Bardes et prophètes

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Kael se força à se lever tôt le lendemain de leur fuite précipitée du Ráith Mebd. Il avait besoin de parler seul à seul avec son équipage humain, et surtout, les deux piliers qui étaient devenus ses deux meilleurs amis : Keita et Anguel. Bien sûr, Yamfa lui manquait. Il avait besoin de son humour, mais également de ses conseils avisés. De la chaleur de ses bras, peut-être. Il ne savait pas.

Il avait réussi à contacter son père, la veille au soir. Ar-waën Elaig Silivren lui avait répondu immédiatement. En voyant ses longs cheveux blancs défaits, son torse nu et une partie du corps de sa mère qui dormait à côté sous la couverture de leur lit, Kael avait deviné que ses parents s’étaient couchés avec le communicateur holographique sur leurs genoux, attendant désespérément l’appel de leur fils. Son père lui avait dit à demi-mots qu’ils n’avait pas voulu l’appeler pour ne pas lui faire perdre de temps. Sitôt que Niním lui eut dit, pour les sombres « cousins ».

— Il m’a contacté immédiatement, lui apprit Silivren. S’il ne m’avait pas assuré que tu avais déjà décollé avec ton frère, j’aurais pris l’Elbereth et je serais venu. Je peux encore le faire. Là, maintenant.

Le regard vert lagon de son père luisait comme la flamme des morts qu’il avait vu dans la Cité des Oubliés. Kael savait qu’il était à deux doigts de le faire. Qu’il le ferait. Et alors, il les ramènerait, lui et Ciann, sous son aile à Pangu, où ils seraient assignés à résidence, sans la moindre chance de se découvrir, de gagner leur prix et leur Voie. Ils resteraient des perædhil sans pouvoir, dont on se moque, sous l’égide d’un puissant chef de clan. Il y en avait des comme ça, Kael le savait. Mais il avait compris la leçon de Sheod Ualthna. Il s’était repassé son journal de bord la veille, après avoir vu son reflet magnifié dans la bakélite de la baie, comme une prophétie. C’était le moment. Les astres l’appelaient. L’Aonaran lui-même le lui avait dit. Il allait connaître son apothéose.

Alors il rassura son père. Il lui dit qu’ils étaient sains et saufs, que les Sombres Cousins ne les avaient pas poursuivi. Ou que, s’ils l’avaient fait, ils n’avaient pu y arriver.

— On a utilisé une vieille ruse de naute, sourit Kael. On a enchaîné les sauts en hyper-espace. Bien malin qui aurait pu nous tracer !

Mais le visage de Silivren s’était assombri.

— Une ruse de naute... soit. Eux, ce sont des chasseurs. Tu crois qu’ils ne savent pas suivre un daurilim qui recroise sa piste ? Tu crois qu’ils ne prennent pas plaisir à le faire ?

Alors, sentant que son père craignait pour eux, Kael avait abattu sa dernière carte.

— Là où je vais, ils n’oseront pas aller, fit-il, bravache.

Silivren s’était tu, et il avait levé un sourcil. Kael avait laissé ses yeux flotter sur son torse puissant, sur la peau anthracite où ne brillait nul cristal. Aussi loin qu’il s’en souvienne, jamais Kael n’avait vu son père porter un cristal-cœur.

Ar-waën Elaig Silivren ne posait aucune question. Il attendait que son fils parle, ou plutôt, qu’il lui prouve les choses. Du moins, c’est ainsi que Kael interprétait son silence. Kael se dit alors qu’il pouvait attendre, et décider de le réveiller un matin en frôlant la maison avec son cair tout nouvellement acquis. Qu’enfin, peut-être, son père, serait impressionné, et arrêterait de le prendre pour un hënnel ridicule qui multiplie les farces inoffensives. Mais Ar-waën Elaig Silivren était un guerrier. Son fils savait bien que, face à une telle menace, il risquait, plutôt que de le féliciter, de sauter dans l’Elbereth et de se prendre au jeu.

Alors il lui annonça sa décision.

— Je vais sur Æriban faire mon cair, comme ma sœur avant moi. J’y emmène deux autres jeunes ædhil, qui le souhaitent eux aussi je crois. Puis j’irai dans les ruines d’Ælda-la-belle, ramasser avec mon équipage le plus de pierres-esprits possible. Je veux délivrer mon peuple de la menace de l’Abîme, et je me crois capable de le faire. Tant de petits attendent, tout tremblants, de recevoir des argonath, terrés dans des vaisseaux-mondes aux quatre coins de l’univers !

Cette fois, Silivren avait perdu son air décontracté. Kael avait réussi à ébranler cette surface sur laquelle – pensait-il – tout glisse. Visiblement agité, son père s’était levé et était sorti du lit, son long panache, en se déroulant, arrachant la couverture à la femme humaine qui dormait à ses côtés.

Kael l’avait rarement vu sortir de ses gonds. Son père était, en toutes choses, froid et mesuré. Jamais un mot plus haut de l’autre, le visage impassible et le coeur de glace. Mais là, en le voyant debout, son panache cinglant l’air et frappant le matelas derrière lui, Kael sut qu’il était véritablement remué. Kael détourna le regard, à la fois pour ne pas le provoquer et parce que son père était nu. Il attendit que ce dernier ai ré-enroulé sa longue queue de fourrure entre ses jambes et se soit rassit sur le lit pour le regarder à nouveau.

— C’est donc ce que tu veux faire ? Être le « sauveur de ton peuple » ? avait demandé Ar-waën Elaig Silivren.

— Oui. Je pense que c’est ma Voie. Plusieurs signes me sont apparus.

— Des signes ?

Derrière lui, sa mère roula sur le côté. Kael vit son père poser une main apaisante sur elle, et replacer la couverture sur son corps recroquevillé.

— J’ai une psyonique à bord, lui expliqua Kael. Vraiment puissante. Elle m’a parlé d’une prophétie… Sur moi. Elle m’a comparé au Roi-Phénix Anwë, revenu pour guider son peuple !

— Elle pense que tu es la réincarnation d’Anwë ? s’enquit Ren en croisant les bras sur sa poitrine musclée. Ses yeux verts, brillant comme des gemmes, le fixaient d’un air réprobateur.

En le voyant ainsi, l’image de son grand-père Śimrod revint à la mémoire de Kael. Parfois, son père lui ressemblait parfaitement, et il était précisément en train d’assister à l’un de ces moments.

— Elle n’est pas la seule à le dire, se défendit Kael. J’ai eu d’autres mentions de mon avenir, par la suite. En parlant avec Aedhen, d’abord. Il m’a expliqué ce qui arrive aux perædhil. Ce ‘choix’ qu’ils doivent faire… cela m’a permis d’interpréter mon rêve, celui où je me voyais brûler lors de la Grande Extinction, lorsque le Trou Noir de Sibalba s’est ouvert et qu’il a anéanti notre civilisation. Je pense que j’y étais. Que j’étais un monarque important, Anwë lui-même, peut-être !

— Anwë ne régnait plus à cette époque, le coupa son père.

Cependant, il se tut tout de suite après, attendant la suite. Il l’écoutait.

— Sa réincarnation, bien sûr, soupira Kael, regrettant de ne pas avoir été plus attentif lorsqu’on lui avait raconté la longue histoire de leur empire plusieurs fois multi-millénaire. Qui que ce fut à cette époque…

— D’après la légende, tous les sældar sont revenus sur ce plan dans leur forme la plus puissante pour affronter Shemehaz, lui précisa son père. Un à un. Et, un à un, ils se sont fait battre et engloutir. Jusqu’à Lamh Deargha Naeheicnë, qui, lui, tint plus longtemps que les autres avant d’être coupé en morceaux, et ces morceaux ramassés par les hiérarques survivants et dispatchés sur les vaisseaux-mondes qui quittaient Ultar. Tous, sauf l’Amadán… Qui partit se cacher dans le Dédale, instruisant à notre peuple comment survivre.

Kael connaissait la suite. Pendant neuf cycles, Ultar avait brûlé. Littéralement. Et les ædhil n’ayant pas réussi à s’arracher du sol pour quitter le système ou rejoindre le Dédale aussi. Leur âmes, arrachées de leurs corps, furent aspirées par l’effondrement gravitationnel dans le trou noir naissant qui grossissait de seconde en seconde. Les ældiens d’aujourd’hui étaient forcément les descendants ou les réincarnations de ceux qui avaient réussi à fuir dans les vaisseaux-mondes façonnés en toute urgence par les plus puissants hiérarques de l’époque, ou des renégats ayant quitté Ultar bien avant, comme les dorśari. Le minuscule pourcentage restant étant les filidhean ou descendants de filidhean. Pas de réincarnations ni de dissolution pour ceux-là : ils étaient quelque part, dans la cachette de l’Amadán, à attendre la Bataille Finale et les Jours du Retour.

— Mais il n’y a pas que ça, continua Kael. L’Aonaran… Je l’ai rencontré, sur le Mebd.

Kael marqua une pause dramatique, guettant la réaction de son père. Et comme il n’y en eut pas, Silivren continuant de le fixer de ses yeux d’opale, il continua.

— Je ne sais pas si j’ai le droit de t’en parler, mais… c’était l’Aonaran du Chagrin Nocturne. Il m’a dit qu’il était venu me voir spécifiquement pour me mettre en garde, et m’annoncer une prophétie. Il paraît que les Aonaranan ne se montrent qu’à ceux qui sont appelés… Est-ce que c’est vrai ?

Kael jeta un regard angoissé à son père. Ce dernier décroisa ses bras, et il se décida à parler.

— C’est vrai, admit-il. Normalement, l’Etranger ne parle à un autre ædhel que pour l’appeler à reprendre sa charge. Mais j’imagine que pour toi, c’était différent.

Kael fronça les sourcils.

— Qu’est-ce qui te fais dire qu’il ne me l’a proposé ? Tu m’en crois incapable ?

Silivren le regarda, les yeux toujours aussi froids et énigmatiques.

— Si l’Aonaran t’avait appelé, Caël, tu ne m’en parlerais pas, lâcha-t-il en croisant les bras à nouveau. Et tu ne serais plus là à me parler.

Kael se mordit la lèvre. Il se sentit idiot.

— Qu’importe. Il avait une prophétie à me délivrer. A moi, et à moi seul. Il m’a dit que la Ténèbre me regardait tout particulièrement, et que, dans un futur proche, j’aurais à faire un choix très important, d’où dépendrait l’avenir de notre peuple… et peut-être de la galaxie !

Kael fut irrité de constater que son père souriait. Un petit sourire en coin, du genre qu’il lui avait rarement vu. Du genre moqueur.

— Tu ne me crois pas, souffla Kael d’une voix rauque.

— Je n’ai pas dit ça. Mais peut être que tu prends toutes ces prophéties un peu trop à cœur… et peut être que tu les surinterprètes, aussi. N’oublie pas que c’est de la mythologie.

Kael avait bondit de son fauteuil.

— Qu’est-ce que tu en sais ? s’écria-t-il. Ce n’est pas à toi qu’on a fait ces prophéties !

— Certes, avoua Silivren. Mais j’en ai reçu mon content, étant jeune. Je ne les aient jamais trop prises au sérieux. Sauf une… Mais c’est un tout autre cas de figure.

Kael était tellement furieux qu’il faillit mettre fin à la communication sans saluer son père. Mais ce dernier souriait désormais avec indulgence, et une grande tendresse.

— Caëlurín, dit-il alors. C’est le rôle des prophètes et des bardes de dispenser aux jeunes ædhil mises en garde et conseils d’une manière un peu dramatique. N’y penses pas trop. Concentre-toi plutôt sur ton jeune frère, et les manières de le tenir loin des dangers qui le guettent.

— Tu savais, pour Ciann ?

Silivren hocha la tête.

— Depuis quand ?

— Depuis le retour de Lathelennil d’Urdaban. C’est là qu’il nous l’a annoncé. Si tu avais vu la réaction de ta mère… Elle était… (Il sembla chercher ses mots) Furieuse. Et triste.

— L’histoire de la maladie de Lalaith n’était qu’un prétexte, souffla Kael.

— Non, Lathelennil l’a vraiment emmenée à Minas Athar. Mais il a d’abord déposé Caoinimh sur le Ráith Mebd, en espérant qu’il bénéficierait de la protection d’Edegil. Puis il a ramené Lalaith à la maison et il est parti voir ses frères. Il n’est pas revenu depuis. J’ai décidé, peut-être, d’aller moi-même à Ymmaril demander de ses nouvelles.

— Je peux y aller, proposa Kael. Je suis sûr que je trouverai le chemin. Cela t’évitera de déterrer l’Elbereth, et de ruiner toutes tes récoltes !

— Surtout pas, répondit son père avec autorité. Ne mets pas en danger ton frère et ton équipage pour rien. Visiblement, il se passe quelque chose. Laisse-moi tirer cela au clair. Si Lathelennil est en danger – et je ne pense pas qu’il le soit – alors, j’interviendrais. Mais toi, Caëlurín, reste en dehors de ça.

Kael prit une grande inspiration.

— Et pour Æriban ? Tu me soutiens, papa ?

Le jeune perædhel réalisa que l’avis de son père sur la question lui importait plus que tout. Après tout, Ar-waën Elaig Silivren était le as sidhe d’Æriban. Le dernier en vie. Il y avait vécu. Il était le dernier – et le seul, désormais – gardien du temple.

— Oui, répondit doucement Ar-waën Elaig Silivren. Tu as tout mon soutien et mon approbation. Tu es jeune, mais tu n’es plus un hënnel, Caël. Le temps est venu, en effet, que tu fasses tes preuves.

Kael sentit son cœur se gonfler de joie à l’écoute de ces paroles. Son père le soutenait !

— Mais s’il te plaît, fais attention à ton petit frère. Protège-le. Ni ta mère ni moi ne l’avons vu encore… et ils feront tout pour le récupérer.

Kael frissonna.

Ils ?

— Les dorśari.

Kael garda le silence. Les dorśari, oui. Les pires adversaires qu’il pouvait y avoir dans la galaxie.

— Au fait, papa… sourit timidement Kael. Regarde.

Il déroula son panache, l’agitant derrière lui.

— Superbe, lui octroya son père. Tu vois ? Je t’avais dit de ne pas t’inquiéter.

— Je crois que c’est l’Aonaran. C’est depuis qu’il m’a touché. Comme quoi, son toucher n’est pas toujours funeste !

Pour toute réponse, son père s’était contenté d’un fin sourire.

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