L’énigme du Ráith Mebd

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Le problème, c’était qu’à ce stade, Kael ignorait toujours où croisait le Ráith Mebd. Son père ne le lui avait pas dit, et il ne l’avait pas rappelé. Lorsqu’il essayait de le joindre, il ne répondait pas. Sa mère non plus. Et aucune de ses sœurs ne possédait d’émetteur de communication républicain. À cause des portails, des communications télépathiques et autres messagers, les ældiens n’en avaient aucun besoin. En outre, ils préféraient remettre les messages en mains propres. Le lendemain, Kael souleva ce problème au mess, lors du petit-déjeuner. Comme la veille, les deux frères dormaient encore.

« Ils ont fait une petite fête dans leur cabine, hier soir, apprit Keita à Kael. Ça a duré toute la nuit. Pas étonnant qu’ils soient fatigués !

— Une fête ?

— Ils ont essayé de nous inviter, reprit Keita. Yamfa, Omen, Anguel et moi. Toi, t’étais partir te coucher depuis longtemps. Ils disaient qu’il fallait fêter notre première vente, et qu’ils avaient de bonnes choses à boire et à manger, des choses qu’on avait jamais goûtées, même sur le cair de Sheod.

Lorsqu’il vit la tête de son ami, Keita se hâta d’ajouter la chute :

— On leur a dit, merci les gars, mais pas ce soir. Ils ont un peu insisté, puis Anguel a proposé de te réveiller… Ça les a calmés. Tout d’un coup, ils étaient beaucoup moins chauds pour faire la fête.

Kael se laissa aller dans le fond de sa chaise.

— Heureusement que vous ne les avez pas suivis ! » soupira-t-il d’une voix altérée par la peur qu’il avait ressentie.

Keita lui jeta un regard de côté.

« On est pas des idiots. Et puis, après avoir vu le sac plein de têtes d’Aodhann…

— Des têtes ?

— Il était rempli de têtes, oui. Des têtes humaines. »

Lorsqu’Aedhen se montra enfin – il était plus raisonnable que son frère, et avait fait l’effort de se lever – Kael l’invita à s’asseoir en face de lui.

« C’était quoi cette fête, hier soir ? demanda-t-il en ældarin.

— Quelle fête ?

— La petite fête où vous avez essayé d’attirer mon équipage, répliqua-t-il d’une voix métallique. Le traquenard.

Aedhen croisa ses longs bras sur la table.

— Mon frère et moi voulions juste partager quelques unes des denrées rares que notre père nous a donné, Caël. Rien de plus. Pour fêter notre première entreprise, comme vous dites… Tu trouves que c’était prématuré ?

Kael se pencha en avant.

— Je ne veux pas que toi ou ton frère vous amusiez aux dépends de mon équipage, Aedhen Uathna de Tará. Il s’agit d’un ordre, c’est compris ? Vous ne toucherez ni aux filles… ni aux garçons, d’ailleurs.

Aedhen recula, choqué.

— Tu m’insultes… murmura-t-il d’une voix sombre et grondante.

— Je ne t’insultes pas. Je veux juste que ce soit bien clair, entre nous.

— Mais ça l’a toujours été. Après, si tu me refuses le droit d’être amical envers tes gens… Je peux aussi les ignorer.

Kael tourna un œil véhément sur lui.

— Ignore-les, oui. Cela vaudra mieux. »

Aedhen tourna la tête sur le côté, le menton haut, comme s’il regardait autre chose. Ses longs doigts griffus se mirent à tapoter la table d’une façon qui irrita Kael.

« Je ne sais pas si je resterai longtemps sur ton cair, Caël-le-perædhel. Ta compagnie n’est pas des plus agréables. Une fois sur le Ráith Mebd, il est possible que je me libère de ce serment, et que mon frère et moi voguions vers une autre occupation.

— Je viens à peine de perdre un membre de mon équipage, grogna Kael. Et toi, tu parles de déserter ?

— Tu n’apprécies pas notre compagnie. Tu te méfies de nous. Tu refuses d’apprendre de nous. Je pense n’avoir plus grand-chose à faire sur ton bord, Caël-demi-sang.

Kael soupira, découragé.

— Pour que vous puissiez partir, il faudrait déjà trouver le Mebd.

Le rire sombre d’Aedhen carillonna à ses oreilles.

— Trouver le Mebd… C’est lui qui nous trouvera, jeune perædhel ignorant ! Enfin, si tu as vraiment quelque chose à y faire. Ne sais-tu pas comment on trouve les Cours ? »

Kael ne répondit rien. Aedhen avait raison. Il ne savait rien.

Trois cycles. Il avait trois cycles pour trouver l’immense vaisseau-monde, celui qui abritait le plus grand nombre de survivants de son peuple. Trois cycles pour tomber dessus. Passé ce délai, les bardes envoyés par son père par le truchement de ce mystérieux « Étranger » repartiraient dans le Dédale. Et il n’aurait pas de nouveau cristal-cœur.

Kael tourna à nouveau son regard vers Aedhen. Puis, ravalant sa fierté, il inclina la tête.

« Je te présente mes excuses, dit-il sincèrement. Je t’ai manqué de respect.

— Ce n’est pas à moi que tu as manqué de respect, Caëlurín Rilynurden. C’est à toi-même.

Kael haussa légèrement les sourcils.

— À moi même ?

— Tu donnes l’impression que tu méprises ton propre sang. En nous accusant de toutes les pires intentions de l’univers, c’est toi que tu accuses de cela, Caël. Tu dois te tenir en bien piètre estime pour penser tout cela de nous.

Une fois de plus, Kael baissa la tête. L’ældien avait raison.

— Je suis un ædhel raté, murmura-t-il honteusement.

Aedhen s’était levé.

— Tu es un hënnel. Un bébé.

Il le contempla un instant, hautain.

— Un bébé à qui on a mis une grosse machine entre les petites mains. »

Et il le planta là, avec ses doutes et ses peurs.

Trois cycles. C’était le temps qu’il lui fallait pour trouver la clé de la porte menant au Ráith Mebd. Kael avait triché en prenant la carte de son père : sans, il était incapable de naviguer dans le Dédale. Et, vexé comme un pou, Aedhen refusait de l’aider. Le serment qu’il avait prêté ne couvrait que sa sécurité personnelle, et pas autre chose. Jamais il n’avait fait le serment d’être son instructeur : cela, il l’avait proposé bénévolement.

Même le filidh qui l’avait contacté n’avait pas pensé un seul instant que Kael serait incapable de trouver tout seul le chemin vers le vaisseau qui, entre tous, servait de navire amiral à ce qui restait du peuple ældien disséminé dans la Voie. Son propre père l’abandonnait également, puisqu’il ne répondait plus à ses appels.

Restait Ymmaril, où se trouvait son Oncle Lathé. Mais Kael réalisa que, même s’il l’avait voulu, il n’aurait pas été capable de trouver tout seul le chemin vers Dorśa. Il se serait fracassé dans le labyrinthe qui protégeait la Cité Noire comme tant d’imprudents ayant tenté de forcer le chemin. Avec un peu de chance, il aurait pu compter sur le raid d’un cair de guerre espérant attraper des esclaves à bas prix et racheter leur liberté à coups de marchandage, de passe d’armes ou en invoquant le nom du troisième prince Niśven. Cependant, un tel stratagème aurait mis son équipage en danger.

C’est parce que je suis à moitié humain, se morfondit Kael. Parce que je me pense comme tel, que je me comporte comme tel. Nínim et Cerin, eux, n’ont jamais eu ce genre de problème.

Très tôt, les deux jumeaux avaient été capables de faire des configurations. Sa sœur Elarya, elle, en faisait par accident. Shëol et Shelwë, c’était un autre-monde. Lalaith… Seuls les bouquins l’intéressait. Quant à Kael, il avait été obligé de travailler très dur pour être capable de reproduire les petits tours que lui avait nonchalamment montré Oncle Lathé, l’air de ne pas y toucher. Des petites flammes bleues sans chaleur ni fumée qu’il faisait apparaître avec désinvolture dans sa main. Comment il allumait les lampes sans les toucher, ou faisait venir son épée dans son poing. Le jour, où, très fier, Kael s’était planté devant son père en déclarant qu’il était « aussi fort en configurations qu’Oncle Lathé » en produisant une petite flamme bleue rachitique après des semaines et des semaines d’entrainement quotidien, il avait été presque détruit d’entendre ce dernier s’étonner.

Lathelennil ? Il ne sait pas faire de configurations. C’est un dorśari d’Ymmaril. Ces derniers ont renoncé aux configurations il y a bien longtemps pour, pensent-ils, devenir les meilleurs guerriers de l’empire ultari.

La déception de Kael avait été immense. Ainsi, il n’arrivait pas à la cheville d’un ældien qui était réputé pour « ne pas savoir faire de configurations »… Qu’est-ce qu’on devait penser de lui, alors ! Lathelennil faisait bien des configurations, comme tous les ældiens. Des petites, tout le temps. Il ne s’en rendait même pas compte, c’était une seconde nature.

Non. Ce jour-là, Kael avait compris deux choses. D’une part, ce que son père nommait « configurations » était une prouesse bien au-delà d’une simple flammèche bleue. Et, de l’autre, que jamais il n’arriverait à l’impressionner. Jamais, quoi qu’il fasse. Il s’était donc rabattu sur Oncle Lathé, qui, lui, faute avoir de fils à lui, faisait semblant de s’intéresser à lui.

Il y avait un seul bon côté à cet état de fait. Aedhen lui avait dit que plus un perædhel était puissant, plus son cœur usait vite son enveloppe humaine.

Pour moi, se dit Kael, la combustion prendra un certain temps.

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