29/ Nouvelles alliances

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 Le soldat aboya :

 — Te fous pas de ma gueule, abruti.

 — Non, je vous jure, je ne comprends pas ! Je vous croyais mort !

 — Je ne meurs jamais, je suis surpuissant.

 — Je vous en supplie, épargnez-moi !

 — Fallait pas me pourchasser jusqu'ici.

 Malgati s'approchait en titubant du tremblant Londock.

 — Ce n'était pas mon intention ! Après votre combat contre Jankürl, je me suis éclipsé pour éviter les disputes concernant le nouveau chef. Ce n'est qu'une coïncidence si je suis ici !

 — Bobards...

 Une vision frappa alors la rétine de Malgati.

 — Attends... T'es pas le trouillard qui n'a pas osé me remettre mon épée directement ?

 — Eh bien je... oui.

 — Eh merde ! Je crois que j'ai compris.

 — V... Vraiment ?

 — J'ai pensé à toi juste avant de traverser la dimension. Du coup, tu m'as rejoint.

 — Oh... C'est chiant.

 — Oui.

 — Vous pouvez me ramener chez moi, s'il vous plaît ?

 — J'ai déjà perdu assez de temps.

 — Donnez-moi le talisman pour que je rentre seul alors.

 — Tu me prends pour un imbécile ? Ce serait donner à tes potes le moyen de rabouler ici. Je vais devoir y aller. Dis-moi où sont vos dieux, et t'as intérêt d'être précis.

 À vrai dire, oui, Londock prenait l'humain pour un imbécile, mais, pour des raisons évidentes, il ne le lui révéla pas. Seulement, il n'était pas le plus con des cons, puisqu'il avait compris le fonctionnement de la boussole et la raison de sa présence ici. Et il était vraiment obstiné, ce gars, il devait avoir un objectif précis, solide, qui lui tenait à cœur.

 — Pourquoi faites-vous ça ?

 — Pour sauver mon ami, quelle question !

 — Tout ça pour un seul type ?

 — J'avais demandé gentiment au début ! Mais vous avez pas voulu m'aider... C'est au nom de l'amitié et de la justice que je réalise ce périple. Ce sont des choses que vos dieux semblent ignorer.

 — Je comprends. Laissez-moi vous accompagner alors.

 Malgati fut troublé de cette demande, n'ayant pas à le menacer de mort pour arriver à ses fins. Soit il était de son côté, soit il était malin et espérait le trahir plus tard. Mais peu importait la réponse, Malgati ne le découvrirait qu'en acceptant.

 — D'accord, allons-y.

 À peine eut-il ordonné de se mettre en route qu'une pensée lui sillonna l'esprit. Lors de sa traversée, il avait pensé à un second archer. Il scruta l'obscurité autour de lui, et repéra, étalé dans l'herbe, un autre serviteur.

 — Ce débile que j'ai assommé est venu aussi... Bon, toi là, bute-le.

 — Quoi ? Moi ? Non, je ne peux pas !

 — Sinon je vous tue tous les deux. Allez, j'ai pas que ça à faire !

 Londock se saisit de sa dague et approcha de son collègue au sol. Il s'accroupit face à lui, et regarda son visage. C'était Morlan.

 — Non, je peux vraiment pas ! cria Londock en se retournant vers Malgati, resté plus loin. C'est mon ami !

 — Rien à battre !

 Malgati lui expliqua qu'il dévoilerait sa présence et ses points faibles aux autres créatures dans cette dimension. L'éliminer n'était pas en option. Des larmes montèrent dans les yeux de Londock. Il était incapable de tuer de sang-froid une des seules personnes qui l'avait soutenu si longtemps. Il lui fallait trouver une solution.

 — Allez ! le pressa Malgati.

 Londock hésita, ferma les yeux et planta le poignard dans la chair. Il réprima sa douleur, observa l'air paisible de Morlan, et se leva.

 — C'est fait, annonça-t-il funèbrement.

 — Montre-moi ça.

 Londock s'interposa et lui montra sa lame.

 — Regarde, putain ! C'est son sang ! T'es content maintenant ? Hein ?

 Malgati jeta un regard distrait au cadavre. Le liquide pourpre recouvrait sa gorge.

 — Il le fallait, lui dit le soldat. Tu as prouvé ta valeur, ta loyauté et ton courage. Maintenant, aide-moi à libérer Quinquati. Tu empêcheras d'autres morts inutiles.

 Londock abdiqua, et passa devant le guerrier.

***

 Yassnä se releva, le visage souillé. Autour d'elle, les traces du passage de la tempête Soucia. Charognes informes, herbes cramoisies, supplices effroyables. Six corps, vigoureux encore quelques instants avant le cyclone furieux, servaient de pâtures aux vers. Dans ce macabre décor, on ne remarqua pas que deux manquaient à l'appel. Seuls l'archère et un élite grand et maigre, tristes gagnants de la loterie cruelle, étaient épargnés. Rien de mieux n'existait que le silence contradictoire et le sang battant dans ses tempes pour exprimer l'horreur qu'elle ressentait. Le bras de Karkoff se délassait à plusieurs mètres de son buste inanimé, reliés entre eux par une trainée discontinue d'hémoglobine. Yassnä se jeta aux chevets de son chef, tenta de le réveiller, et hurla :

 — Aidez-moi ! Aidez-moi !

 Milœf et les cinq archers postés en hauteur posèrent pied sur la terre poisseuse, découvrant leurs amis immobiles. L'archère les regarda dans les yeux.

 — Vous foutez quoi ? s'exaspéra Yassnä. Aidez-moi ! On doit les sauver !

 Milœf pencha sa tête sur le sol et la tourna lentement de droite à gauche.

 — Allez ! Il faut les ramener à la base !

 — On ne peut plus rien pour eux, décréta Milœf.

 — Non, il faut essayer ! Aidez-moi !

 — Ils sont morts, Yassnä ! Morts ! Tu comprends ?

 — Non, non, c'est pas vrai, je-je crois qu'il respire. Regarde, il respire, il respire. On peut les sauver !

 — Calme-toi. Même si c'est vrai, le temps qu'on les porte aux médecins, tu sais qu'il sera trop tard. Partons.

 — Non ! Aidez-moi ! On peut les sauver ! On peut les sauver !

 — Viens, Yassnä. Ne te fais pas plus de mal.

 L'archère s'écroula sur le torse de Karkoff, ses larmes humidifiant sa tunique.

***

 — Pourquoi ont-ils capturés votre ami ? demanda soudain Londock.

 — J'en sais rien, j'ai pas tout compris. Apparemment ils nous détestent et pensent qu'on va détruire la Nature.

 — Vraiment ? C'est curieux... Qu'avez-vous bien pu faire pour qu'ils croient ça ?

 — Rien de spécial. Ils sont barges.

 — Comme vous l'a dit Jankürl, ils ont toujours leurs raisons. Si nous découvrions pourquoi ils vous jugent nuisibles, nous aurions une chance de régler le problème.

 — C'est pas con. Le problème est qu'il n'y a pas de raison.

 — Il est possible que l'Arbre Oracle l'ait prédit. Si c'est ça, nous ne pourrons les faire changer d'avis.

 — Justement, c'est quand mon ami a essayé de couper un arbre géant qu'ils sont apparus.

 — Aïe. Alors, ils n'accepteront jamais de le relâcher.

 — Voilà pourquoi nous allons le libérer par nous-mêmes.

***

 Quand Morlan se réveilla, une dizaine de visages occupaient son champ de vision. Il sursauta.

 — Du calme, du calme, sifflota un reptile.

 — Oh, c'est vous... remarqua l'élite en poussant un soupir de soulagement.

 — Nous te croyions mort, à cause du sang sur ton cou. Mais ce n'était pas le tien.

 — Comment ? On est où ?

 — Dans une forêt de la dimension humaine. Que fais-tu ici ?

 — Quoi ? J'en sais rien ! Ce doit être ce type qui m'a amené avec lui, pour une raison que j'ignore.

 — "Ce type", souleva le lézard vert de chrome. Lequel ?

 — Un humain qui a envahi notre monde. Je... Il a dit son prénom, mais je ne m'en souv... Soucia ! Soucia, il s'appelle Soucia. Il est recouvert d'une armure très résistante et il dit vouloir libérer son ami. Apparemment les dieux l'ont enfermé.

 Ba poussa un juron.

 — Vous quatre, occupez-vous comme convenu du recrutement chez les Florantiis avec Nz'jrg, et dépêchez-vous de revenir avec eux ! Les autres, avec moi. Nous avons un problème plus urgent à régler.

***

 — Porter atteinte à l'Arbre Sacré est un péché très grave, insista Londock.

 — Et enfermer un innocent qui ne le savait pas, puis exterminer une espèce entière ?

 — Je suis d'accord, mais eux ne le considèrent pas de la même façon. Ils ne vont pas nous laisser le délivrer tranquillement, il faudra s'attendre à une résistance accrue.

 Malgati trouvait de plus en plus étrange de ne pas avoir à le menacer et de recevoir autant d'informations de sa part sans rien demander. C'était peut-être un piège astucieux de sa part. Il tenta de le désamorcer :

 — Pourquoi est-ce que tu m'aides ? Et pourquoi es-tu le seul à ne pas accepter tout ce que font vos divinités ?

 — Je ne sais pas si je suis le seul, mais je ne vois pas pourquoi je serais d'accord avec eux en toutes circonstances. Rien dans cet univers ne peut ni être parfait ni prendre les bonnes décisions tout le temps. On nous apprend dès notre plus jeune âge à avoir une foi absolue envers eux. Je n'aime pas qu'on m'impose des choses. Et pourtant, on m'en a imposées, des choses... Cette époque est révolue. Je fais mes propres choix désormais.

 Malgati vit une intense lumière s'éveiller dans le regard de son nouvel associé. De toutes évidences, il n'était pas qu'un poltron pleurnichard. Peut-être aussi était-il réellement de son côté.

***

 Nz'jrg n'apprécia guère que Ba lui chaparde son autorité en donnant ses propres ordres, seulement il ne rétorqua rien puisqu'il aurait prononcé les mêmes. Il relia ses quatre serviteurs avec lui par des liens invisibles, et ses yeux, entièrement noirs à l'exception de sa pupille jaune, se fendirent de veines albâtres. Tous séparés de trois mètres avec lui, deux derrière, un à sa droite et un à sa gauche, suivaient son pas. Ils traversèrent la dimension sans difficulté ni boussole.

 Le lézard, grandiloquent rien que dans sa manière de se tenir, surgit dans le champ de vision de Milœf, magnifique, impressionnant, exceptionnel. Jamais il n'avait eu l'occasion de voir un dieu d'aussi près.

 Il déconnecta ses serviteurs et s'arrêta au pied d'un des cadavres. Un troisième œil s'extirpa des écailles qui formaient son front, et des images d'un autre temps défilèrent à toute vitesse sur lui.

 — "Ce type", siffla Nz'jrg.

 Sa grande mâchoire carrée se contracta quand il assista au décès du serviteur déjà mort et que son troisième œil s'engouffra entre ses squames. Il releva alors son cou de toute sa hauteur, atteignant les deux mètres, et sa langue bleue fourchue goûta l'air. Comptant sur la force de ses quatre pattes gigantesques, il s'avança vers le vivant le plus proche. Milœf avala sa salive, fou de joie et terrifié à la fois.

 — Deux d'entre eux sont encore sauvables mais succomberont sous peu. Transportez-les jusqu'à un centre de soin au plus vite en empêchant plus de sang de s'écouler de leurs plaies. Bravo et merci pour votre combat, archer.

 Ses iris remplacées par des étoiles, Milœf exprima un sourire béat et s'empressa de secourir ses deux collègues désignés par Nz'jrg. Yassnä le regardait avec dégoût et jalousie en aidant aussi les victimes.

 La divinité quadrupède se tourna vers ses quatre disciples.

 — L'humain a déjà semé la destruction chez nous. Dépêchons-nous.

 Les liens se recréèrent et les yeux se strièrent. Le groupe uni courut pour rejoindre les Florantiis.

 Ce n'était pas le spectacle auquel ils s'attendaient. Au lieu du ballet des êtres à la vue perçante volants entre leurs habitations, ils assistèrent à la danse du feu rongeant les feuilles et la verdure, la chair et les morts.

***

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