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— Je peux m’installer ici ?

Je sursaute en tournant la tête vers la silhouette que je n’avais pas entendu approcher. Sa voix est douce, suave, presque séductrice. Sauf que c’est bien à un mec qu’elle appartient. Et pourquoi pas ? J’ai dit que je faisais une pause ; je ne me serais pas ressenti d’attaque pour soulager une demoiselle dans l’instant. Alors j’imagine que je peux bien supporter la compagnie d’un autre homme.

D’autant que la demande n’émane pas du jeune homme le plus désagréable de la soirée. Il doit avoir un peu moins de mon âge. Son sourire charmeur et ourlé de fossettes brille sur son teint mat. Ses cheveux semblent longs, ramenés dans un de ces horribles chignons que je déteste voir sur les modèles hipsters, mais ce phénomène-là n’a pas de barbe. Et ça lui va bien. Je me dis qu’il pourrait faire la cour à n’importe laquelle des jeunes femmes de cette soirée et que ces dernières ne se feraient pas prier pour écarter les cuisses. Mais c’est moi qu’il choisit d’aborder. Peut-être opte-t-il pour une pause, lui aussi.

Comme je tarde à répondre, il n’attend pas ma permission pour s’affaler dans le canapé. Son corps mince et athlétique s’enfonce dans l’assise moelleuse et lui fait adopter une position relaxée qui pourrait passer pour une tentative de séduction si j’avais été une femme. Là, je prends ça comme de la nonchalance.

D’ailleurs, il lâche un soupir exténué avant de se tourner vers moi. Je remarque à peine qu’il tient une coupe de champagne dans chaque main et qu’il m’en tend une. Je suis happé par un autre détail. Ses yeux. Gris, ils brillent comme si on y avait versé une goutte de mercure dedans.

— Ronan nous a servi deux verres avant de se faire kidnapper par Ludivine. Je me suis dit que j’allais en faire profiter quelqu’un d’autre. T’inquiète, il n’a pas eu le temps de tremper les lèvres dedans, se justifie-t-il en interprétant mal mon air incrédule.

Je me ressaisis et réalise que j’ai effectivement le gosier sec. Je le remercie d’un hochement de tête et descends une grande lampée. Le pétillant des bulles me réveille.

— Comment tu t’appelles ?

Comme s’il allait s’en souvenir… Je lui réponds néanmoins et il me donne son nom en retour : Gabriel. C’est joli, presque angélique. Mais c’est bien là sa seule ressemblance avec un ange, entre les mèches sombres qui dégringolent de son chignon et ses sourcils de jais épais. Puis, un ange n’aurait rien à faire dans une soirée pareille.

Gabriel commence à papoter, à badiner, presque. Le ton léger, la langue agitée entre deux gorgées. Il descend sa coupe à une vitesse extraordinaire, mais n’a pas l’air ivre pour autant. Ni particulièrement heureux d’être là. Comme s’il ne trouvait pas sa place. Peut-être est-ce pour ça qu’il est venu me voir. Pour trouver de la compagnie. Mauvaise pioche : il est tombé sur l’un des gars les plus taciturnes de la soirée. D’ordinaire, face à des pipelettes dans son genre, j’invente une excuse pour aller me réfugier auprès d’une demoiselle ; au moins, ces dernières ne bavardent plus lorsqu’elles ont ma queue en bouche. Mais lui… je ne sais pas… il y a ce petit quelque chose dans sa façon de parler qui ne m’ennuie pas, m’hypnotise, même.

— Alors, tu connais qui ici ? me demande-t-il dans une gesticulation nerveuse.

Heureusement que son verre est presque vide ; je n’aurais pas donné cher du canapé.

— À peu près tout le monde… Ronan et Ludivine m’invitent à toutes leurs soirées de ce genre.

— Je les connais un peu aussi... C’est Ronan qui m’a proposé de venir.

— Pourtant, c’est la première fois que je te vois ici.

Il essaye encore de boire dans son verre. Vide. Je lui cède le mien afin qu’il poursuive.

— Normal. Ronan était un ami de mon ex, à la base. On s’est rencontré aux LLL et on a fait pas mal de plans à trois. Mais j’ai été obligé de larguer mon connard de mec le mois dernier. Ronan m’a invité ce soir en espérant me remonter le moral, mais il est trop sollicité par sa femme et les autres invités.

Il soupire de dépit et j’écarquille la bouche de surprise. Je ne m’attendais pas à ce qu’il soit gay. Ce n’est pas le genre de population que j’ai l’habitude de croiser par ici. Même si ce n’est pas illogique. Je sais que Ronan est bi, après tout. Il m’a souvent demandé de l’enculer, sous le coup de la plaisanterie ou sérieusement. J’ai cédé ; quelques fois. Ce fut loin d’être désagréable. Même sans être attiré par les hommes, j’apprécie de leur offrir du plaisir autant qu’aux femmes.

Gabriel éclate soudainement de rire, pour une raison qui m’échappe.

— Hey, ne panique pas ! Je n’étais pas en train de draguer. Je vois bien qu’il y a écrit « mâle hétéro » en lettres fluorescentes sur ton torse. Je voulais juste partager une coupe de champagne… Et maintenant que c’est fait, je vais aller fumer une clope !

Je réalise trop tard que je venais encore, probablement, de le dévisager avec des yeux trop ronds. Je ne sais pas pourquoi je me suis levé derrière lui et l’ai attrapé par le bras. Peut-être parce que je ne voulais pas qu’il se méprenne sur mon attitude, m’assimile à ces andouilles d’hétéros qui flippent qu’un homo puisse s’intéresser à leur cul ou tout simplement parce que je n’avais pas envie qu’il m’abandonne.

— Est-ce que je peux t’accompagner ?

Rien que pour le sourire rayonnant qu’il renvoie, je sais que je prends la bonne décision. Même si l’air frais de ma terrasse me gèle les os, puisque je suis encore torse nu. Gabriel me cède son blouson, sous lequel il ne porte qu’un fin débardeur.

— Et toi ? Tu ne vas pas avoir froid ? lui demandé-je.

Il rit et hausse les épaules avant d’allumer sa clope. J’adore voir danser la flamme du briquet reflétée dans son regard d’argent. Il m’en propose une ; je ne me fume pas. Nouveau haussement d’épaules. Il reprend la conversation là où nous l’avions interrompu, et puisque je ne saisis pas les perches qu’il me tend, il me parle essentiellement de lui, puis de son ex, puis de sa relation foireuse, de leur rupture. Avec n’importe qui d’autre, ce genre de discussions m’aurait épuisé, voire agacé. Avec lui, je suis fasciné. Fasciné par les mouvements de ses fossettes à chaque fois qu’il sourit de nostalgie ou recrache sa fumée. Fasciné par les ondulations de ses épaules qui essayent de tromper le froid.

S’il me demandait de le baiser là, tout de suite, sur cette terrasse gelée, afin de réchauffer son corps transi, je n’émettrais aucune objection. Mais mon étiquette de « mâle hétéro » l’empêche sans doute de s’abaisser à une telle demande. Ou bien, je ne l’intéresse réellement pas. Il voulait que je sois son oreille et je pense avoir rempli ce rôle avec brio, car il me paraît un peu plus heureux lorsque je lui rends sa veste et qu’il me remercie pour la compagnie.

Il laisse languir sa main sur mon torse, avant qu’elle ne glisse le long de bras. Seulement quelques secondes. Quelques secondes de trop.

L’apparition céleste retourne au cœur de la fête et je reste planté quelques minutes dans le froid avant de me décider à en faire autant.

Je me fais alpaguer par Lucie, une amante régulière qui connait la combinaison exacte des boutons qui me font partir au quart de tour. Elle m’entraîne pour danser au cœur de la mêlée de corps en ébats et en bien-être. Elle me chauffe, elle a besoin de notre petit rituel : à quatre pattes sur la table du salon. Je n’y arrive pas. Je prétexte un mal de crâne et pars me rafraîchir à la salle de bain. Lucie frappe des coups inquiets à la porte et me demande si ça va. Je m’efforce de la visualiser dans sa robe moulante, ses talons qui affinent ses jambes et sa merveilleuse bouche perverse. Je n’arrive à penser qu’à Gabriel. Gabriel qui agite son verre entre ses mains immenses, Gabriel qui sourie comme un diable prêt à voler une âme, Gabriel qui papillonne ses longs cils sur la mer de mercure de ses yeux…

Je me redresse brusquement, électrisé par l’évidence qui vient de frapper mon être. Je comprends avec une acuité dérangeante ce dont j’ai besoin. Je sors en trombe de la salle de bain, ignorant presque Lucie à côté de qui je passe. Mes pas me dirigent vers le salon, animé d’une musique plus tambourinante. Et je le vois.

Au milieu de la cohue, il danse comme si un projecteur était braqué sur lui. Son corps ondule au rythme des basses et semble aguicher ma personne. Je me demande ce qu’il imagine sous ses paupières closes ; j’espère égoïstement que les fantasmes qui s’y jouent m’accordent une place. Dépourvu de toute réflexion, je m’élance vers lui et l’attrape par la taille ; un geste tendre, mais d’une possessivité sans équivoque. Il ouvre les yeux et le contentement remplace bien vite la surprise initiale. Je frémis lorsque ses bras s’enroulent sur mes épaules. Ses lèvres m’attirent comme un tourbillon au cœur d’une tempête. C’est d’ailleurs l’essence de ce baiser : tempétueux, autant que passionné et affamé.

Je me demande si Lucie me voit, si elle s’étonne de voir embrasser un homme… Je ne me retourne pas pour le découvrir, car il vient de plaquer ses mains larges contre mes joues pour prolonger l’étreinte et que le monde au-dehors de notre sphère semble s’être vaporisé.

Il m’entraîne à l’étage et déniche une banquette dans un recoin miraculeusement tranquille. J’ai l’impression d’arracher ses vêtements au lieu de le déshabiller, mû par une faim prédatrice que je ne me connaissais pas. Son corps hâlé luit d’une magnificence imparable dans le halo d’une ampoule faiblarde. Je voudrais passer des heures à le détailler, à en explorer les moindres détails, mais un désir plus pressant – vital – gronde dans mon ventre.

Et si j’en crois la célérité avec laquelle il s’agenouille sur la banquette et extirpe magiquement un préservatif et du lubrifiant de son tas de fringues, il est dans le même état que moi. Tant pis pour les préliminaires – j’ai l’impression d’avoir déjà perdu trop de temps en le laissant s’échapper tout à l’heure – je dénoue le latex sur mon sexe rigide à en être douloureux et me penche sur lui.

Ma main balade des doigts glissants autour de son orifice, juste pour en exciter les contours. Ma deuxième main remonte sa nuque, puis l’arrière de son crâne ; le geste le fait frissonner. Je referme ma prise sur son chignon et tire vers moi. Sa gorge qui ploie m’offre une vision absolument érotique ; je ne peux résister à la tentation d’apposer mes lèvres sur cette zone, boire sa sueur et sentir son odeur à travers ma langue. Avant de revenir m’emparer de ses lèvres. C’est à ce moment-là que mon sexe s’enfonce en lui, brusquement, profondément. De son souffle s’échappe un cri qui m’évoque le soulagement plus que la douleur.

Être en lui renvoie une sensation beaucoup trop fabuleuse dans mes nerfs. Toute la délicatesse dont je fis preuve auprès de Clara : oubliée ! Une seule urgence : satisfaire l’envie dévorante qui pulse dans la moindre de mes cellules. Je m’éloigne à regret de sa bouche pour attraper ses hanches et imposer mon rythme. Je le pilonne. Sans le moindre ménagement. Je ne pense qu’à moi, à mon désir égoïste…

Ses sourcils se froncent. Le doute me douche froidement. Je ne veux quand même pas lui faire mal… Doute qui se dissipe dès qu’il ouvre ses yeux brûlants de plaisir. Dans un souffle, il laisse planer :

— Ne ralentis pas…

Il ne fallait pas plus de trois mots. Un œil extérieur aurait sans doute pu me voir rugir comme un fauve en rut à cet instant. Je m’en contrefiche. Il n’y a plus que lui dans mon espace-temps. J’enchaîne mes assauts dans son cul comme si ma vie en dépendait.

Un coup de reins ; son corps s’affaisse sur la banquette. Deux coups ; je n’en peux plus de cette distance entre nous et la comble en me plaquant contre son dos. Trois coups ; j’entends son souffle erratique, le plaisir muet qu’il prend à cette pénétration sauvage. Quatre coups ; il laisse tomber la retenue et s’époumone dans un orgasme explosif. Cinq coups ; ses chairs se contractent autour de ma verge et je pars à mon tour, entraîné dans ce flux de jouissance qui me balaye comme une tornade.

Nous restons longtemps blottis l’un contre l’autre. Combien de temps ? Je n’ai pas envie de me poser la question, je n’ai pas non plus envie de quitter son orifice chaud et si accueillant. Je reste pressé contre son dos, couvre sa nuque de baisers et ses pectoraux de mille caresses. Je me mets à redouter le moment où il se lèvera et prétextera un nouveau verre pour retourner vaquer à ses occupations.

Alors je regrette mon empressement, d’avoir voulu bâcler l’acte au profit du soulagement. Comme si j’avais encore vingt ans et je découvrais tout juste la chose. J’aurais dû profiter de l’occasion et la prolonger jusqu’à la dernière miette. Erreur de débutant. C’est du moins ce qui traverse mon esprit quand Gabriel s’agite pour s’extirper de mon étreinte. La sensation de froid au moment où ses fesses bouillantes quittent mon bas-ventre m’a rarement paru si désagréable.

Mais il ne disparaît pas. Il se retourne seulement pour me faire face. Je l’enlace à nouveau, comme pour le faire éternellement prisonnier de mes bras. Quant à sa main, elle se glisse entre nos ventres – poisseux de ses fluides – et attrape nos deux sexes pour les masturber. Vraiment ? Il n’est pas encore rassasié ? Alors que, de mon côté, je me serais cru à bout, je sens l’énergie rejaillir sous le coup de cette stimulation.

— Tu en veux encore, rit-il dans le creux de mon cou.

Ce n’est même pas une question et, étant donné la rigidité de son membre, je pense pouvoir lui retourner le compliment.

— Toi aussi.

Il m’éblouit de son sourire avant de m’embrasser d’une passion qui ne me rappelle aucune de mes amantes d’un soir. Je reste pourtant sur ma faim quand il y met fin et me chuchote au creux de l’oreille.

— Tu sais, j’aimerais tellement pouvoir te prendre, moi aussi…

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