La maison des amusements

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« L’établissement » dont lui avait parlé Ciann se trouvait dans une autre partie de l’immense navire. Kael s’appliqua à soigneusement mémoriser le chemin, au cas où. Son frère et lui furent reçus comme des princes, et immédiatement installés dans un petit salon entièrement tendu de doré, aux murs lambrissés de miroirs reflétant à l’infini les lampes de verre colorées, garni de banquettes de tous les côtés, sur lesquelles Ciann s’empressa de s’affaler. À le voir soupirer et s’étaler de tout son long, on aurait dit qu’il venait d’accomplir une marche rigoureuse et éreintante.

« Je suis épuisé, souffla-t-il en repoussant une mèche noire et bouclée de son front de sa main chargée d’anneaux d’or. Je compte vite manger. »

Kael regarda autour de lui, songeant à quel point ce décor était différent de celui des bars et restaurants de stations spatiales qu’il connaissait. Hormis les luxueuses fournitures et trois petites tables rondes entre les banquettes, la pièce était vide. En se retournant, il réalisa que le miroir derrière lui n’en était pas un : c’était une vitre, qui donnait sur une pièce plus grande, dont le plafond garni de vitraux de verre pilé reflétait le soleil d’une douce lumière. Au centre, il y avait un grand bassin d’eau bleue et transparente. De l’autre côté, Kael pouvait voir d’autres petits salons comme le leur, chacun dominé par une couleur différente, avec d’autres ædhil qui faisaient la fête à l’intérieur. Son regard croisa deux yeux obliques et entièrement bleus, brièvement.

« Tu peux aller te tremper si tu veux, lui proposa Ciann. En attendant que notre commande arrive. Nos amis vont eux aussi bientôt arriver. »

Kael tourna la tête vers son frère.

« Nos amis ?

— Oh, rien de bien important. Je les ai rencontrés hier soir dans un autre établissement, et je me suis dit que ce serait bien qu’ils nous tiennent compagnie ce soir. Plus on est de fous, plus on rit, comme on dit ! »

Kael regarda à nouveau la piscine, ennuyé. Il était d’un naturel extraverti et plutôt ouvert, d’habitude, mais aujourd’hui, c’était spécial. Après tout, il venait tout juste de rencontrer ce frère.

Un sluagh au visage plissé et rusé, comme beaucoup de ceux de sa race, vint s’enquérir de leur confort.

« Quel honneur de vous recevoir à nouveau, Votre Ignominie, piailla le sluagh en se fendant d’une profonde courbette. Notre modeste établissement est si fier d’avoir la faveur de la Nuit ! Comment peut-on vous être agréable ? »

Ciann tourna son beau visage vers Kael qui le dévisageait, choqué.

« Tu veux quelque chose de particulier ? J’ai déjà tout commandé à l’avance, un assortiment de ce qui se fait de mieux ici. Mais si tu as une envie précise... »

Kael haussa les épaules.

« Un verre de jus de Lomë ? tenta-t-il sous le regard de Ciann, qui le zieutait de trois quarts.

— Tout de suite, monseigneur. »

Puis, se fendant à nouveau d’une obséquieuse courbette, le gobelinoïde quitta la pièce à nouveau.

« J’ai un peu de mal avec les sluagh et les finasyn, s’excusa Kael en se passant la main dans les cheveux. Il n’y en a pas chez nous. C’est tout juste si mon père accepte la garde d’honneur du tien.

— Notre Premier-Père n’accepte pas les gens de Second-Père ? corrigea innocemment Ciann. Comme c’est fâcheux. Ceux-ci doivent se sentir grandement insultés… Mais pourquoi, au fait ?

— Je ne sais pas, avoua Kael, ennuyé. Je crois qu’il veut que notre maison aie l’air… normale.

La tête que faisait Ciann en disait long sur ce qu’il pensait de la normalité.

Normale ? répéta-t-il, incrédule. Mais qu’est-ce que normale ? »

Kael haussa les épaules à nouveau. En réalité, son père n’avait jamais prononcé un tel mot. De toute façon, il ne disait rien.

« Ce que je veux dire, c’est pas aeldien, plutôt. Donc sans races asservies pour faire les corvées pendant que les maîtres se prélassent, et sans faste ou pavanes particulières. Tu sais, mes parents sont des militaires…

— Je le sais, coupa Ciann. Puisque ce sont aussi les miens. J’ai moi même été élevé par des gens d’armes : la garde d’honneur de Second-Père et les Sœurs du Rouge. »

Kael baissa les yeux. Ciann ne faisait que se comparer à lui. Mais, à l’évidence, ce n’était pas pareil. Pas du tout pareil.

Le sluagh revint avec une processions de plateaux assortis aux coussins, qu’il posa sur les tables lui-même, empilant précautionneusement flacon après verre sculpté, bulles-de-fumée et assiettes de friandises. Puis, aussi discrètement qu’il était venu, il salua et disparut.

Ciann tendit la main vers un flacon de verre ouvragé qui dégageait une délicieuse senteur de fruits, versa une partie de son frais contenu dans une coupe rouge et la tendit à Kael. Puis il en prit un autre – du gwidth – et se servit à son tour.

Une fois le rituel des premières coupes échangé, Kael se sentit autorisé à dire ce qu’il avait sur le cœur.

« Moi, personne ne m’a jamais appelé Votre Ignominie… tenta-t-il de faire comprendre à Ciann.

— Parce que tu n’es pas dorśari, objecta ce dernier. Mais j’imagine qu’on a déjà dû t’appeler Feu du Ciel ou Seigneur. C’est évident maintenant que je te vois paré de gloire devant moi : tu es la digne réincarnation du Roi-Phoenix Anwë ! Je me trompe ? »

Kael sentit que ses oreilles rougissaient à nouveau. Se souvenant des paroles d’Omen, il esquissa un sourire.

« Non, avoua-t-il en prenant son verre de jus. Tu ne te trompes pas. »

Ciann sourit à son tour, ravi.

« Une femelle, n’est-ce pas ? devina-t-il en portant sa coupe de gwidth à ses lèvres. Est-elle belle ? Terrible comme une fille de Lethë ? Savante et joueuse comme Narda ?

— Rien de tout cela, répondit Kael. C’est une humaine, douce et réservée, mais très fidèle et loyale. Et surtout, terriblement blessée.

Ciann reposa son verre, soudain intéressé.

— Cette jeune aveugle qui fait partie de ta compagnie ?

Kael hocha la tête.

— Et quant-est-il de cette autre fille, celle à la peau couleur de bois de chêne ?

Kael releva un œil acéré sur son frère.

— Yamfa ? C’est mon amie d’enfance. Elle est amoureuse de moi. »

Le sourire de Ciann s’élargit. Comme son père et tous ceux de la lignée Niśven, il avait des crocs longs et fins, bien blancs et pointus.

« J’ignorais que mon frère était un tel chef de harde, dit-il avec dans la voix quelque chose que Kael interpréta comme une pointe d’ironie. Deux femelles humaines déjà folles de toi !

— Je suis un perædhel, lui rappela Kael d’un ton métallique. Aux yeux des humains, ça me donne une dimension surnaturelle qui les attire. Ça pourrait être n’importe qui : Nínim, même toi.

— Je te trouve sévère avec toi-même, fit Ciann d’une voix moelleuse.

— Je suis quelqu’un de rationnel et de pragmatique, comme notre mère, précisa Kael. Le côté adannath est plus marqué chez moi que l’ædhel. Ne me dis pas que tu ne l’as pas vu, car je sais que c’est le cas. En outre, il y a deux ædhil avec nous, deux mâles adultes que j’ai dû accepter à la suite d’un marché pour racheter la vie des humaines de mon équipage, convoitées par ces deux chasseurs. J’ai vu l’effet que les dwols et le luith faisaient sur elles. Nul ædhel n’ignore cela : même les adannath le savent. Et toi, tu fais l’étonné, agissant comme si c’était glorieux de se faire aimer par une femme adannath… Le jour où c’est deux ellith que j’aurais à ma suite, là, je pourrais me vanter d’être un mâle alpha. »

Ciann le regardait de côté, la tête penchée.

« Tu te rends compte de ce que tu dis ? murmura-t-il avec un ton mi-amusé, mi-attristé. Tu te dis plus humain qu’ædhel, et pourtant, en méprisant l’intensité de leurs sentiments, tu nie la capacité des adannath à aimer… Est-ce que tu penses la même chose de l’amour que porte Mère à nos Pères ?

— Je pense ce que je dis, s’entêta Kael d’une voix dure. C’est justement parce que je suis à moitié humain que je me permets de le dire ! Maman a prouvé qu’elle n’était pas tombée dans les bras de papa à cause de son luith ni des dwols – qu’il n’a jamais utilisés sur elle. Mais la fascination qu’il a exercé sur elle est indéniable, c’est comme ça. Pareil pour Lathelennil. Un prince de Dorśa ! Depuis des millénaires, des générations d’humains se sont damnés pour pouvoir toucher la manche d’un tel être. Quoi qu’il leur coûte... Tu le sais, Ciann. Je vois bien que tu n’es pas idiot.

Le susnommé baissa ses longs cils.

— Peut-être. »

Ciann afficha soudain une expression indolente et fatiguée, baillant ostensiblement. De nouveau, ses petites canines blanches brillèrent dans la lumière des lustres, immédiatement cachées par sa longue main fine. Puis il gratifia son frère d’un sourire tendre, comme s’il réclamait son indulgence.

Kael réalisa alors que cela allait être dur de le détester.

L’arrivée des « amis » rencontrés la veille évita aux deux frères de s’aventurer sur les pentes glissantes de conversations fâcheuses. Kael devina que Ciann l’avait probablement fait à dessein, afin d’éviter d’éventuelles disputes. Une joyeuse troupe d’ædhil complètement intoxiqués au gwidth – et à d’autre substances, Kael ne tarda pas à deviner – envahit soudain le refuge de leur petit salon, traînant avec eux un jeune barde licencieux et deux danseuses. L’une d’elle – une blonde flamboyante aux cheveux brasillant, probablement la plus belle femme que Kael n’avait jamais vu de sa courte vie – ne tarda pas à venir onduler devant lui. Là, les jambes bien plantées dans le sol, seins nus, elle remua des hanches et des cheveux, gratifiant le perædhel halluciné d’une danse privée (quoique sous les yeux plus ou moins intéressés de tous les autres) avant de lui grimper dessus. Elle s’assit sur le perædhel ebahi, jambes enroulées autour de sa taille comme du lierre, cherchant férocement sa bouche. En tentant de trouver de l’air, Kael attrapa les yeux noirs de Ciann, qui, l’autre danseuse dans les bras, le regardait avec malice. Autour, les autres ældiens se servaient dans le plateau comme s’ils étaient affamés, se versant verre après verre de gwidth et se gargarisant de fumées odorantes. Trois d’entre eux, décidant soudain qu’ils avaient assez mangé, se vautrèrent sur une banquette. Deux autres maltraitaient une petite eyslyn enfermée dans un globe de verre, riant à pleines dents. Vaguement écoeuré, tentant toujours d’échapper à la succube affamée qui s’affairait à le déshabiller, Kael essaya d’attirer l’attention de Ciann, vainement. Celui ci était déjà allongé sous l’autre femelle, les yeux plantés dans les siens, attendant qu’elle accomplisse quelque mystérieux et licencieux office.

Débordé par la danseuse, Kael regarda vers la porte. Derrière la vitre se tenait un ældien au masque d’ivoire, qui tapota le miroir-vitre de son ongle peint puis s’accroupit pour déposer quelque chose devant la porte. Au départ, Kael le prit pour un nouveau convive qui voulait lui aussi sa part du festin. Mais la rapidité avec laquelle il disparut lui fit comprendre son erreur : il s’agissait d’un filidh, l’un de ces fameux bardes-guerriers errants qu’il devait rencontrer.

« Pardon », fit Kael en prenant la femelle blonde par la taille pour la faire basculer sur le côté. Il entendit ses dents claquer près de son oreille au moment où il se levait, et se hâta de rejoindre la porte, louvoyant entre les groupes sur les banquettes et les tapis. Un doigt pointu crocheta sa tunique au passage, mais le perædhel parvint à se dégager. En un tournemain, il attrapa ses bottes, ramassa son piwafwi, le remit sur ses épaules, en rabattit la capuche et sortit.

À ses pieds se trouvait une carte, jetée négligemment sur les dalles iridescentes. Kael la ramassa. Elle portait le glyphe ældarin pour le numéro treize, et représentait une silhouette ailée flottant sur un nuage au bord d’une falaise, vêtue d’un piwafwi sombre, dont la capuche laissait apparaître un visage de bronze hiératique, muni de deux cornes. L’Aonaran. En face de lui, tout petits, trois humains à genoux sur un tapis, mains jointes, recueillant de ses mains à lui une mystérieuse boîte.

Les filidhean. Avec toutes ces péripéties – les facéties de son nouveau frère en tête – Kael avait complètement oublié le rendez-vous avec la guilde du Chagrin Nocturne. Rangeant la carte dans sa tunique, Kael jeta un œil à l’utilitaire qu’il avait gardé à son poignet, sous sa manche. Les filidhean lui avait donné rendez-vous au crépuscule. En contradiction avec l’intensité de l’orgie qui se déroulait dans la pièce derrière lui, le soleil de Mebd dardait encore ses rayons faiblissants : c’était la fin de l’après-midi, dix-neuf heures en temps solarien. Il avait encore le temps de se rendre au rendez-vous.

Le Pont des Soupirs dans la Cité des Oubliés… Kael n’avait aucune idée de l’endroit, et encore moins du temps qu’il lui faudrait pour s’y rendre. Il enfila donc ses bottes et se dirigea vers la succession d’arches qui menaient vers la sortie, et qu’ils avaient emprunté pour venir, Ciann et lui. En jetant un dernier regard en arrière, il aperçut une elleth aux longs cheveux nimbés de l’or rose du soir, qui le regardait. Si c’était possible, elle était encore plus belle que celle qui lui avait grimpé sur les genoux tout à l’heure.

« Tu t’en vas déjà ? » lui lança-t-elle, appuyée contre l’une des colonnes de bois sculpté de lierre qui entouraient le bassin, une coupe de gwidth à la main.

Kael lui rendit son regard. Elle faisait partie des convives, plus âgés et beaucoup plus calmes, qui festoyaient dans le salon opposé au leur, et qu’il avait aperçu en arrivant. Le salon rouge.

« J’ai rendez-vous », fit Kael, sans savoir trop lui-même pourquoi il prenait la peine – et le temps – de se justifier.

« Oh. Et il ne faut pas faire attendre une dame.

— Il ne faut pas faire attendre les fils de l’Amadán, corrigea Kael. C’est avec eux que j’ai rendez-vous. »

L’ældienne releva son fin menton.

« Une nouvelle qui, en dépit de son aura sinistre, me fait chaud au cœur. Je n’endurais cette soirée que dans l’espoir d’avoir une opportunité de te parler, vois-tu. Si je n’avais pas aperçu ce regard de jade et cette chevelure de pur mithral à travers le miroir tout à l’heure, je ne serais pas restée. »

Interloqué, Kael pointa sa propre poitrine.

« C’est bien de moi dont vous parlez ?

— De toi et pas un autre. Puis-je savoir ton nom, avant que tu ne disparaisse et me rende à mon morne ennui ?

— Euh… Caëlurín Rilynurden. Enchanté.

— C’est moi qui le suis, Caël-aux-cheveux-d’argent. Mon nom à moi est Niniamh Aethyril. J’espère que tu le retiendras. »

L’oreille de Kael tiqua un peu à l’écoute de ce nom, qui lui disait vaguement quelque chose, mais il n’en montra rien. Il salua, un peu impressionné, puis quitta les lieux. À la sortie, tombant sur le sluagh qui les avais servi, il s’arrêta pour griffonner à la va-vite un mot en Commun.

« Pourriez-vous avoir l’amabilité de donner ce billet à Son Ignominie ? demanda-t-il en sachant que Ciann était probablement le seul client que le sluagh appelait ainsi. Je dois partir pour une affaire urgente et je n’ai pas le temps de le prévenir. »

La créature jeta un œil méprisant au message, le tenant du bout des doigts comme s’il s’était agi de quelque ordure. Puis, lorsque Kael lui glissa un morceau d’uranocircite, elle baissa la tête obséquieusement.

« Très certainement, messire », dit-il en fourrant le mot (et le caillou) dans sa poche.

Kael trouva bizarre qu’il ne le pose pas sur un plateau doré, mais il n’avait pas le temps de s’y appesantir. Le Chagrin Nocturne attendait.

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