Camaraderie

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Kael remonta à son tour, le pas encore plus lourd qu’à l’allée. Dans le couloir, il tomba sur Anguel, qui l’attendait.

« Allez, viens boire un coup dans ma cabine, Romeo, lui proposa-t-il. Je crois que t’en as bien besoin !

Kael lui emboîta le pas. C’était la première fois que La Brute l’invitait dans son antre, et, pour ce qu’il en savait, la première fois qu’il y faisait pénétrer quelqu’un. Sa cabine était dans le même couloir que la sienne et celles des deux ældiens. Le couloir des mâles alpha, lui avait dit Keita, mi-moqueur mi-revanchard.

Kael scanna rapidement les lieux en entrant, cherchant des indices d’une personnalité sociopathique éventuelle. Mais l’intérieur était sobre et impersonnel. Avec les ældiens, c’était plus facile : eux au moins, ils annonçaient la couleur, à grand renfort de glyphes impies, de piwafwi raides d’hémoglobine, d’armes blanches et d’ossements. On était dorśari de façon évidente ou on ne l’était pas. Mais Anguel… Mis à part son lit fait au carré, ses vêtements tactiques pliés dans un coin et ses armes bien huilées qui criaient à l’ex-milouf, sa cabine ne fournissait aucun indice sur son passé ou sa personnalité.

Anguel sortit une boîte de whisky en cubes d’un placard et déposa une dose dans deux verres, avant de les déglacer au chalumeau.

— Tiens.

Kael le prit, tout en sachant qu’il tenait assez mal l’alcool humain. Les humains, eux, ne supportaient pas le gwidth. C’était donnant-donnant.

Les deux jeunes burent leur verre en silence. Lorsqu’il fut vide, Anguel le remplit à nouveau.

— En tout cas… commença le mercenaire. Je ne te savais pas un tel chaud luron ! Je dois dire que tu m’as bluffé.

Et il frappa son verre contre le sien.

Kael lui jeta un regard noir.

— Arrête, t’étais le premier à savoir pour le rut des ældiens. Tu crois que j’ai pas compris pourquoi tu m’as dépanné du silentium ?

Les pupilles noires d’Anguel se dilatèrent quelque peu.

— Et donc… C’est pour ça que t’as sauté sur Omen ? chuchota-t-il. Parce que t’étais excité par tes chaleurs ? T’étais obligé, non ? C’était à la première qui passe, pfffuit !

Kael poussa un long et douloureux soupir. Pfffuit… Qu’est-ce que cette onomatopée était censé représenter, au juste ?

— Je suis vers la fin, c’est plus aussi horrible que ça l’a été. Et puis, les effets de cette contrainte physiologique ne ressemblent pas tellement à de l’excitation… Enfin si, mais pas comme tu l’imagines. C’est surtout embarrassant et douloureux. T’es pas bien, t’as qu’une envie, c’est d’aller te coucher… Tout seul. Ça me fait ça pour l’instant, en tout cas… On verra la prochaine fois.

Il poussa un nouveau soupir, et se passa la main dans les cheveux.

— Quant à Omen… Elle me plaît depuis le début. J’aime bien sa façon de me regarder.

— De te regarder ? demanda La Brute en plissant les yeux. Mais elle est aveugle !

Kael tourna un regard rapide sur Anguel.

— Justement, ça lui fait voir les choses différemment. Elle me voit différemment… Pas comme un loser qui rate tout.

— Je ne trouves pas que tu sois ce que tu dis », fit La Brute sombrement.

Kael eut un geste vague vers lui.

— Oh, allez ! Mais y a pas que ça. C’est sa fragilité. Cet air vulnérable qu’elle dégage… Je me suis dit que, peut être… Je pourrais, je sais pas moi… La protéger, tu vois ? Mais ça, c’était avant que… Je sache pour son passé. Comment tu veux sauver une fille d’un truc pareil ? »

Anguel posa une main amicale sur son épaule.

— Tu peux toujours essayer. Je crois vraiment qu’elle t’apprécie. Toutes les filles t’apprécient, en fait… Omen, Yamfa… Même Indis, elle craquait sur toi. Bah oui, normal ! T’es aeldien. Ça fait fantasmer les filles, ça. Ne me demandes pas pourquoi, ça te vexerait.

Kael grimaça.

Indis ? Tu rigoles ? Elle a déserté à cause de moi !

— Elle a déserté parce qu’elle a compris que son petit mensonge ne tenait plus. Et, comme Yamfa, elle a compris que tu ne voyais qu’Omen. Ça l’a vexée. Et quand elle a su que t’étais à moitié ældien, elle s’est dit que t’étais inatteignable, et insensible à ses ruses. Alors elle est partie la première, pour garder la tête haute.

La vision de la chevelure blonde dans le lit d’Aodhann revint à la mémoire de Kael.

— Ouais. Avec toutes, j’ai merdé, n’en parlons plus. A propos d’Indis… Je crois bien que la pauvre a été massacrée par Aodhann.

Anguel fronça les sourcils. Il se pencha.

— Qu’est-ce qui te fais dire ça ? murmura-t-il plus bas.

— J’ai trouvé ce que je pense être ses cheveux dans le lit d’Aodhann, ce matin. Une chevelure blonde, tressée et ornementée avec des plumes, des cailloux brillants, des fleurs… Et il dormait dessus.

L’expression sur le visage du jeune mercenaire était devenue plus grave.

— Des ornements ?

— Normalement, c’est ce que font les ældiens à leur partenaire, mâle ou femelle, précisa Kael. Ils s’occupent de leur chevelure, tous les jours. C’est une marque de grande familiarité chez nous que de se tripoter les cheveux, c’est affectueux… Les parents le font pour leurs enfants, les amants se le font l’un à l’autre. On fait des tresses, des coiffures compliquées, on met des petits bijoux, des choses qu’on trouve jolies…

— Comme un sapin de Noël, quoi, résuma La Brute.

Kael lui jeta un regard rapide. Il ne savait pas ce que c’était.

— Qu’Aodhann ai fait ça à la chevelure d’Indis, ce serait mignon si elle était encore sur sa tête, et qu’on la savait vivante… Mais là, je crois qu’il la traite comme un trophée qui lui remémore un souvenir plaisant, celui de son viol et de sa mise à mort dans d’atroces souffrances.

La Brute le regarda, la bouche relâchée et les joues blanches.

— Ah ouais… Rien que ça.

Kael resta songeur un moment. Mais Anguel porta son whisky à ses lèvres, l’air de réfléchir à quelque chose.

— Quant même, ça me paraît bizarre, dit-il en le reposant. Si Aodhann avait violé Indis, il aurait mit plus de temps que ça, non ? Il n’est pas parti longtemps… Et il paraît que vous autres, quand vous faites l’amour, et ben, ça dure vachement longtemps justement… Il paraît que les mâles ældiens n’ont pas les mêmes limitations que nous, si tu vois ce que je veux dire… Enfin, tu dois savoir ce que je veux dire...

Kael lui jeta un regard courroucé.

— Non, je ne vois pas ce que tu veux dire, Anguel, répliqua-t-il avec humeur. Je suis puceau. Et arrêtes de dire vous autres aeldiens à tout bout de champ. Je suis un perædhel, pas un véritable ældien.

Le vétéran haussa un sourcil dubitatif.

— Pas un véritable ældien ? Tu rigoles ? Si toi t’es pas ældien, alors moi, je suis pas humain ! »

Kael n’eut pas le temps de répliquer : la porte s’ouvrit sur Keita.

« Vous étiez là ? Un concile de guerre ?

— Une réunion entre mecs, répondit Anguel en sortant un troisième verre. Entre. Kael vient de se faire claquer les deux joues par Yamfa. Il a encore la marque.

Keita entra, et s’assit, puis, après avoir remercié Anguel d’un signe de tête pour le whisky qu’il lui tendait, il tourna vers son meilleur ami un regard ennuyé.

— Yamfa te bade grave, Kael, confirma-t-il. Elle est hyper jalouse de toutes ces filles qui te tournent autour.

Kael releva le visage vers lui, vif comme un lézard.

Toutes ces filles ? Tu grossis pas un peu le tableau, là ?

— Kael ne me croyait pas quand je lui disais que les filles kiffent les ældiens, dit-il d’un ton philosophe. Comme Yamfa l’a dit, c’est le dernier aveugle au royaume des borgnes !

Il s’esclaffa, ce qui amena un petit sourire sur le visage de Keita. Mais Kael, lui, ne riait pas.

— Comment veux-tu que je te croie, quand la dernière nana à remarquer que j’étais ældien a appelé l’Inquisition à la rescousse ! maugréa Kael.

Anguel leva son verre et trinqua avec Keita.

— Justement. C’est parce que vous leur faites un effet monstre que ces femmes se signent et crient au secours. Elles ont peur de ne pas savoir se contenir, de ne pas pouvoir résister et de passer pour des chiennes, des salopes. C’est ça, l’attrait sulfureux et irrésistible de l’Abîme, Kael. Et c’est précisément pour ça que c’est interdit.

L’attrait sulfureux et irrésistible de l’Abîme… Le pire, c’est que La Brute, avec sa façon de dire bien frontale, avait raison. C’était eux, après tout, qui avaient amené la perdition dans la galaxie, avec leurs orgies.

— T’as une façon bien cavalière de parler des femmes, en tout cas, grogna-t-il pour faire bonne mesure.

Sa remarqua amena un sourire sur le visage basané du mercenaire.

— Eh, on est tous des animaux, non ? Les femmes comme les hommes. Faut pas se mentir !

Keita, après avoir bu une gorgée, reposa son verre sur la table. Kael remarqua qu’il avait déjà les joues rouges. Lui aussi tenait mieux le gwidth que le whisky.

— C’est vrai que les ældiens ont quelque chose d’attirant aux yeux des humains, Kael, fit-il sans le regarder. C’est même indéniable. Vous nous ressemblez, mais en mieux. On dirait que nous, on était l’essai raté avant le vrai truc, tu vois ?

— C’est plutôt le contraire, murmura Kael. Les ældiens étaient dans la Voie avant les humains. C’est une vieille race.

— Ouais, bah l’un dans l’autre… Toujours est-il que même la plus belle des femmes humaines n’arrivera jamais à la cheville d’une ældienne, s’anima Keita, les joues en feu. Cette peau translucide, ces yeux pétillants et sages à la fois, ce corps félin, et cette chevelure… Et ce beau visage parfaitement symétrique, comme une statue, ou une poupée ! Ça n’existe pas, une ældienne moche, en plus. Elles sont toutes belles.

— À propos de chevelure…, tenta Kael.

Mais Keita était lancé.

— Quand je pense à ta sœur, avec son regard hypnotique, sa peau plus blanche que le lait, ses superbes cheveux de mithral liquide et sa petite bouche plus rose et pure qu’un pétale de fleur...

Kael ouvrit de grands yeux ronds.

— Ma sœur ? Tu veux dire Shëol ou Shelwë ? Elarya ? Lalaith ?

La chose lui paraissait incroyable. Ses sœurs, ces gamines infernales, la bouche toujours rouge de baies, les cheveux en l’air et les vêtements couverts de foin ? Leurs immenses oreilles pointues, leur visage chafouin et leurs grandes dents acérées comme des petites allènes ?

— Non, idiot, renchérit Keita en fronçant les sourcils. Je parle de Cerin !

Il marqua une pause.

— Je suis amoureux d’elle. Depuis toujours.

Anguel dissimula son rire derrière son poing, alors que Kael se tournait vers son ami, horrifié.

— Cerin ? C’est presque ma sœur de portée !

— Mais ça ne l’est pas. T’es petit unique, je le sais !

— Je dormais dans son panier. Quasiment toute mon enfance !

— Bah t’as bien eu de la chance !

Kael essaya de se représenter Cerin avec Keita. Cela paraissait improbable… Cerin et Nínim étaient différents de lui. Ils vivaient sur une autre planète, toujours sérieux et évanescents. Ils étaient plus ældiens qu’il ne le serait jamais. Et surtout, ils s’étaient voués à la voie royale des hiérarques, sous l’égide d’Edegil Arahael. Bientôt, ils ne seraient plus humain du tout… S’ils ne l’avaient jamais été.

— Tu sais, ma sœur s’est vouée à…

— À un Aspect de la seldarín, je sais, répondit gravement Keita. Narda, je crois, La-danseuse-à-la-chevelure-étoilée. Et comme ton frère s’est voué à Anwë, le Maître-du-Ciel, il va très probablement l’épouser. Pour toujours. Je sais déjà tout ça.

Merde, réalisa Kael. Il est vraiment amoureux d’elle.

— T’en sais, des choses, en tout cas, observa Anguel avec admiration. Y a pas un genre d’examen de passage pour les humains aspirants ældiens, chez vous ? Un test de culture générale ? Je pense que Keita y aurait toute sa place !

La plaisanterie ne fit rire ni Keita ni Kael. Les deux ne se comprenaient que trop bien : alors que Kael brûlait de devenir humain, Keita, lui, aurait voulu naître Ældien. Sauf que l’un comme l’autre était impossible.

— Y a un truc dont je voudrais vous parler, tenta de nouveau Kael, remettant le sujet de la chevelure trouvée dans le lit d’Aodhann sur le tapis. Voilà. Je pense qu’Aodhann a tué Indis.

Aux questions inquiètes de Keita, il répondit en racontant à nouveau ce qu’il avait vu dans la cabine de l’ældien ce matin. Keita comme Anguel convint qu’il valait mieux ne rien dire aux filles pour l’instant.

— Elles étaient plus proches d’Indis que nous », donna comme explication à cette précaution Anguel.

Kael songea que c’était sans doute vrai. Il s’était cru proche de Yamfa, d’Omen, et même, dans une certaine mesure, d’Indis, sur Rvehk… Or, il s’était complètement fourvoyé. Il n’était, en réalité, vraiment proche de personne. Même pas de Keita, dont il ignorait jusqu’à aujourd’hui les sentiments secrets qu’il entretenait pour sa sœur… Et encore moins d’Anguel, qui, sous ses airs complices, cachait un passé de tueur.

Le jeune perædhel releva un regard prudent sur le mercenaire. Ce dernier buvait et plaisantait avec eux. Mais il avait assassiné une mère et sa petite-fille… Peut-être même une semi-ældienne, qui sait ? Si c’était le cas, il devrait s’attendre à des représailles. Pour avoir fait couler un sang qui pouvait durer mille ans, les siens allaient le pourchasser dans toute la Voie, et même au-delà.

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