L'enfer vert

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Kael grogna en sentant sa jambe s’enfoncer dans la boue fangeuse du marécage. Chaque pas dans ce marais putride était une lutte : c’était tout juste s’il n’y laissait pas sa botte tactique, arrachée par cette terre vorace.

« La Brute, quoi de neuf de ton côté ? demanda-t-il au microvox, arrêté au milieu du marécage.

— RAS. Pas de ruines sauriennes, pas d’exos, par d’ayesh, lui répondit son acolyte.

— Ok. On continue. Indis ? »

Le cri de la jeune femme résonna dans son récepteur, faisant grimacer Kael.

« Saleté de bestiole ! Un genre d’insecte me tourne autour !

— Ne le laisse pas te piquer, lui instruisit Kael. Même si tu portes ta combi. Dégomme-le avec ton pistolet à plasma. On a aucune donnée sur la faune de cette planète, mieux vaut être prudent. »

Kael entendit le bruit âpre des tirs de plasma. Indis suivait ses conseils. Satisfait, il raccrocha.

Fort de son expérience passée, et rassuré quant aux capacités offensives (et défensives) de son équipe d’exploration, Kael avait décidé de descendre sur Rvehk avec les mêmes membres d’équipage que lors de son expédition sur le cair ældien. Keita, son second, et le seul capable de piloter le vaisseau en son absence, était à la barre, secondé de Yamfa et d’Omen, que Kael jugeait trop faibles physiquement pour aller se frotter à l’atmosphère viciée, à la faune sûrement dangereuse et au climat tropical de Rvehk. Contrairement à Indis qui était descendue avec eux sur le vaisseau fantôme, les deux jeunes femmes semblaient encore peu aguerries aux yeux de Kael. Cette décision avait été annoncée la veille, alors qu’ils venaient enfin d’arriver en orbite de la planète verte. L’analyse atmosphérique avait vite relevé des taux de dioxyde assez alarmants, ainsi qu’une faible radioactivité naturelle, passant pour avoir un effet sur le génome et les capacités reproductives. Kael, à l’apex de ses fièvres, se sentait plus protecteur que jamais envers la gent féminine. Omen et Yamfa, vous resterez à bord, avait-il ordonné d’un ton sans appel. C’est trop dangereux pour vous. Toi aussi, Indis.

Ni Yamfa ni Omen n’étant du genre à discuter, les deux filles s’étaient soumises avec docilité à son ordre. Mais avec Indis, ce fut une autre paire de manches. Une fois de plus, elle l’avait accusé de machisme. Cet argument n’ayant eu que peu de poids face à son capitaine, elle avait soulevé un point pertinent : si Keita descendait à terre avec eux, qui piloterait le vaisseau ?

« Et on se retrouverait entre filles, sans la protection nécessaire d’un individu saturé de testostérone… Que fait-on, capitaine Srsen ? » avait-elle demandé sur un ton ironique.

Kael était loin de considérer Keita comme un alpha mâle « saturé de testostérone », mais il avait trouvé l’argument valide. Il était donc descendu avec Indis, qui, physiquement, faisait tout de même le poids : c’était une fille athlétique et plutôt bien charpentée, qui, à une vingtaine de centimètres près, mesurait presque la même taille que lui. Et elle possédait une arme, dont, selon ses dires, elle savait parfaitement user.

La surface de Rvehk était couverte de cratères dus à des impacts de météorites, la planète étant très proche d’une très large ceinture d’astéroïdes. D’ailleurs, venir placer le vaisseau en orbite après cette ligne défensive n’avait pas été une mince affaire et avait mobilisé toutes les qualités de pilote de Kael. La vaste majorité de ces cratères était inondée, transformée en immenses bassins et marécages qui recouvraient la majeure partie de cette planète verte et boueuse. Seules les bordures des cratères, demeurant à la surface, formaient des zones sèches et habitables.

Pourtant, des millions d’années auparavant, une civilisation capable de bâtir avait vécu ici : on l’appelait la « civilisation saurienne », à cause des sculptures de sauriens qui ornaient les murs de pierre des temples qu'on avait retrouvées à demi-enfouis dans la vase fangeuse. Des bâtisseurs, nulle trace : ils avaient disparu corps et âmes.

Les terres fangeuses de Rvehk abritaient une riche vie animale et végétale, qui, d’après les informations trouvées dans la Crypte par Keita, recelaient leur lot de dangers. La plupart des créatures les plus dangereuses étaient à l’affût dans les marécages. Mais on pouvait également y trouver des merveilles végétales, comme l’ayesh, un latex suintant de certains arbres et que les propriétés alcaloïdes rendaient extrêmement recherché dans les colonies de la République de l’Holos. Malheureusement, il ne se trouvait que dans certains cratères, et Kael, incapable de dire lesquels, avait d’abord fait débarquer son équipage à proximité de celui-là. Le microclimat de chacun de ces cratères avait en effet donné naissance à une faune et une flore typique, particulière à chaque cratère, accueillant parfois d’étranges menaces biologiques. L’une des plus connues étant le « mal des marécages », une sorte de maladie sur laquelle Keita n’avait eu que peu d’informations, mais qui avait suffisamment inquiété Kael pour que ce dernier ordonne à La Brute et Indis de porter leur combinaison spatiale, masque et respirateur compris.

En dépit de ces dangers, Kael se sentait excité d’être là. L’aspect sauvage de ce monde – bien que moins beau – lui rappelait Nuniel, une planète qu'il se remémorait toujours avec nostalgie.

Avec un peu de chance, je pourrais débusquer une créature, se dit le jeune peredhel, qui avait descendu avec lui son arc et ses flèches en carbone.

Ces dernières années, Kael était souvent parti chasser avec son oncle Lathé. Une grande partie de l’amusement consistait à ne se faire voir de personne pendant ces parties de chasse. Lathelennil pensait en effet que si son père savait qu’il emmenait son fils chasser dans les bois de Pangu – c’est-à-dire, très souvent, sur les terres de la ferme d’un colon humain – il serait si furieux qu’il le bannirait.

À la place de ton père, j’aurais chassé tous les adannath de cette planète merveilleuse après m’y être installé, lui avait dit Lathelennil. Mais lui, il préfère partager et se faire discret.

Cela paraissait incroyable à Kael que son père puisse menacer de bannir Oncle Lathé, prince de l’une des plus puissantes cours – si ce n’est la plus puissante – de ce qui restait des Vingt et un Royaumes qui avaient autrefois gouverné la galaxie. Son père ne venait même pas d’une maison connue : il était le rejeton d’un obscur mercenaire de lointaine origine khari, qui avait réussi à inséminer une princesse de Sorśa. En temps normal, jamais un ældien aussi noble que Lathelennil Niśven n’aurait condescendu à lui adresser la parole. Et lui, il le menaçait… Kael savait que son oncle respectait énormément Ar-waën Elaig Silivren. Mais il échouait à comprendre pourquoi.

« La Brute à Kael, appela le vétéran, tirant Kael de sa rêverie éveillée. Je crois que j’ai repéré un arbre à ayesh. »

Une nouvelle fois, Kael s’immobilisa.

« Tu crois que tu peux en trouver d’autres ? d’après Keita, ils sont regroupés en bosquets. Si ton secteur est bon, c’est là qu’on fera la récolte.

— Correct. Je vais ratisser le secteur »

Kael bascula sur Indis.

« Indis ? Qu’est-ce que ça donne de ton côté ?

— J’ai trouvé quelques arbres à ayesh. Je ne t’ai rien dit jusqu’ici, car j’attendais d’en trouver plusieurs pour confirmer de la productivité du secteur. Mais j’en suis déjà au dixième. »

Kael switcha de nouveau sur le canal du vétéran.

« La Brute ? T’as entendu ce que dit Indis ?

— J’en suis à six pour ma part. Mais je pressens qu’il y en a d’autres.

— Bon. On va donc récolter en deux endroits. Je vais faire descendre les caisses de chargement et le matériel de récolte. On va commencer par le secteur d’Indis. RDV là-bas. »

Kael fit demi-tour pour retrouver ses employés. Lorsqu’il arriva sur le secteur d’Indis, les caisses de transport étaient déjà arrivées, et La Brute avait même commencé à récolter de l’ayesh.

« Ça va, ton épaule ? s’enquit Indis en voyant Kael arriver.

— Ouais, c’était une bagatelle. Je me sens déjà beaucoup mieux. Merci pour les pilules, au fait, La Brute »

Ce dernier lui fit un signe de connivence.

« Y a pas de quoi.

— T’es quoi, en fait ? attaqua Indis en venant se positionner devant Kael. On peut en parler ?

— Laisse tomber, l’interrompit La Brute. On en parlera plus tard. »

Kael fit un signe au vétéran.

« Nan, c’est normal que vous vous posiez des questions. Et je suis tout prêt à y répondre, avec autant de transparence que possible. »

Ce qui, bien sûr, était faux. Mais Kael, étant à moitié humain, avait plus de facilités à mentir que les autres membres de sa race. Il fit une pause, cherchant ses mots.

« Je suis quoi, d’après toi ? »

Indis posa ses yeux bleus sur la queue pelée de Kael.

« T’es à moitié nekomat ? »

Kael surprit le regard de La Brute, qui avait cessé de saigner l’arbre pour jeter un œil réprobateur à la jeune femme. C’est vrai que l’idée était risible ! Ridicule, mais bonne.

« Qu’est-ce qui te fait dire ça ? s’enquit Kael en croisant les bras sur son torse, plutôt satisfait de la tournure que prenaient les évènements.

— Ta queue de fourrure, déjà. Tes pupilles fendues quand il y a trop de lumière, la couleur très verte de tes yeux. Ta grande taille, ta silhouette élancée. Et puis tes canines un peu longues, et tes oreilles pointues. »

Nouveau regard de La Brute.

« T’as déjà vu un nekomat ? » tenta Kael.

Indis secoua la tête.

« Non… Mais j’en ai entendu parler. C’est pour ça que ton père dissimulait son visage la dernière fois, non ? Pour pas qu’on voie qu’il est nekomat. »

Kael hocha la tête pensivement. La tentation était grande de mentir et de saisir la perche énorme que venait de lui tendre la jeune femme. Les nekomats avaient bonne réputation dans la Voie, contrairement aux ældiens, cruels tyrans qui avaient asservi la galaxie avant de faire sauter leur propre système et de laisser par la suite les humains se débrouiller avec toutes les races hostiles de l’univers et le pandémonium qu’ils avaient contribué à enrichir. Et puis, les nekomats étaient sapiens, ils faisaient partie intégrante de la République. Il valait mille fois mieux être pris pour un semi-nekomat que pour un semi-ældien. D’un autre côté… S’il y avait un moment pour cracher la vérité, c’était maintenant. Qu’aurait fait Oncle Lathé à sa place ?

Il aurait menti, réalisa alors Kael. Par omission, en noyant le poisson.

Même son père se déguisait en humain pour sortir de sa propriété. Au pire, il se dissimulait sous son piwafwi. Les gens de son peuple n’étaient pas vraiment réputés pour leur caractère frontal et franc du collier : tout ældien normalement constitué préférait faire une configuration ou se planquer sous un champ holographique que de s’embêter avec la suspicion des humains. Lorsqu’ils se révélaient à eux, c’était plutôt – souvent – dans des buts funestes.

« T’as raison, décida enfin Kael. Je suis à moitié nekomat. Par mon père. »

La stupeur qu’il lut sur le visage de La Brute le déstabilisa un moment. Mais il garda un sourire assuré, et les mains sur les hanches, il observa l’arbre que travaillait le vétéran.

« Bon ! Tu penses que la récolte sera bonne ?

— Plutôt bonne, oui », répondit La Brute d’une voix étonnamment sombre.

Kael fit semblant de n’avoir rien remarqué. La Brute ne croyait pas à son histoire… Décidant de s’en préoccuper plus tard, Kael se pencha sur la caisse contenant les outils, et choisit un arbre pour commencer le travail.

Indis vint le rejoindre, apportant un grand seau.

« Fais pas attention à lui, dit-elle en s’adossant à l’arbre voisin. Il finira par s’y faire. »

Kael lui jeta un coup d’oeil oblique.

« Se faire à quoi ?

— Au fait que tu sois à moitié exo. Tu sais, je comprends un peu ta situation. Vu que je suis d’origine ældienne… C’est dur de se faire accepter quand on est pas à cent pour cent humain. »

Kael tourna à nouveau la tête, surveillant la coulée de latex.

« Je ne pense pas que ça lui pose vraiment problème, dit-il enfin. Ce qui le gêne, à mon avis, c’est que je ne vous ai pas prévenu plus tôt. »

La jeune fille croisa les bras.

« C’est vrai que tu aurais pu nous le dire, acquiesça-t-elle. Mais bon. En même temps, maintenant que j’y pense, ça se voyait, que tu n’étais pas humain. »

Kael se tourna vers elle.

« Mais je suis humain. Humain, et æl… nekomat. Les deux, à parts égales ! »

Indis le regarda d’un air désolé.

« Il paraît qu’en cas d’hybridation, l’ADN humain plie devant le génome extraterrestre. C’est le cas de l’hybridation ultari, par exemple. C’est pour ça que les caractères ældiens sont aussi marqués chez moi, malgré le fait que le croisement remonte à plusieurs générations. Cela doit être la même chose pour l’hybridation nekomate. »

Kael la regarda en silence. Pendant un effrayant moment, il eut très envie de la mordre, ou de la frapper avec sa queue. Comment osait-elle prétendre savoir ce qu’il ressentait ? Ses prétendus « caractères ældiens »… Elle qui était infoutue de voir l’ældien en lui !

« Merci de ta sollicitude, grinça-t-il entre ses dents. C’est important pour un capitaine de savoir qu’il a le soutien de son équipage. »

Indis lui tapa gentiment dans le dos.

« Y a pas de quoi. Tu sais, je pense que je vais rester à ton bord, après la vente. Je te trouve cool, et plutôt capable, pour ton âge. Et puis, faut se soutenir, entre exos, non ? »

Elle termina sa diatribe par un petit rire. Kael, qui était loin de trouver cette boutade drôle – jamais il ne s’était considéré comme un « exo » – se força à sourire.

« Mais bien sûr », lui concéda-t-il pourtant.

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