Briefing et debriefing

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Comme tout fils de l’Ombre digne de ce nom, Kael n’était pas vraiment du matin. Il avait profité de la nuit pour faire diverses choses (dont parler à sa mère) et sa rêverie avait été courte. En entrant dans le mess, il constata que tout son équipage s’y trouvait déjà. Yamfa et Keita lui jetèrent un regard concerné et, pour ce qu’il pouvait juger, légèrement inquiet. Indis souleva le récipient à nes dans sa direction, lui en proposant. Omen, elle, gardait son regard pâle fixé devant elle, comme si elle ne le voyait pas. Kael s’attarda une petite seconde sur son visage : contrairement à la veille, elle ne portait pas son manteau à capuche, et ses traits apparaissaient entièrement, petit triangle blanc encadré par un bob de cheveux bruns. Enfin, la Brute fumait dans un coin, des ronds de vapeur électronique s’élevant dans l’air pressurisé du mess, aussitôt aspirés par les systèmes de ventilation. Il tourna ses yeux de faucon sur lui et le regarda avec attention.

Bref, tout le monde l’attendait.

« Bonjour à tous, croassa Kael après s’être éclairci la gorge. Désolé d’arriver aussi tard, c’est pas mon genre, d’habitude... J’ai pas bien dormi. »

Keita et Yamfa échangèrent un regard discret.

« Bon, j’imagine que vous attendez tous avec impatience que je vous dévoile le plan de vol.

— On aimerait bien, oui, répondit la Brute.

— J’ai remarqué que le vaisseau n’avait pas de vecteurs, intervint Indis.

— Ni de nom, d’ailleurs », renchérit la Brute.

Kael leva les mains, paumes tendues vers eux.

« Attendez, attendez. Pour le nom, je voulais justement que l’équipage le décide en concertation, pour renforcer l’implication de chacun et la cohésion du groupe. Pour les vecteurs… C’est là que vous intervenez. En fait, ce vaisseau est fait pour la navigation intrastellaire, en dehors de la réalité basique. Voilà pourquoi il me fallait absolument un psyonique. »

Omen releva son regard pâle vers Kael. Non, pas pâle : pervenche. Ce regard d’un bleu violet intense frappa tant Kael qu’il en perdit ses mots un instant.

« Tu disais ? le pressa Indis, impatiente.

— Euh, je disais... L’Ethereal. On va naviguer par l’Ethereal. »

Un frisson traversa son auditoire. Cela, Kael le sentit aussi fortement que s’il s’était agi de sa propre peau.

« La Trame, dont une bonne partie est gagnée par l’Abîme ? s’exclama Indis. Mais tu es fou, ma parole !

— Je ne parle pas de l’Abîme, rectifia Kael. Je parle des portions saines de l’Ethereal, et, en particulier, celles qui sont empruntées par les ældiens : le Dédale de l’Autremer.

— On ne sait pas comment y naviguer, objecta la Brute. On ne sait même pas comment y entrer.

— Et si je vous disais que moi, je sais ?

— Comment ? »

Kael dégaina son sourire le plus charmeur.

« Je connais l’emplacement de quelques portails et autres portes dérobées, répondit-il en calant ses longs cheveux derrière son épaule. Ma mère était une naute réputée, qui naviguait dans le Dédale.

— Tu mens, le contredit La Brute. Seuls les ældiens savent – et peuvent – naviguer dans le Dédale. »

Keita prit alors la parole.

« Il dit vrai, affirma-t-il. Sa mère avait la capacité de naviguer dans le Dédale. Je peux en témoigner, et le certifier.

— Moi aussi », ajouta Yamfa.

Kael leur adressa un sourire reconnaissant.

« De toute façon, vous le constaterez bien par vous-mêmes, reprit-il. Je ne vous demande pas de me croire sur parole, juste d’être à vos postes le moment venu. »

La Brute hocha la tête.

« Ok… fit Indis à son tour. Et où on va ?

— Pour l’instant ? Rvehk, dans la bordure extérieure. Le monde sauvage des civilisations sauriennes disparues : la planète d’origine de l’ayesh. On en remplit nos cales, on fait un peu d’exploration le cas échéant, et on repart revendre tout ça dans le coeur de l’Holos. Ça vous va ?

— Ça me paraît pas mal. Pourcentage sur les gains ?

— Tout gain sera partagé en parts égales entre nous et vous. La même part pour chacun, qu’il soit capitaine, navigateur, psyonique… Ça me paraît plus qu’honnête.

— C’est vrai, acquiesça Indis.

— Ça me va », répéta La Brute.

Seule Omen ne dit rien. Elle continuait de fixer devant elle de ce regard hanté, si troublant aux yeux de Kael. Quel était son but en s’embarquant sur leur vaisseau, à celle-là ?

Les amis d’enfance de Kael vinrent le voir dans sa cabine dès le soir venu. Ils s’y glissèrent en catimini, essayant de ne pas faire de bruit, pour ne pas se faire repérer des autres. Les autres, c’est à dire, les nouvelles recrues.

Kael sortait de sa douche. Il était en short de pyjama, s’apprêtant à appeler son oncle Lathelennil directement sur son cair, afin de recevoir des conseils pour sa queue pelée. Elle pendait misérablement, dépassant du trou de son caleçon, encore plus desquamée que la veille.

« La vache ! s’exclama Keita en la voyant. Tu l’as brûlée à l’acide, ou quoi ? »

Kael s’assit sur son lit d’un air ennuyé, tout en continuant à se sécher les cheveux.

« C’est depuis qu’on a quitté Pangu. Je ne sais pas ce qui se passe, mais je crois que mon panache n’apprécie pas de rester planqué sous mes vêtements tout le temps… J’ai perdu ma fourrure par plaques entières.

— Il n’a plus de panache que le nom », remarqua Keita.

Yamfa le prit respectueusement entre ses petites mains sombres et l’examina.

« Ça te fait mal ? demanda-t-elle.

Kael secoua la tête.

— Non. Enfin, pas comme ça devrait, je crois… Ça me gratte. Horriblement. On dirait les allergies de ma sœur.

— Lalaith ? »

Kael hocha la tête de nouveau.

— C’est pourquoi je vais appeler mon oncle Lathé, tout à l’heure. Il saura sans doute quoi faire. Il a su, pour Lalaith. Il a eu les mêmes allergies qu’elle étant petit.

— C’est en rapport avec sa bichromie ?

— Sûrement », répondit Kael avant de passer son t-shirt.

Les deux amis le regardèrent revêtir sa tenue de nuit – certainement pas celle d’un capitaine – puis ils s’assirent sur le lit.

« Kael… Est-ce qu’on peut parler des nouvelles recrues ? tenta Keita.

— Bien sûr, l’encouragea Kael. Vous êtes là pour ça, non ?

— Et aussi pour te voir sans l’oeil inquisiteur de ces trois nouveaux qui t’empêchent d’être toi-même, marmonna Yamfa.

— Qu’est-ce que vous racontez ? rit Kael. Je n’ai jamais été autant moi-même que ces derniers jours !

— Je doute que ton défunt "panache" dise la même chose, observa la jeune fille en pointant tristement sa queue.

— C’est provisoire. Ça guérira bientôt ! »

Les deux amis se turent. À voir la tête du « panache » en question, il y avait de quoi avoir des doutes !

La sollicitude de ses amis regonfla le cœur de Kael. Jamais les deux jeunes n’avaient fait montre du moindre sentiment de dégoût, de peur ou de moquerie par rapport aux éléments purement ældiens dans son physique. Il s’agissait de véritables amis, qu’il connaissait depuis l’enfance. Ils le soutenaient toujours.

« Bon alors, on commence par quoi ? demanda Kael avec un enthousiasme renouvelé.

— Indis ! » s’exclamèrent en coeur Keita et Yamfa.

Le ton qu’ils avaient pris en disait déjà long. Kael se mit à rire.

« Ouh là, vous ne l’aimez pas, celle-là !

— Ce n’est pas ça, se défendit Yamfa. Mais t’as vu les bobards qu’elle raconte !

— Elle prétend être ældienne, renchérit Keita d’une voix sourde.

— Justement ! répliqua Kael le plus jovialement possible. C’est pile ce qu’il nous fallait. Grâce à sa sortie d’hier, personne n’aura de soupçon me concernant. Au final, ça deviendra presque une blague, et personne ne me croira le jour où je lâcherai que je suis perædhel !

Yamfa le regarda d’un air désolé.

— Tu ne comptes pas révéler au reste de l’équipage tes origines ?

— Ce n’est pas à l’ordre du jour, non », admit Kael, déjà un peu plus contrarié.

Yamfa garda le silence.

— Passons à La Brute, maintenant, fit Kael. Vous en pensez quoi ?

— Hormis le fait qu’il refuse de donner son nom, je le trouve plutôt cool.

— Et à mon avis, il est plus jeune qu’il n’y paraît », ajouta Yamfa.

Kael hocha la tête.

— Moi aussi, je le trouve plutôt cool. Je crois pouvoir dire que sa présence va insuffler une bonne dynamique à notre équipage !

Les deux amis acquiescèrent.

— Reste Omen…, lâcha enfin Yamfa.

Kael sentit son coeur s’accélérer un peu.

— Personnellement, je n’ai rien à dire sur elle, fit-il très vite.

— Elle est quand même très bizarre, répondit Keita en fronçant les sourcils.

— C’est une psyonique…

— Elle est très bizarre quand même.

— J’aime pas sa façon de regarder, intervint Yamfa.

— C’est parce qu’elle voit des trucs de fou, tout le temps, plaida Kael.

— Et hier, elle est restée toute la journée assise au même endroit, sans bouger. On aurait dit une statue, ou une morte !

Kael prit une grande inspiration. Il ne voulait pas que la suspicion gagne son équipage.

— Je pense qu’elle est ok, statua-t-il. Vous pouvez me faire confiance, avec mon intuition ældienne ! Elle est réglo. »

Pour une raison qu’il ne comprenait pas encore bien lui-même, Kael n’avait aucune envie que ses amis s’attaquent à la jeune psyonique. Plus encore que les deux autres, il voulait qu’ils l’acceptent.

Mais Keita fronça les sourcils.

« Depuis quand les ældiens sont-ils censés avoir des dons de prescience ?

— Bah si, quand même ! protesta Kael. Regarde Edegil Arahael, le légendaire commandant du Ráith Mebd, par exemple… Il arrive à prévoir des évènements des siècles à l’avance, parfois.

— Lui, peut-être. Mais toi ? Ton père n’est pas prescient, à ce que je sache.

— Mon père est un sidhe. Un guerrier… Il n’a pas choisi la Voie des hiérarques. Mais il a quand même des dons psyoniques bien développés. »

Ou plutôt, les pouvoirs psyoniques ne fonctionnent pas sur lui, corrigea Kael mentalement. Il avait déjà essayé de piéger son père avec un dwol, en tablant sur la faculté des ældiens à discerner d’infimes changements dus aux configurations dans leur environnement. Le tour n’était pas des plus fins : il s’était servi d’un voile d’illusion pour faire croire que Dio avait fait ses besoins sur le tapis à l’entrée de la chambre de ses parents. Mais son père, lui, n’avait rien vu. Il avait marché dedans comme si de rien n’était, et de fait, échappé au piège.

Kael resta bavarder avec ses amis jusqu’à tard dans la soirée. Puis ils quittèrent sa cabine pour aller se coucher. C’était l’heure d’appeler Oncle Lathé.

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