Le deuxième prince de Dorśa

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Il y a peu de choses aussi belles dans l’univers que le royaume de Mebd.

Voilà ce que sa mère lui avait dit, d’un étrange air résigné, lorsque Kael lui avait demandé de lui décrire ce qu’il restait de l’empire d’Ultar. Bien que petit, le perædhel avait immédiatement compris que la beauté blanche et lumineuse de la première cour de lumière avait ouvert dans le coeur de sa mère une blessure irréversible. Rika Srsen n’aimait pas ce vaisseau, qui était associé pour elle à des souvenirs douloureux. Mais il s’agissait de sa mère, fille de convertis aux voies de l’Abîme, dont le coeur était sombre, et son allégeance allait à Ombre.

L’effet qu’il produisit sur ses amis fut fort différent. Les humains furent immédiatement fascinés, leurs yeux éblouis de lumière n’étant pas assez grands pour pouvoir tout absorber. Les deux ældiens, eux, plissèrent les leurs. Et après avoir demandé la permission à leur capitaine du bout des lèvres, ils donnèrent leur congé, capuche du piwafwi baissée, disparaissant discrètement dans la masse d’ædhil arpentant l’immense salle sous la coupole dans laquelle ils avaient débarqué et qui faisait office – croyaient-ils – de centre du vaisseau.

Une fois les deux frères Uathna disparus, Kael s’aperçut qu’il était seul responsable d’un groupe d’humains en goguette dans une cour ældienne. Il s’agissait d’une lourde responsabilité : même si le navire d’Edegil Arahael se classait dans le spectre lumineux, réputé pour être le plus bienveillant envers les humains, il s’agissait tout de même d’un environnement inconnu pour ses amis, et potentiellement dangereux pour eux. Il les avait déjà instruit des règles de base : toujours rester poli, ne rien manger qui n’ai été contrôlé par lui, ne pas adresser la parole aux ædhil ni les regarder dans les yeux, se faire discret. La première chose que comptait faire Kael était d’acheter à tous ses amis un piwafwi pour enfant, afin qu’ils passent pour des hënnil patauds et maladroits. Inutile d’attirer une attention sûrement malvenue sur eux.

Mais ses amis étaient déjà endwollés. Leur bouche relâchée et leurs yeux immenses, ébahis et en même temps étrangement passifs, en disait long sur leur état. Il estima donc nécessaire de se tourner vers eux et de leur faire un petit rappel de la situation.

« Nous sommes sur un vaisseau ældien. Cela veut dire que, 90 % du temps, nous nous trouvons dans cette dimension parallèle à la nôtre et à la Trame qu’on appelle le Dédale. Le temps ne s’écoule pas pareil, ici, et il provoque sur vous une emprise qui va vous rendre passif et indolent, difficilement capable de penser par vous même et surtout, désireux d’y rester pour toujours. Mais ce n’est pas le seul problème : les ældiens font continuellement brûler toutes sortes de substances qui auront sur vous un effet potentiellement narcoleptique et risquent d’altérer vos facultés. Sans compter l’odeur des ældiens eux-mêmes… Il y a sûrement de nombreux mâles en rut ici, et les phéromones qu’ils émettent pendant cette période peuvent vous rendre complètement gaga et vous mettre sous leur coupe. Pas la peine de rigoler, Anguel : les femelles font le même effet aux humains, sauf que c’est tout le temps. En outre, pour avoir un peu fréquenté les Uathna, vous avez tous compris que si les ældiens ne sont pas à proprement parler hostiles envers les humains, ils ne comprennent pas vos besoins et réactions et peuvent avoir des notions et des valeurs allant drastiquement à l’opposé des vôtres. Certains comportements humains peuvent aussi les plonger dans une rage folle, ou au contraire les pousser à vous garder avec eux pour toujours. Bref, ici, tout est fait pour vous faire tourner la tête et vous mettre dans une situation potentiellement très fâcheuse. Je vous demanderai donc d’être très attentifs. »

Ayant dit cela, Kael jeta un œil à Yamfa. La jeune femme ne lui parlait toujours pas.

« Et on fait quoi, maintenant ? s’enquit La Brute.

— On attend mon frère et ma sœur, que j’ai prévenu avant d’apponter, répondit Kael. Ils vont venir nous chercher. Ainsi, on limite les risques au maximum. »

Une lueur s’alluma dans les yeux de Keita. S’apercevant que son ami le regardait, le jeune homme baissa la tête.

Etant lui-même perædhel, et fort ignorant des usages ældiens, Kael avait préféré demander le patronage de ses frères et sœurs. Cerin et Nínim vivaient sur le Mebd, ils y avaient un logement, un statut. Il n’y avait pas meilleure introduction au navire et sa société qu’eux.

Kael, une fois le doux temps du panier passé, s’était éloigné des jumeaux. Leur relation était exclusive et excluante, et leur caractère avait évolué d’une manière bien différente de la sienne. Aussi le jeune perædhel redoutait-il un peu les retrouvailles avec ses frères et sœurs. Mais rien n’aurait pu le préparer au choc qu’il ressentit en voyant arriver devant lui ce superbe mâle, aux longs et blancs cheveux impeccablement oints et délicatement tressés, dont la silhouette altière et lumineuse avança vers eux. Nínim n’était plus un perædhel : c’était un ædhel à cent pour cent, dont la part humaine était peu visible. Sa beauté surnaturelle frappa de plein coeur ses amis humains, qui reçurent un deuxième coup en voyant apparaître Cerin derrière lui. Sa sœur était devenue une elleth superbe.

« Suilad, fit Nínim en touchant son cœur de sa main droite, avant de poser brièvement le regard sur la petite troupe de Kael. Bienvenue dans la Cour de Mebd. »

Ses amis répondirent avec le même mot, en s’inclinant rapidement. Kael réalisa que la tenue ældienne et le physique de ses frères et sœurs impressionnaient ses amis, y compris ceux qui les connaissaient depuis l’enfance. Mais il était vrai que les jumeaux avaient toujours fait bande à part, ayant leur petit monde à eux.

Cerin s’approcha et salua à son tour. Sa voix était cristalline et chantante, mais froide.

Kael observa discrètement la réaction de son ami lorsque sa sœur le salua. Il remarqua ses joues rouges, son regard hésitant.

« Salut, Keita », murmura-t-elle, et Kael lui fut reconnaissant pour cette concession à l’humanité de son meilleur ami.

Les yeux transparents de Cerin se posèrent ensuite sur Anguel. Ce dernier la fixait déjà d’un air complètement ébahi : il était fasciné.

C’était bien la peine de ricaner, songea Kael en fronçant les sourcils.

« J’espère que vous avez fait bon voyage, fit Cerin. Tu as trouvé rapidement le vaisseau, Caël. »

Kael se dépêcha de répondre par l’affirmative, peu désireux de s’étendre sur toutes les aventures et problèmes qu’ils avaient rencontré dans leur périple.

« Vous allez loger chez nous, leur confirma Nínim. Mais vous n’étiez pas accompagnés de deux ædhellonil ?

— Ils sont partis de leur côté sitôt débarqué, leur annonça Anguel, ouvrant la bouche pour la première fois. Je crois que ces mâles avaient hâte de se trouver une femelle. Ils sont en chaleur. »

Nínim posa sur lui un regard de miroir liquide. Kael remarqua que Keita avait donné un coup de coude discret au mercenaire, l’exhortant à ne pas évoquer ce genre de choses devant des ældiens. Comme si lui, Kael, n’en était pas un !

« Non, vous faites bien de nous prévenir, fit Nínim. C’est mieux ainsi. »

Keita jeta un nouveau regard sur Cerin. Cette dernière restait impassible, ses beaux yeux transparents posés sur son frère.

« Au fait, demanda alors Kael. Comment va Lalaith ?

Nínim eut l’air étonné.

— Lalaith ? Elle va bien. Pourquoi ? »

Kael vit alors que sa sœur baissait les yeux d’un air embarrassé. Les ældiens n’aiment pas mentir, et c’était de notoriété publique qu’ils le faisaient mal, de manière détournée et indirecte.

« Qu’est-ce qui se passe ? insista Kael, soudain inquiet.

— Lalaith va bien, le rassura tout de suite Nínim. Mais il y a quelque chose qu’il faut qu’on te dise.

— Ou plutôt, quelqu’un qu’il faut qu’on te présente », ajouta Cerin.

Curieux, Kael se rapprocha des jumeaux.

« Quelqu’un ? Demanda-t-il en ældarin. Qui ça ?

— Tu le verras en temps voulu. »

Kael fronça les sourcils, soudain méfiant.

« Où est Oncle Lathé ? On m’a dit qu’il était ici, sur le Mebd.

— Lui aussi, tu le verras en temps voulu », firent les jumeaux d’un ton sybillin, après s’être échangé un regard.

La boule au ventre, Kael suivit les jumeaux jusqu’à leur logement, tenant la main à Omen, et les autres sur ses talons. Dans son dos, il pouvait sentir le regard, brûlant, de Yamfa. Elle ne lui avait toujours pas pardonné.

Le logement de Nínim et Cerin se trouvait dans un grand arbre d’une bonne cinquantaine de mètres de haut partagé par plusieurs ædhil. L’un d’eux, un vieux barde à la retraite, jouait de la flûte traversière sur une coursive posée entre deux branches lorsqu’ils arrivèrent : les jumeaux le saluèrent d’un signe de tête respectueux, ce à quoi il répondit aimablement. Le regard curieux du vieil ældien se posa ensuite sur la troupe d’humains, et il salua de nouveau. Anguel et Keita s’essayèrent aux salutations en ældarin, et Kael se fit la remarque que le vétéran apprenait vite.

« De la visite pour Sa Sublimité ? s’enquit aimablement le barde, tenant sa flûte d’argent à la main.

— De la famille, répondit Nínim, affichant son premier sourire de la journée. Il s’agit de mon petit frère, Caëlurín. Ces adannath sont ses amis.

— Oh, je vois ! C’est bien d’avoir des amis partout dans l’univers. Ainsi, où qu’on aille, on ne s’ennuie jamais ! Assurez-leur bien qu’ils sont les bienvenus chez moi. Je suis vieux et j’aime la compagnie. Bien le bonjour au Prince ! »

Kael se tourna vers son frère, interrogateur.

« Oncle Lathé est là ?

— Il s’appelle Amryliw, lui apprit Nínim en ignorant sa remarque. Il y a très, très longtemps, il était le grand barde à la Cour de Tará. Ce qui s’est passé là-bas lui a fait perdre la tête, et après avoir été recueilli et soigné par Edegil, il est ici, sur le Ráith Mebd. »

Kael fronça les sourcils. Tará… Le royaume d’origine d’Aedhen et Aodhann.

« Qu’est-ce qui s’est passé, sur Tará ? » s’enquit-il à mi-voix, Keita sur ses talons.

Son frère le regarda comme s’il avait dit une énormité, et Cerin, quant à elle, secoua la tête. Kael se sentait honteux de son inculture, mais il insista néanmoins.

« Tu sais bien que Tará a été ruinée trois fois… lui expliqua son frère. Une fois, par décision du Haut-Roi. La seconde, par décision de la Haute-Reine. La troisième, par les adannath. C’est une cour moribonde, complètement morcelée et isolée, gouvernée par un roi fou. »

La façon dont Nínim disait « les adannath » irritait Kael. Son frère parlait comme s’il n’était déjà plus humain ! Mais c’était peut être plus le cas. Occupé à l’observer sous toutes les coutures, Kael faillit rater la première marche de l’escalier en colimaçon qui serpentait autour de l’arbre.

« Attention, lui murmura sa sœur de sa voix feutrée. Nous habitons au 3° palier. Juste en face d’Amryliw.

— Il faudra lui rendre visite, fit Nínim. Il aime beaucoup les visites, tant qu’elles restent courtes.

— C’est un vieil ædhellon fatigué, précisa Cerin. Il a vécu très vieux. Je crois même que c’est le doyen de notre communauté. »

Kael hocha la tête en silence, les suivant dans l’escalier ouvragé. Il avait mieux à faire que rendre visite à un vieil ældien sénile, à deux pas du grand départ pour Tyrn-an-nnagh ou en attente de sa énième réincarnation. Mais il préférait garder cette information pour lui.

« Et… ce prince dont il parlait ? De qui s’agit-il, si ce n’est pas notre oncle Lathé ? » osa-t-il enfin demander alors qu’ils arrivaient devant leur palier.

Cerin et Nínim échangèrent un nouveau regard, et ils poussèrent la porte. Dans la grande salle encombrée de coussins et de voilures, sur une couchette qui faisait face à de lumineuses fenêtres de verre bleutée miroitant sous les branches et les feuilles vertes du lourd cerisier, se tenait, alangui, un jeune ædhel à la peau laiteuse, dont les boucles noir de jais flottaient sur ses oreilles pointues et chargées d’anneaux en uranocircite. Sa beauté insolente, ses longs cils derrière lesquels brillaient deux yeux d’obsidienne pailletés d’or, ses pommettes arrogantes et sa moue boudeuse stupéfièrent l’assemblée des nouveaux venus, alors qu’il tournait son visage vers eux. Sur son ventre, négligemment jeté sur une chemise à demi-ouverte, un livre en caractères Commun, tenu par de longs doigts chargés de bagues, aux ongles noirs et pointus.

« Le Prince ? dit-il avec un demi-sourire paresseux. C’est moi, cher frère. Le Prince de Sorśa. »

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