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Dans la réalité basique du vaisseau également, la nuit était tombée. Cela ne dérangea ni Aradryan ni son père de lui préparer à manger en pleine nuit : la plupart des ædhil préféraient s’activer la nuit, même les Lumineux. C’était là, disait la mère de Kael en voyant à quel point toute sa petite famille avait du mal à dormir la nuit, une réminiscence de leur passé de prédateurs des bois.

Kael fut heureux de retrouver le logement dont il avait tant de souvenirs. Aradryan et son père habitaient toujours le même arbre. Il y avait passé peu de temps, mais étrangement, il s’en souvenait très bien. C’était la même chose pour Nuniel. Dans la petite tête du perædhel, Nuniel comme le Mebd avaient représenté une image fantasmée du monde des ældiens, alors que sa maison sur Pangu était une réalité ordinaire et mondaine. Lorsqu’il était petit, dès que son Oncle Lathé s’en allait, il lui demandait d’ailleurs s’il « retournait sur le Mebd ou Nuniel ». La cour de Mebd ? répondait Lathelennil en fronçant le nez. Qu’est-ce qui j’irais faire sur là-bas ? Quant à Nuniel, on y retournera chasser quand tu seras grand et devenu un beau et redoutable ædhellon.

« Qu’est-ce que tu faisais dans cette partie là du vaisseau ? » lui demanda Aradryan pendant le repas.

Kael jeta un coup d’oeil à Aelinael, qui n’avait pas touché pas à son assiette de tout le repas. En revanche, le père de son ami buvait du gwidth, et pas qu’un peu. Pour sa part, Kael avait fait honneur au repas : après tout, il n’avait rien eu le temps de manger dans le salon des plaisirs où l’avait invité Ciann.

« J’avais rendez-vous avec des filidhean, répondit-il. Pour remplacer mon cristal, que j’ai brisé récemment.

Les yeux d’Aradryan s’agrandirent.

— Des filidhean ? Tu as de la chance qu’ils aient accepté de t’en donner une ! Les cristaux-coeurs sont très rares. Un grand nombre de hënnil sont toujours en attente d’en recevoir une, sur le Mebd. »

Kael joua avec la sienne, ennuyé. Il se sentait coupable d’avoir pris la sauvegarde d’un enfant. Tout ça parce qu’il y avait des filidhean dans sa famille… Ou peut-être qu’Oncle Lathé avait fait jouer ses relations. Oui, c’était sûrement ça.

« Je ne comprends pas pourquoi c’est si difficile de trouver des cristaux solénoïdes, fit Kael en continuant à faire rouler le sien entre ses doigts. Après tout, beaucoup des nôtres sont morts depuis la Chute : il devrait donc y en avoir plein, un peu partout. »

Lorsqu’il vit la tête du père d’Aradryan, Kael regretta d’avoir parlé si librement. Mais après tout, il n’avait dit que la vérité. Et si elle était souvent dure à dire, elle était toujours prisée chez les ældiens.

« C’est difficile car il faut retourner dans les mondes engloutis pour en récupérer. Les mondes morts, comme la planète Nuniel. C’est dans ce genre d’endroit qu’on trouve les argonath », répondit Aelinael.

Kael se cala en arrière dans sa chaise. Il se rappelait avoir collecté des cristaux S² sous les ordres de Lathelennil, sur Nuniel. C’était même lui qui en avait trouvé le plus, il avait un don pour ça, lui avait dit son oncle. Grâce à lui, de nombreux ædhil avaient pu être ramenés au bercail, et de nombreux cristaux-coeurs distribués à des petits laissés sans défense face à la gloutonnerie de Sibalba.

« Comment ces mondes engloutis sont-ils accessibles ? s’enquit Kael.

— Par le Portail de l’Œil de la Ténèbre, bien sûr », répondit Aelinael.

Le TNSM de Sibalba. Évidemment. Sa mère, puis Angraema, s’y étaient rendues pour pouvoir revenir sur Æriban et passer les épreuves afin d’obtenir un cair.

De nouveau, Kael se renfonça dans son fauteuil, faisant tourner son cristal entre ses doigts habiles. Si sa mère humaine et sa sœur inexpérimentée et tête brûlée y avaient été, pourquoi pas lui ? S’il retournait sur l’antique Ultar, il pourrait ramasser un grand lot de cristaux pour les petits hënnil démunis. Et il pourrait soumettre un wyrm et faire son cair. Alors, il serait plus proche de ce qu’il méritait d’être. Un ædhellon, un vrai.

C’était décidé. Il tenait sa nouvelle entreprise.


Kael refusa poliment la proposition que lui fit Aradryan de rester dormir chez lui : il avait peur que Cerin et Nínim s’inquiètent en ne le voyant pas revenir. Mais il autorisa l’ædhel à venir le visiter chez eux, le temps qu’il resterait sur le Mebd.

C’était le petit matin lorsqu’il arriva chez ses frères et sœurs. Voulant s’introduire discrètement dans le logement, il monta l’escalier sur la pointe des pieds, mais au moment où il arriva en haut, la porte du vieux barde s’ouvrit.

« Oh ! Caëlurín-aux-cheveux-d’argent, si beau qu’il ferait pâlir d’envie Anwë lui-même, commença à l’encenser Amryliw. J’ai justement composé une ode à ta gloire. Veux-tu venir l’écouter ?

Embarrassé, Caëlurín se mit à danser d’un pied sur l’autre.

— Il ne fallait pas vous donner cette peine, Vénérable, fit-il en se grattant la tête. Je ne suis qu’un humble perædhel.

— Tu es le fils d’un être extraordinaire, le corrigea Amryliw. Le Prince des ædhil, le plus noble d’entre nous… et le plus terrible, aussi.

— Malheureusement, je ne suis pas son véritable fils, non, répondit Kael avec un sourire indulgent. J’ai bien sûr l’honneur de pouvoir l’appeler Père, mais Sa Sublimité n’est pas mon géniteur. »

Le vieux barde eut l’air étonné. Pire, il était si déçu qu’il sembla s’éteindre complètement, et il referma la porte sur Kael. Ce dernier crut entendre le vocable pour « idiot » en haut-ældarin, mais il n’en était pas vraiment sûr.

Il perd vraiment la boule, celui-là, se dit Kael en poussant la porte du logement de ses frères et sœurs.

L’appartement était calme et silencieux. Une douce brise matinale faisait flotter les voilures et les branches chargées de feuilles, de fleurs et de fruits. Des oiseaux pépiaient gaiement, saluant la venue de Ninian, le Grand Soleil. Ecartant un rideau de fleurs de cerisier – les mêmes que ceux du khangg d’Aodhann – Kael découvrit Yamfa confortablement installée sur un lit de mousse, une couverture de soie délicate sur elle. Il sourit et la laissa tranquille : elle avait enfin réalisé son rêve de dormir sous un cerisier en fleurs. Dans une alcôve protégée par des fils de papillons scintillants, il trouva Omen. Keita et Anguel, quant à eux, dormaient tous deux sur le canapé : ils avaient laissé les plus beaux lits aux filles, chevaleresques.

Il n’y avait plus de place pour Kael. Il aurait pu dormir avec Nínim et Cerin, mais sachant qu’ils étaient désormais promis l’un à l’autre, il lui dérangeait de troubler leur intimité. Aussi se dirigea-t-il vers la chambre de son nouveau petit frère, Ciann.

Ce dernier dormait la bouche ouverte et les bras en croix comme un hënnil repu de lait, aussi débraillé et décoiffé qu’on pouvait l’être. Kael eut un choc en découvrant sa queue : loin d’être un panache de fourrure, c’était un petit lasso terminé par un toupet de poils noirs et bouclés, comme la queue d’Angraema.

La malédiction des mâles Rilynurden, songea Kael en se tournant vers le grand miroir de son frère. Ce qui était un comble lorsqu’on savait que leur père, lui, possédait un magnifique panache qu’il avait gardé toute sa vie !

Le jeune perædhel contempla son reflet en silence, l’oeil sévère et acéré. Dans ces vêtements princiers, il avait l’impression d’avoir encore grandi. Ses cheveux, impeccablement lissés et nattés à la mode ældienne, retombaient comme une cascade de mithral sur ses épaules. Son teint mat faisait ressortir l’émeraude de ses yeux, qui luisait d’un vert vif et lumineux. Toujours face au miroir, Kael dégrafa son haut col, dégageant sa gorge et sa pomme d’Adam, puis agita sa queue dans le but de l’enrouler sur son épaule, à la manière des jeunes mâles. Il savait que son panache était trop abimé pour être ainsi exposé aux regards appréciateurs, mais il voulait se voir en ædhel, même miteux.

Or, au lieu de la queue osseuse et desquamée qu’était devenu son pauvre appendice caudal, c’est un superbe boa de fourrure blanche tachetée de noir qui surgit dans son dos. La fourrure était épaisse et aérienne, poussée de neuf. Ravi, Kael le fit onduler dans son dos, dessinant des vagues argentées au-dessus de sa tête. Le poil, dense et brillant, capturait la pâle lumière de l’aube qui filtrait entre les rideaux de feuilles comme jamais. Hormis celui de son père, il fut obligé de convenir qu’il n’avait jamais vu de panache aussi beau. Il en enroula l’extrémité sur son épaule droite et se regarda : désormais, oui, il avait véritablement l’air d’Anwë, le Roi-Phoenix.

« Quel beau panache tu as, fit la voix ensommeillée de son frère derrière lui. Tu en as de la chance ! »

Kael croisa son regard dans le miroir. Ciann était tourné vers lui, toujours à moitié endormi. Le perædhel se sentit coupable d’avoir fait étalage d’une si magnifique livrée devant son frère, dont il venait d’apercevoir la queue miteuse. Il baissa les yeux.

« Je suis désolé d’être parti si vite, dit-il en se retournant. J’avais rendez-vous.

Ciann le gratifia d’un sourire paresseux et indulgent.

— Ce n’est pas grave. Maintenant que j’ai vu ce que tu cachais, je comprends mieux pourquoi tu as fui. Une telle merveille ne se donne pas à la première elleth venue. Avec cette splendeur, tu pourras obtenir au moins une princesse !

Kael retira sa tunique, la plia et la posa sur une banquette.

— Et toi ? Tu as encore ton panache.

Ciann éclata de rire.

— Tu appelles cela un panache ? Une queue de rat, oui ! J’ai déjà été dans les bras de nombreuses ellith, mais jamais aucune n’en a voulu, même lorsque j’ai offert de le couper moi-même. Elles ne savent pas ce qu’elles ratent !

Il ricana brièvement, ce qui le fit ressembler à Lathelennil.

— Mais je suis Sa Sublimité, le prince de Dorśa. Alors elles acceptent de coucher avec moi, en espérant obtenir une portée qui leur ouvrira les portes du palais de diorite d’Ymmaril. Malheureusement pour ces demoiselles, je ne les fréquente jamais assez longtemps pour qu’elles saisissent l’objet de leurs vœux. Je ne suis qu’un hënnedel, tout juste sorti du panier après tout… Et je n’aime pas qu’on se serve de moi.

Kael avait écouté cette confession en silence, se demandant pourquoi Ciann lui confiait tout ça.

— Père a appelé, au fait, annonça Ciann en baillant. Il te cherchait. Il ne comprenait pas pourquoi tu n’étais pas déjà rentré.

Kael leva un sourcil.

— Père ? Tu parles d’Oncle Lathé ?

Ciann le regarda de trois-quart, la tête appuyée sur sa main fine.

— Je parle d’Ar-waën Elaig Silivren, notre Premier-Père, répondit-il, ses yeux rusés posés sur Kael. Tu n’as pas de communicateur sur toi ? »

Kael secoua la tête en silence. Son père voulait sûrement savoir comme s’était passée l’entrevue avec les filidheann. Il le rappellerait demain pour lui raconter.

Ciann s’étira de tout son long, roulant d’un côté du lit. Il était grand et mince, avec la peau très pâle, comme Lathelennil. Ses cheveux noirs corbeau, étrangement courts et bouclés, s’étalaient sur l’oreiller. Rien, chez lui, ne semblait hérité d’Ar-waën Elaig Silivren.

Faut que j’arrête de penser comme ça, se morigéna Kael. Ciann est mon frère, au même titre que Lalaith, Elarya, Shëol et Shelwë.

Kael acheva de retirer ses vêtements, et, vêtu de son seul caleçon, il se mit au lit. Ciann le suivit du regard, une lueur d’intérêt dans ses pétillants yeux noirs.

« Drôle de sous-vêtement, observa-t-il en pointant le slip de Kael. C’est humain ?

Kael hocha la tête.

— Oui. Je déteste les sous-vêtements ældiens. Je trouve que ça rentre dans les fesses d’une façon bien embarrassante, et c’est pas plus pratique pour le panache.

Ciann sourit.

— Que pensent les humaines de ces sous-vêtements ? Elles les préfèrent aux sous-vêtements ældiens ? »

Kael tourna un regard interrogateur vers son frère. Il ne s’était jamais posé la question. La seule humaine – hormis sa mère – l’ayant jamais vu en sous-vêtements étant Yamfa, il se voyait mal la lui poser maintenant.

Elle m’arracherait les yeux, songea Kael.

Mais Ciann ne chercha pas à en savoir plus. Il bailla et s’étira à nouveau, avant de se pelotonner contre son frère, sa queue au poil lisse venant s’enrouler devant lui, sur son ventre.

Kael n’osa pas le repousser. Ciann n’avait pas connu la douce chaleur du panier. C’était normal qu’il tente de l’expérimenter, juste un peu. Qui aurait pu l’en blâmer ?

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