Le sacrifice

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Ce ne fut qu’une fois dans l'orbite d'Æriban que Kael se prit de plein fouet l’indignation et la culpabilité qu’il ressentait par rapport à la mort des deux ældiens. De la fameuse ceinture d’astéroïdes réputée infranchissable d’Æriban, il ne garda aucun souvenir. Il accomplit l’exploit de la pénétrer le cœur gros et l’esprit vide, quasiment en pilote automatique. Les applaudissements de la partie humaine de son équipage ne lui parvinrent qu’à travers un écran de fumée, sombre et nébuleux. Il était directement responsable de la mort de deux ædhil âgés de plusieurs dizaines de millénaires, qu’un autre lui avait confiés. Tout cela parce qu’il avait voulu aller sur Æriban pour se couvrir de gloire.

Je ne suis qu’un pauvre semi-ældien pitoyable et immature, se répétait-il. Mon existence avait moins de valeur que la leur. Pour que je vive, un ædhellon d’une très ancienne et noble lignée a perdu ses deux uniques fils, qui n’ont eux-mêmes jamais eu de petits.

Le doux contact d’une main légère et rassurante tira Kael de ces pensées négatives.

— Caël, murmura Aradryan qui était apparu en silence dans son dos. Nous sommes arrivés sur Æriban grâce à toi.

Kael baissa le nez. Grâce à lui… Certes. Mais qui les avait mis dans ce pétrin, au départ ? Lui-même, Caëlurín Srsen.

— Tu devrais être le premier à sortir, lui rappela Keita. Comme les colons lorsqu’ils posent le pied sur une planète qu’aucun humain n’a jamais foulé.

— Kael est perædhel, renchérit Anguel. S’il y en a un qui peut mettre le premier le pied sur Æriban, c’est lui.

Kael se leva sans un mot. La bonne humeur de ses amis, soulagés d’avoir atteint leur objectif en ayant seulement perdu les deux tigres montés par erreur à leur bord, ne parvenait pas à le dérider. Plus par habitude que par contrariété, il jeta un œil au moniteur.

— Les données sont bonnes, lui apprit Keita. Ce coin d’Æriban est un environnement parfait pour nous : l’atmosphère et la gravité sont OK, et il fait suffisamment chaud pour qu’on puisse dormir dehors sans module de survie.

— Faudra quand même en prendre un, murmura Yamfa en jetant un coup d’oeil inquiet à Kael. On ne sait jamais.

La baie virtuelle renvoyait l’image d’une jungle qui s’étendait à perte de vue, sous trois soleils et deux lunes. Le monde sauvage et paradisiaque d’Æriban, légendaire dans toutes les cours même avant la Chute d’Ultar… Aedhen et Aodhann n’allaient jamais le voir.

— Le radar au sol annonce une grande trouée à 57° latitude nord, annonça ensuite Yamfa. La taille de cette plaine permettrait de poser l’Ama-no-kawa.

Le regard aigu de Kael se posa sur les données que venait de balancer Yamfa – promue navigatrice – sur son écran. Le calculateur annonçait un sol stable, composé de roche d’origine volcanique au relief étonnamment adapté à l’atterrissage d’un vaisseau.

— Je préférerais laisser le navire en orbite et descendre avec le cotre, répondit Kael. D’après ce que m’a dit mon père qui y a grandi et vécu, Æriban est une planète instable, régulièrement sujette à des catastrophes climatiques telles que sa surface peut être entièrement détruite en un instant.

Anguel s’approcha.

— Comment ça ? demanda-t-il d’un ton d’où perçait une certaine inquiétude.

Kael fit pivoter son siège vers lui.

— Au sein du système d’Ultar, Æriban est la plus proche des trois soleils, expliqua-t-il. La présence des trois étoiles provoque une instabilité gravitationnelle telle qu’ils sont sans cesse en mouvement, comme des particules dans un collisionneur. On pense même que c’est ce phénomène qui est à l’origine de la destruction d’Ultar, aujourd’hui. C’est ce que dit ma mère, et elle a des connaissances en astrophysique très poussées. À partir de ce que leur a raconté mon père, elle et Dea en ont déduit cette hypothèse. En temps normal en tout cas, selon que ces soleils soient proches ou loin d’Æriban, la planète peut être glaciale ou incandescente au point d’en être inhabitable.

— Et c’est là-dessus que tu veux nous faire atterrir ? s’écria Anguel, les sourcils arqués. Une coquille de noix qui joue aux boules avec trois supernova ?

— Seulement provisoirement, murmura Kael en se frottant le front.

— D’après la position actuelle des trois soleils, ajouta Keita, il semblerait qu’on soit dans une ère stable, présentement.

Il fit une pause.

— Si tant est que le concept d’ère ait quelque valeur dans une dimension atemporelle comme celle où nous nous trouvons...

Kael réfléchit rapidement.

— On va tout de même laisser le vaisseau en orbite et descendre avec le cotre, décida-t-il. Les conditions peuvent se dégrader très rapidement, sur Æriban. Cela, mon père me l’a bien dit. Lors de son séjour sur cette planète, en moins de deux siècles il a expérimenté cinq ères stables et trois chaotiques.

— Comment il faisait, lorsque le sol se changeait en glace ou en lave en fusion ? s’enquit Anguel.

Kael ne sut pas quoi répondre. En vérité, il n’avait jamais posé la question à son père, et celui-ci ne lui avait jamais tellement raconté sa vie sur Æriban.

— Il improvisait, répondit Cerin à sa place. Grâce aux configurations, à sa connaissance du terrain, et à sa capacité d’adaptation. Seuls les plus forts survivent sur Æriban : c’est précisément pour cela qu’on y forme les aios.

Anguel hocha la tête.

— Ton père doit être quelqu’un d’extraordinaire, dit-il autant à Kael qu’à sa sœur. J’aimerais bien le rencontrer.

— Tu le rencontreras probablement, répondit Keita à la place de Kael. Le connaissant, je suis quasiment sûr qu’il va décoller dès qu’il saura que toi et Cerin êtes poursuivis par des unseelie, Caëlurín...

Puis, se tournant vers Anguel, il ajouta :

— Ar-waën Elaig Silivren est très impressionnant : honnêtement, c’est l’ældien le plus effrayant que j’ai vu jusqu’ici. S’il avait été là, il aurait explosé ces deux unseelie en moins d’un soupir, et aucun membre de notre compagnie ne serait mort.

Les oreilles de Kael rougirent. Entendre Keita parler de son père ainsi l’embarrassait, et l’évocation de sa culpabilité dans la mort de deux « membres de sa compagnie » plus encore.

— Mon père ne viendra pas me chercher, murmura-t-il. De toute façon, il est froid et distant. Et il se montre rarement aux étrangers.

— Même aux amis de son fils ? s’étonna Anguel, un sourcil levé.

— Il te considérera d’emblée comme un ennemi, lui répondit Kael franchement.

Le mercenaire eut l’air étonné.

— Pourquoi ?

— Parce que tu es un ancien légionnaire, que ton père a succombé à l’Abîme avec toute sa compagnie, et que tu es un soldat efficace. Enfin, il saura tout ce que tu caches. Il lit les pensées, et pas qu’un peu.

— Et tu crois que je cache quelque chose de répréhensible ?

Kael soutint le regard sombre du vétéran de longs instants.

— J’en sais rien… Qu’en penses-tu ?

Anguel garda le silence. À côté, Keita déglutit.

— C’est pas le moment de vous disputer, les interrompit Cerin avec autorité. Æriban est une planète hostile, et, comme je l’ai dit, seuls les plus forts y survivent. Aucun de nous n’est sidhe, et nous venons de perdre les deux seuls qui avaient une chance de déjouer les pièges d’Æriban et de passer l’Initiation. Si nous voulons survivre et atteindre le but que nous nous sommes fixé, il va nous falloir nous montrer intelligents. Ce n’est pas en nous disputant que nous y arriverons.

Kael – et tout le monde, d’ailleurs – fut reconnaissant de l’intervention salutaire de Cerin. L’apprentie hiérarque était la voix de la raison, et son autorité naturelle incitait tout le monde à l’écouter. La pression retomba d’un coup, et Kael comme Anguel se regardèrent, avant de se tomber dans les bras l’un de l’autre. Après avoir échangé une virile accolade, ils se séparèrent.

— Je ne voulais pas t’insulter, lui dit Kael. Toi et Keita, vous êtes mes frères. On fait partie du même clan.

— Et moi, je ne voulais pas douter de toi, fit Anguel. Je te suivrai jusqu’en Enfer, tu le sais ça ?

Au sourire de Kael, Ciann – qui jusqu’ici avait suivi les évènements dans le silence le plus complet – se permit un peu d’ironie.

— Tant mieux, car en Enfer, je pense que tu y es, Anguel Tharn.

Le susnommé se tourna vers lui.

— Tu connais mon nom de famille ? demanda-t-il froidement.

Derrière lui, Kael vit Yamfa se mordre la lèvre.

— C’est moi qui le lui ai dit, annonça-t-elle tout de go.

— Ah oui ? Et comment tu le connais, toi ?

De nouveau, la tension montait.

— Hé, intervint Kael, désireux de se faire le relais de sa sœur. On avait dit qu’on devait rester unis !

— Unis, certes. Mais j’ai l’impression que ton mystérieux frère nous cache des choses, fit durement Anguel. Déjà, c’est le seul que l’arrivée des unseelie n’a pas du tout surpris… Il avait même l’air résigné. Je me trompe ?

Tout le monde se tourna vers l’accusé. Ciann soupira, et il se laissa tomber sur la banquette.

— Je comprends que vous ne me fassiez pas confiance, fit-il d’un air las, tout en replaçant une de ses mèches noires et bouclées en arrière.

— Ton comportement est en effet plus que suspect, asséna Anguel. Tu ramènes une servante sinistre et bizarre, tu te tapes l’un des membres de la compagnie… Et pour finir, tu attires deux sicaires unseelie à nos trousses. Qu’est-ce que tu nous caches, Ciann ? Ces deux dorśari me semblent bien déterminés pour te récupérer. Ils tiennent tant que ça à te voir remplacer le tyran qui les gouverne ?

— C’est vrai, renchérit Keita. Et d’ailleurs, pourquoi refuses-tu de devenir roi ? Et pourquoi ne t’es tu pas servi de ton titre de prince pour ordonner à ces deux tueurs de repartir ?

De nouveau, Ciann émit un soupir las. C’était presque une plainte, et pour la première fois depuis qu’il avait embarqué, Kael revit en le regardant le jeune perædhel si attachant qu’il avait trouvé chez Nínim et Cerin.

— Vous voulez que je vous dise la vérité ?

Tout le monde hocha la tête par l’affirmative. Ciann s’exécuta alors.

— Lorsqu’on dit qu’on me destine à être le nouveau Roi de la Nuit, ça ne veut pas dire que je vais monter sur le trône d’obsidienne, avoua-t-il.

— Ça veut dire quoi, alors ? insista Anguel, visiblement à bout de patience.

— Cela veut dire que mon sang va servir à régénérer le roi actuel, Fornost-Aran. Et à travers lui, toute sa cour et tout son royaume.

— Ton sang ? Comment ça ?

C’était Anguel qui avait parlé. Mais pour répondre, Ciann plongea son regard dans celui de Kael.

— Je suis destiné à être immolé aux Puissances qui président à Ymmaril, dit-il. Mon âme doit être donnée en pâture à Shemehaz, en lieu et place de mon oncle en paix… Tandis que mon corps, lui, servira de nouveau réceptacle à Fornost-Aran. Au bout de plus de cent millénaires, il est devenu trop vieux pour se régénérer en consommant de la douleur et du sang comme le font ceux d’Ymmaril. Il a besoin d’un nouveau corps.

L’horreur de cette révélation cloua le bec à toute la compagnie. Cerin fut la première à briser le silence.

— Je m’en doutais, murmura-t-elle, horrifiée. Par Anwë, si notre père savait cela ! Il nous faut le contacter immédiatement. Lui seul peut nous aider, désormais.

— C’est impossible, dit sombrement Kael. Papa ne peut plus retourner sur Æriban, tu le sais… Nous devons nous débrouiller par nous-même, et affronter ces sorśari par nos propres moyens.

— Mais promets-moi alors que, dès qu’on aura quitté cette dimension, on le contactera », lui dit Cerin.

Kael hocha la tête, résigné. Pour lui, l’aventure s’arrêterait là, et elle serait bien triste.

De toute façon, j’aurai bien des choses à faire, en sortant de là, se dit le perædhel. A commencer par tenir mon serment en allant personnellement annoncer la mort d’Aedhen et d’Aodhann à Sheod et Cirnnan de Tára.

Ensuite… Il faudrait trouver un moyen pour tenir le serment qu’il avait fait à Aedhen peu avant sa mort, et aller arracher les âmes des deux tárani directement dans les griffes de la Ténèbre.

Au fond de lui, Kael savait qu’il en était capable.

Vous l’êtes, fit la voix d’Omen dans sa tête. À l’issue de cette quête, vous serez si puissant que l’univers tremblera de l’avènement d’un nouveau sældar.

Les pupilles de Kael s’agrandirent. Un nouveau sældar… Omen n’allait-elle pas un peu trop loin avec ses prédictions ?

Le regard du perædhel croisa celui de sa sœur.

Non. Elle ne va pas trop loin, lui répondit mentalement cette dernière. Tu ne le sais pas encore, mais tu es très puissant, Caël. Tout ce qu’il te faut, c’est de la confiance et du contrôle. Surtout, que cela ne te monte pas à la tête.

Kael voulut parler, dire quelque chose, mais au moment où il s’apprêtait à ouvrir la bouche, Cerin rompit le contact. Ne resta plus que la présence, plus faible mais plus rassurante et constante, de la jeune psyonique, qui luisait comme la flamme fluette d’une bougie dans le noir.

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