22/ Visite de courtoisie

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 De ses yeux fluctuants et nacarats, Karathris contemplait la forêt plongée dans l'obscurité au travers d'un spectre lumineux qui lui était propre. Ce monde possédait une beauté certaine, et les humains ne l'avait en rien ternie... "pour le moment", aurait rajouté l'ours.

 Elle ne croyait pas aux dires de Ba, le serviteur magique infiltré. L'Homme ne détruirait pas la nature. Le seul de cette espèce qu'elle avait rencontré était plus respectueux envers elle que certains des factotums du Gardien.

 Tout en la chevauchant, Karathris appuya une de ses mains contre le dos de sa panthère. Aussitôt, des stries azur déchirèrent le pelage de l'animal. Les formes pervenches sur le corps de Karathris prirent la même couleur que les rayures et, ensemble, elles scintillèrent. Les bois furent éclairés d'une douce et bienfaitrice lumière cérulée. Les yeux du fauve, auparavant d'un jaune éclatant, prirent la même teinte éthérée que ceux de la déesse.

 Leurs esprits connectés, ils se guidèrent et se transportèrent à destination.

 À l'approche de l'être synchronisée, des branches remuèrent, s'écartèrent de son chemin.

 Une clairière.

 Karathris s'arracha au félin, les rayures s'engouffrant dans la peau de l'animal, ses yeux reprenant leur allure originelle. Elle posa pied à terre face à un arbre et attendit qu'il se manifeste.

 Rien.

 — Hé, lourdaud ! cria-t-elle.

 Pas de réponse.

 — Ma puce, tu sais quoi faire.

 Karathris ayant prévu cette éventualité pendant sa communion, la panthère sut immédiatement comment réagir. Elle s'approcha du tronc et le griffa.

 — C'est bon ! tonna une voix. Un peu de patience, j'arrive !

 Le félin arrêta la torture tandis qu'un visage se gravait dans l'écorce.

 — Quoi ? demanda la voix aiguë.

 Karathris ne répondit pas et frappa l'Arbre géant de son pied.

 — Mais... arrête là !

 La déesse obéit.

 — Pourquoi as-tu fais ça ?

 — Moi ? J'ai fait quoi encore ? s'éberlua l'Arbre sacré.

 — Tu le sais très bien. Cet humain n'avait aucune intention hostile, tu le savais aussi. Alors pourquoi l'avoir condamné ?

 — Je rêve ? s'étonna l'Immense en dessinant un air écarquillé dans son portrait, faisant craquer le bois. Il m'a planté sa hache dedans !

 — Tu es vraiment incorrigible...

 — Que me veux-tu ?

 — Les miens se font emprisonner par ta faute, et un génocide aura bientôt lieu. Témoigne devant Iridar. Retire toutes tes accusations.

 — Ah ça, non ! Cet humain a assez péché, il ne doit pas s'en tirer comme ça !

 — Écoute-moi bien, conseiller de pacotille. Il n'avait aucun moyen de savoir le mal qu'il commettait. Des innocents mourront à la suite de cet événement.

 — Je n'y suis pour rien. C'est pas ma faute !

 — Tu as le pouvoir de tout empêcher. Ils ne devraient pas, mais tous te portent un grand respect et une énorme admiration. Ils t'écouteront.

 — Ce n'est pas de mon ressort, au contraire ! cria le Colosse de sa voix fluette qui perçait les tympans.

 — Bien sûr que si. Cela me coûte de le dire, mais tu es même le mieux placé pour.

 — Je ne fais qu'orienter les opinions, je n'ai aucun droit à contester la décision que vous avez pris à l'unanimité. Je n'ai pas décidé tout ça, moi !

 — Alors décide ! Remédie à cette folie !

 — Ce n'est pas mon rôle. Et ce n'est pas une folie. Les humains peuvent bien mourir, ça me serait égal... Non, ça me ferait même plaisir.

 — C'est bien ce que je pensais, "Arbre sacré"... Tu n'es qu'un monstre idiot.

 — Cette terre sur laquelle je me suis installé... Je m'y plais bien. Je n'ai pas envie qu'elle soit saccagée.

 — Les humains ne la réduiront pas en cendres... La guerre qui se prépare s'en occupera.

 — Je vois l'avenir, as-tu oublié ? Ces créatures sont des nuisibles, crois-moi.

 — Oh, l'avenir ! ricana Karathris. Combien de fois t'es-tu trompé à son propos ?

 — Laisse-moi réfléchir... hum... Zéro.

 — Et – par exemple – concernant le Porteur ? Il n'est jamais venu.

 — Tu le rencontreras sous peu, je te l'assure.

 — Cesse donc ta mascarade, imbécile.

 L'expression d'écorce se durcit et le sol trembla. La terre s'ouvrit sous les pieds de Karathris. Émergèrent des racines qui la ligotèrent, la soulevèrent et pressèrent ses organes.

 — Faible. Tu es si faible ! s'exclama l'Arbre d'une voix plus rauque qui semblait être l'écho de son bramement strident. Et tu oses me parler ainsi ? La vie de toutes choses ne repose que sur mon bon vouloir. La tienne également.

 Karathris sentit son cœur se gonfler de terreur et ses poumons se vider d'air. Sa panthère montrait les crocs et affichait un regard mauvais.

 — J'ai décidé que les humains mourront. Donc, ils mourront.

 L'Immense resserra son étreinte.

 — Tu ne pourras empêcher le destin de s'accomplir. Dans tous les futurs, ils s'éteignent. Dans ceux où tu essayes de les aider, tu t'éteins avec eux. Tu m'irrites au plus haut point, Karathris, et je te tuerais bien immédiatement. Mais j'ai d'autres projets plus grands. Je les réaliserai, avec ou sans ton aide, alors, sers-moi. Sers Iridar.

 Le Colosse envoya violemment Karathris contre le sol puis retira ses racines. La déesse toussa, inspira un grand coup puis formula ces mots :

 — Pourquoi ? Que t'ont fait les humains ?

 — Ils mettent un terme à mon règne dans toutes les éventualités où je les épargne. Et toujours, je me suis débrouillé pour éliminer les vauriens qui se dressent sur ma route, sans même devoir agir.

 Karathris croyait comprendre. L'Arbre sacré profitait de sa position de conseiller céleste pour influencer ses partisans à œuvrer selon ses désirs sans que personne ne le suspecte d'avoir ses propres ambitions.

 — Quel est le sens de ces révélations ? Pourquoi à moi ? Pourquoi maintenant ? Et pourquoi me laisser en vie ?

 — Tu poses trop de questions. Saches juste que je ne te laisserai pas interférer et t'éliminerai à la moindre bavure. Tes pouvoirs sont grands. Ils m'aideront juste à accélérer ma victoire. Tu n'es en rien indispensable. Maintenant, va !

 La déesse jeta un regard mauvais et hargneux au visage factice du Colosse, qui s'évanouit dans son tronc, puis calma sa monture d'une caresse sur le crâne. La panthère se laissa monter et l'amena à l'extérieur de la clairière. Un arbre, étrangement rapide, se positionna sur son chemin. Le fauve faillit le percuter. Puis, l'arbre de trois mètres se décala et un rire criard retentit derrière Karathris.

 Elle avait enfin démasqué le conseiller colossal. Depuis longtemps déjà, elle le répugnait et le suspectait de malsains desseins. Jamais elle n'avait imaginé une manigance de cette envergure...

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