Personne n’y prêta attention, cela va de soi. Pas dans les tours qui perçaient le ciel, en tout cas. Il y avait des jobs à justifier et de l’argent à engendrer. Des questions plus capitales, vous voyez.


On bâtit une civilisation comme on bâtit une pyramide. Seulement celle-là s’apparentait à un beffroi bulbeux, fragile et efflanqué. Un champignon longiligne, si vous préférez, dont le pied rongeait les racines et échouait à supporter le chapeau.

Et qui peut les blâmer ? Il en relevait de leur survie.

Est-ce vrai de toutes les civilisations ? Qui sait.

Quoi qu’il en soit, celle-ci excellait dans l’art du pire.


En son centre névralgique, un homme à l’air austère, renforcé par les rides autour de sa bouche sans sourire, écoutait une jeune femme.

— … et ma génération sera la dernière à mourir de vieillesse. C’est bien ma veine.

L’allure naïve de Nadya Marquardt tranchait avec le tailleur de marque qui signalait son rang.

Le Président Pretorius leva les yeux des informations.

— Oui. Elle s’appelle comment, déjà ? La petite généticienne qui a résolu la télo-immortalo-je-ne-sais-quoi commercialisable ? On devrait l’inviter, montrer à la presse qu’on s’y intéresse.

Nadya marqua une pause, confuse.

— Tu te méprends, Damel. Ils ne mourront pas de vieillesse parce que les bombes les tueront avant.

Damel Pretorius cligna lentement des yeux au souvenir de ces folies. Il pressa un panneau latéral et afficha une fenêtre sur le rez-de-chaussée, trois cents étages plus bas. De là, il observa les illusions naïves des enfants qui croient en l'éternité, en leur propre immortalité.

Ainsi donc, rien n’avait vraiment changé.

Ses pensées se tournèrent vers sa progéniture. Son regard se durcit, se glaça. Dans ces moments-là, sa sœur le disait aussi déprimé qu’un pacifiste en guerre. Elle se trompait rarement.

On s’en est déjà occupé.

Nadya cilla.

Ah ? Ah bon ? Pourquoi est-ce qu’on ne m’a pas informée ?

Parce que tu te serais précipitée et que tu aurais cédé.

Elle se sentit insultée, avant de concéder qu’il marquait un point.

On voulait éviter d’avoir l’air désespérés, et on voudrait qu’ils désespèrent. On les contactera une heure avant l’échéance.

Ça paraissait terriblement court, mais Pretorius avait déjà accompli plus d’un miracle.

Comment est-ce qu’on les contacte pour les négociations ? Ils ne se sont pas implanté des coms entre temps, je suppose ?

Tout ira bien, Nadya. Notre émissaire attend à proximité du point de rendez-vous.

Bien. Bien, bien, bien.

Elle s’adossa au bureau de platine du Président de la Corporation et croisa les bras.

Comment ces abrutis privés d’électricité ont pu mettre la main sur des armes de grade III, d’ailleurs ?

Un oubli. Un vice d’orgueil de notre part. Des codes et dispositifs vétustes. La seule précaution que nous avons prise, c’est de déconnecter les bombes du réseau.

Nadya secoua la tête. Une mèche s’échappa de son chignon serré.

Ce qui ne freine pas beaucoup les Sans-Réseau.

On ne pensait pas… Ça n’a plus d’importance.

Des Sans-Réseau déraisonnables avaient pris en otage la seule possession de la Corporation. La seule chose susceptible de la pousser à prêter attention à leurs revendications :


Le monde entier.


Tu as fini de gesticuler ?

Nadya sursauta. Elle interrompit le tam-tam de ses pieds et relâcha les mèches entortillées autour de ses doigts.

Je pensais juste… Permission de m’exprimer librement ?

Pretorius roula des yeux, ce qu’elle interpréta comme un « oui ».

Mon père disait que ce n'est pas parce qu’on a encore la tête hors de la merde qu'il faut crier victoire : c'est comme ça qu'on boit la tasse.

Et donc ?

Je peux contacter l’émissaire ?

Il haussa les épaules, fixa sa droite pour sélectionner les coordonnées et les lui envoya.

Merci. Je peux le faire tout de suite ?

Oui ! s’impatienta-t-il. Tu réalises qu’on a surmonté des situations autrement plus périlleuses que ça ? Le futur est incertain et la fin toujours au tournant, bla bla bla. C’est loin d’être la première fois que l’humanité craint pour son existence, et ce ne sera pas la dernière.

Excuse-moi de montrer un peu de prudence dans des circonstances périlleuses, dit-elle en fixant sa droite.

Elle partagea l’appel avec le Président, et la silhouette pâle du négociateur costumé flotta entre eux. Il tressaillit.

Oh ! C’est quoi ce…? Votre Éminence !

Il s’inclina maladroitement et réajusta son filtre à air. Nadya sourit en reconnaissant sa moustache caractéristique.

Malaky ! Vous allez bien ? Est-ce que vous marchez sur des… échafaudages ?

— … Oui ? Je ne devrais pas ?

Elle lança un regard interrogateur au Président, qui grogna.

Ils se retrouvent dans les Boyaux Subalternes. C’est la maison des Revs. Où est-ce que tu pensais qu’ils lui donneraient rendez-vous ? À l’hôtel Olympus Mons ?

Hmm... Dois-je… vous présenter mon rapport ? Je n’ai pas encore terminé la mission… À moins que quelque chose se soit produit ?

Il ne s’est rien passé, Malaky. On compte sur toi, la nation entière compte sur toi, alors je te défends de te foirer.

L’émissaire déglutit.

Faites attention à vous, Malaky. Pourquoi est-ce que tu l’as envoyé dans ces régions de casse-cou ?

Je l’ai envoyé là où on avait besoin de lui ! Tu crois que j’ai choisi de déposer mon employé dans le trou du cul du monde ?

Malaky se frottait la nuque. Il était plus rouge que pâle, à présent.

Je devrais peut-être… Il est presque temps pour moi d’– AAAH !

Malaky ?!

Il va bien, arrête de mâcher tes cheveux.

Malaky ? On a perdu le visuel. Malaky ? Est-ce que ça va ? Vous m’entendez ?

La lèvre de Nadya tremblait, comme pour s’accorder au bourdonnement des fenêtres qui trahissait le soudain silence.

Je…

Ne dis rien.

Il serrait les dents, les yeux mi-clos. L’équivalent d’un cri, chez quelqu’un d’aussi imperturbable que lui.

Damel, on doit… On doit envisager le pire et…

Elle esquissa un sourire passager.

À moins que… Je veux dire, bien sûr ! Tu as envoyé plusieurs émissaires, je suis bête.

Pretorius ne lui rendit pas son sourire.

Tu en as envoyé… plusieurs ?

Il pianotait distraitement son bureau.

Oh non...

Ne m’en veux pas, c’est la routine à ce stade.

Sauf que les autres tarés n’avaient pas des armes de grade III sous la main !

Ses jambes se dérobèrent et elle chuta au sol.

Oh non, non, non...

Le souffle saccadé, elle s’efforça de penser.

Il faut envoyer quelqu’un d’autre, et vite.

Il sortit un cigare authentique de Madagascar de son tiroir. Un pur produit de la sueur des travailleurs. Rien de meilleur.

Trop tard.

Elle secoua la tête, secoua ses larmes.

On doit appeler les… Merde, ils n’ont pas de coms. Pourquoi est-ce qu’ils n’ont pas de putains de coms ?!

Pretorius alluma le madagasikaro et inspira la fumée.


Parce qu’on ne leur en a jamais donné.

Elle plissa les yeux, s’efforçant d’afficher un air résolu.

Ils ne se serviront pas des armes.

Il souffla la fumée et se pencha dans son fauteuil de véritable cuir antique.

Qu’est-ce qu’ils ont à perdre ? Tout ce qu’ils possèdent, c’est un otage. Et un otage n’a de valeur que tant qu’on nous croit capables de le tuer. S’ils s’arrêtent ici, ils peuvent dire adieu à leur dernier atout.

Elle abandonna, laissa son regard tomber au sol également. Se laissa engouffrer.

C’est… C’est injuste. Toutes ces jérémiades des Revs… J’ai étudié l’Histoire. Honnêtement, les Mongols faisaient bien pire que nous.

Alors dans le meilleur des cas, nous ne sommes que la deuxième nation la plus détestée de tous les temps. Ça se fête.

Il fixa sa droite et fit ouvrir un cabinet qui leur servit deux coupes de champagne. Véritable brassage Mandchourien, un berceau révolutionnaire.

Elle refusa son verre.

Bien entendu, les seuls peuples pacifiques sont ceux qui n'ont jamais subi d'attaque. S’il y en avait eu, à l’aube de l’humanité, ils avaient disparu depuis longtemps. Révolutionnaires ou Corporés, ils sortaient du même moule prédateur.

Combien vont mourir…?

Il ne prit pas la peine de lui répondre. L’implant d’Anya afficha une série de chiffres à jour. Elle oublia comment respirer.

Il ne s’agissait que de la partie quantifiable, mais il lui épargna cette précision. Elle réaliserait d’elle-même que non seulement ses amis et sa famille disparaîtraient, mais aussi sa terre natale, ainsi que tout l’art jamais créé, sans compter les intangibles comme la conscience et la culture. Anéantis, éradiqués, oubliés pour de bon.

Une difficulté dont eux seuls et quelques Révolutionnaires désespérés discernaient l’étendue.

Pretorius fixa sa droite, et les premières notes de « Demain » résonnèrent dans le bureau présidentiel.

Demain, oui, demain
Demain nous sauvera
Demain, oui, demain
Demain nous évadera
Demain, oui, demain
Des affres d’aujourd’hui
Demain, oui, demain
Des griffes de la nuit
Demain, oui, demain…
Demain, oui, demain…
Demain, oui, demain…
Si demain vient.

La voix s’éteignit, laissant la guitare gringotter seule sa mélodie malheureuse, jusqu’à ce qu’un chant chagrin l’accompagne à nouveau.

Demain, oui, demain
Écoutez à l’envi
Demain, oui, demain
Écoutez mon histoire
Demain, oui, demain
Tant qu'il y a de la vie,
Demain, oui, demain
Il nous reste un espoir

Nadya ricana d’une voix éteinte.

Donc plus pour très longtemps.

C’était inévitable, tôt ou tard. Aucune civilisation ne survit au contact de l’Histoire.

Ma sœur habite sur Europe, confia Pretorius en remuant sa coupe. Je te l’avais dit ?

Non...

Une part d’elle persiflait un « Tant mieux pour toi » envieux.

Europe luit dans la nuit, tu le savais ? Livia m’a montré des enregistrements, regarde. Regarde attentivement. Quand ils en auront fini avec nous, la Terre ressemblera à ça. Ensuite, il fera nuit. Mais on ne sera plus là pour le voir. Nous, on n’aura vu que la lumière.

Nadya secoua la tête ; assaillie de migraines, à l’agonie. Elle ne voulait pas regarder les jolies lumières. Quelle sorte de fin était-ce ? De quoi avaient-ils l’air ? Si la Corporation devait vraiment tomber, ç’aurait dû être dans la plus grandiose de toutes les guerres ! Dans le plus prestigieux des spectacles ! Le sacrifice suprême de leurs existences, de leur savoir et de leur civilisation pour enrayer un ennemi mortel. La dernière bataille du dernier empire. Sa fin fracassante, sa rage envers la lumière mourante.

Et non sombrer dans la nuit silencieuse…

Alors, Nadya ? Tu as accepté la mort des autres ? Pas comme si tu avais le choix.

Elle le regarda sans le voir, les yeux embués, la bouche bée. Il fronça les sourcils et fixa son champagne.

Plus qu’à accepter la nôtre.

Il but une gorgée. Sa dernière.

Pas comme si nous avions le choix.

Il soupira.

C’est fini, déjà. Ça m’a semblé si court. Affreusement court.

Fini le faste de leurs flammes fugaces.

Le Dernier Empereur se réconforta à l’idée qu’il n’aurait rien pu faire. Rien n'aurait pu freiner la fin, pas même le Roi des Rois.

Et la Terre s’embrasa, et les guida doucement dans la nuit silencieuse.

Ainsi s’éteignit la plus riche, la plus grandiose, et la plus éphémère de toutes les civilisations.

(Merci à un illustre anonyme pour son interprétation de "Demain" : https://soundcloud.com/gaelle-n-harper/demain/s-4y0XsUTHNcS. Tu roxxes :D )

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