Interlude : le nouveau roi de l'Ombre

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Dissimulé derrière la fenêtre aux croisillons sculptés, le perædhel observait le sable rouge sous ses pieds. Tous les jours, il venait là, quittant le morne confort de ses livres et de sa musique pour contempler le spectacle dans la cour. Il savait qu’il y en avait plusieurs, mais il n’avait vue que sur une seule, celle au sable rouge. À l’intérieur, se trouvait une grande salle au sol en damiers blancs et noirs, qu’il avait parfois traversé, sous escorte. Mais cela faisait longtemps que plus personne ne demandait à le voir. Même Lathelennil ne venait plus. C’est pourquoi il fut surpris de voir ce grand mâle fouler le sable pourpre de la cour de son pas rapide, ce jour-là.

La lumière crépusculaire du soleil rouge d’Urdaban couvrait sa chevelure dénouée de reflets violines. Il était beau, ce mâle, et inexorable comme l’iridium. Mais il ne portait pas d’armure, juste une tunique de moire noire, et un shynawil par-dessus. Ciann, en l’observant, songea qu’il avait l’air d’un prêtre. De quel dieu, de quelle religion, il l’ignorait. Lorsque l’inconnu releva son regard bleu glacier sur lui, il recula brusquement dans l’ombre. Mais c’était trop tard. L’ædhel l’avait vu.

Ciann savait que l’inconnu venait pour lui. Quelque part, son visage était familier. Il avait toujours su qu’il viendrait. Il s’y était préparé. Pourtant, il se sentait effrayé. Rapidement, il parcourut la pièce du regard, cherchant un endroit où il aurait pu se cacher. Là aussi, le sol était en damier : de grandes dalles noires et blanches, comme le plateau de jeu du lugdanaan. À l’image des cours des royaumes d’antan. Ici, rien n’avait vraiment changé.

Le grand lit à baldaquin – son lit, envahi de coussins, qu’il n’occupait que partiellement – trônait dans un coin de la pièce. Dans un autre coin, une grande harpe, ainsi que de nombreux autres instruments dont il aimait jouer. On disait qu’il avait un grand talent pour la musique, du moins c’est ce que les femelles aux cheveux rouges lui disaient. Comment en aurait-il pu être autrement, puisqu’il était enfermé dans cette pièce, sans aucune possibilité de faire autre chose que gratter les cordes de ces instruments et tourner les pages de ses livres qu’on lui amenait par coffres entiers ?

À part la minuscule meurtrière brodée de métal finement ciselé par lequel il avait regardé la cour, il n’y avait pas de fenêtre. Il y avait bien cette immense ogive de vitrail sculpté avec son dessin de tour brisée, de tempête cosmique et d’ædhel foudroyé – la Chute de Hailiel, ainsi qu’on lui avait expliqué – mais il ne pouvait ni l’ouvrir ni voir au travers. Il était piégé.

Ciann hésita un instant à se cacher derrière le paravent sculpté, là où il prenait son bain, faisait sa toilette et ses besoins naturels. Mais on l’aurait vite découvert. Alors, sur une suggestion de Naïat qui lui montra le haut plafond de son index effilé, il grimpa sur le mur, jusque dans les arcs entremêlés qui ornaient le haut de la tour, sous le toit. Au-dessus, la nuit. Et les étoiles. Celles où il s’envolerait un jour, échappant enfin à cette prison dorée…

La porte s’ouvrit. Fugacement, Ciann aperçut la chevelure rouge d’une de ses gardiennes. Les Sœurs du Rouge. Les plus féroces femelles de leur race. Or, celle-ci, habituellement arrogante et brutale, gardait le visage baissé avec humilité. Lorsque le mâle aux longs cheveux et aux yeux bleus fit mine d’entrer, en rabattant son manteau sur son épaule d’un geste impérial, elle s’accroupit pour lui toucher les pieds. Il la repoussa sans avoir l’air d’y penser et pénétra dans la pièce. Ciann se renfonça dans l’ombre.

Le mâle balaya du regard la pièce circulaire. Un léger sourire flottait sur ses lèvres, comme s’il la reconnaissait. Il s’avança, effleurant de ses longs doigts blancs les cordes de la harpe. Sous sa caresse, l’instrument gémit. Ce n’était pas un cri de douleur, mais de plaisir : celui d’être touché à nouveau par les mains délicates et merveilleuses de la Nuit.

Alors, sa voix s’éleva, musicale et profonde.

— Je me souviens de cet endroit, dit-il. J’y ai été, moi aussi. Comme toi aujourd’hui. Finalement, ce sont de bons souvenirs.

Légèrement inquiet, Ciann se ramassa sur son perchoir précaire. Pouvait-il être vu ?

— Les ténèbres doivent être préservées avant de se répandre sur les cieux, continua-t-il. Tu le sais, n’est-ce pas ? Pendant la journée, l’ombre se cache. Au creux des grottes, sous la fraîcheur des arbres. Dans les pièces secrètes et obscures. Puis, quand vient l’heure, lorsque sa puissance est prête et ramassée, on lui ouvre la porte. Et là, elle étend ses ailes noires sur le monde, qui devient son domaine. C’est bientôt ton tour, Ciann. C’est ainsi que tu aimes qu’on t’appelle, c’est cela ?

Ciann ne répondit pas à cette invective. En bas, le mâle continuait à se promener dans la pièce. D’un geste gracieux, il rabattit le rideau de soie de ses cheveux en arrière, avant de s’intéresser à l’une des possessions de Ciann. Son album holographique. De toutes ses demandes, seule cette dernière lui avait été accordée, et encore savait-il qu’il devait cette faveur à l’intercession de Lathelennil. Visiblement au fait du fonctionnement de cet objet – une sauvegarde ISB en forme de panthère – l’intrus appuya de son doigt pointu au bon endroit, et fit défiler les images de La Famille. Lathelennil. Ses frères et sœurs, Cerin, Nínim, et le beau, le magnifique Caëlurín avec son sourire charmeur et ses yeux topaze. Shëol et Shelwë, les facétieuses. Elarya, la rêveuse. Et l’énigmatique Lalaith, presque sa jumelle. Puis apparut son Premier-Père, Ar-waën Elaig Silivren, et enfin, sa mère. Rika.

L’inconnu resta longtemps devant cette dernière image, pensif. Ciann se crispa, sentant l’angoisse lui tordre le ventre. Jamais il n’avait vu sa mère. Ni le reste de sa famille d’ailleurs, à l’exception de Lathelennil. Soit disant, on le gardait loin d’eux « pour son bien », enfermé ici, dans cette tour au milieu de nulle part. Mais cet inconnu, peut-être, pouvait la retrouver. Et peut-être pouvait-il lui faire du mal. Alors, Ciann sortit de sa cachette.

Le grand mâle, aussitôt, se retourna. Son visage était beau et bon, son sourire franc et accueillant. Derrière lui, son shynawil évoquait deux grandes ailes de papillon, au repos, repliées dans son dos.

— Te voilà, dit-il en voyant Ciann émerger de l’ombre.

Sans sourire ni s’avancer, le jeune perædhel le regarda.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

L’autre sourit. Un sourire suave, qui adoucit sa beauté cruelle, l’espace d’un instant.

— Tu sais qui je suis, annonça-t-il simplement.

— Vous êtes l’Obscur. Le Maître des Ténèbres, Fornost-Aran Niśven, frère aîné de Lathelennil et Roi de la Nuit.

— Pour l’instant, je porte ce nom. Mais bientôt, je porterai le tien, Ciann !

Ce dernier embraya immédiatement.

— Pourquoi êtes-vous là ?

— Je suis venu te chercher. L’heure est arrivée.

— Qu’allez-vous me faire ?

— Te faire devenir ce que tu dois être, répondit l’autre d’un ton sibyllin.

Ciann ne montra pas sa peur. Il dissimula également sa méfiance, et fit un pas de côté, rejoignant l’intrus par la droite, en longeant le mur de pierre. Son grand-oncle – car il s’agissait de cela – le suivit des yeux, accompagnant son mouvement. La traîne de son shynawil se déroulait derrière lui, comme la queue noire de quelque animal diabolique.

— Donnez-moi ma panthère, et je vous suis, fit simplement Ciann.

L’intrus lui sourit. Un sourire oblique, le visage de côté, et le regard de biais également. Ciann connaissait cette expression, pour l’avoir souvent vue sur Lathelennil.

— Viens à moi d’abord. J’ai envie d’embrasser mon petit-neveu, le premier à tant me ressembler depuis des éons !

Ciann s’avança alors vers lui. Il ne pouvait renoncer à sa panthère ni montrer qu’il se méfiait. Il fit semblant d’être confiant, le visage neutre, les épaules relâchées.

Son oncle lui ouvrit les bras. Ses grandes manches noires, en se déployant, lui cachaient le peu de lumière.

— Mon neveu. Mon successeur. Mon prince. Le futur Roi de la Nuit, déclama-t-il de sa voix sombre, lyrique.

Ciann se plongea dans ces ténèbres de velours avec réticence. Mais il parvint à la dissimuler, et, tout raide, il laissa l’ædhel le humer. Les longs doigts le tâtèrent, le caressèrent, puis saisirent sa queue.

— Même ton panache est Niśven, susurra-t-il, appréciateur.

Ciann haussa les épaules, ses pupilles noires se déplaçant sur la gauche, là où ce honteux « panache » s’agitait.

— On dirait une queue de taureau, cet animal terrien peu intelligent, observa-t-il simplement en désignant du menton l’un de ses livres. Du bétail que les humains de tout temps envoyaient au sacrifice.

Son oncle éclata de rire.

— Bien vu. Mais c’est ainsi qu’est le panache de ceux de notre lignée. Il ne faut pas en avoir honte ni jalouser celui des mâles des autres Maisons. Sais-tu pourquoi nous, Niśven, n’avons pas besoin de cette queue de fourrure dont les autres mâles s’enorgueillissent ?

De nouveau, Ciann haussa les épaules.

— Je n’en sais rien, avoua-t-il.

Alors, son oncle se pencha sur lui. Il était si immense qu’il dut se mettre à genoux devant lui, pour venir murmurer dans son oreille.

— Parce que nous sommes les seuls ædhil à ne pas avoir perdu nos ailes, souffla-t-il. Pourquoi crois-tu que les wyrms nous ont suivis ?

Ciann le regarda sans comprendre. Des ailes, maintenant… Et où, chez qui ?

— Jamais je n’ai vu d’ædhel ailé, observa-t-il. Mais je dois avouer que je n’en ai pas rencontré beaucoup.

De nouveau, il jeta un regard langoureux sur sa panthère. Si seulement il pouvait l’attraper…

— Tes ailes se déploieront, un jour, lui apprit Fornost-Aran. Très bientôt. Et alors, tu t’envoleras, dans l’océan des étoiles.

L’océan des étoiles… C’était le domaine de sa mère, Rika Srsen. Cela, Lathelennil le lui avait dit.

Nous autres ædhil avons beaucoup de territoires, mais nul n’est plus étendu que l’océan des étoiles, dans lequel ta mère fait son domaine.

Ciann laissa son regard retomber sur la panthère, avec l’image de sa mère bloquée au-dessus, dans le vide. Ses cheveux noirs et courts, son visage à la peau mate, ses yeux à l’éclat écaille-de-dragon. La plus belle femme du monde selon Lathelennil, et il le croyait aisément.

Perdu dans la contemplation de cette mère qu’il n’avait jamais connue, le jeune perædhel ne vit pas le visage de son oncle, qui ouvrait grand sa mâchoire sur de longs crocs aiguisés, dissimulée dans sa longue manche. Mais il vit le visage de Naïat, qui, pour la première fois, avait retiré son voile. Et tout se passa très vite. Il se dégagea d’un bond et sauta sur la panthère.

Ego ! ordonna-t-il à la finasí, qui disparut dans une volute de fumée.

Fornost-Aran s’était relevé, son si parfait visage défiguré par un masque de pure haine. Incapable de résister à la piquante et suave odeur de désespoir de ce nectar ténébreux, il avait commis l’erreur de vouloir goûter au veau du sacrifice avant la curée, et le veau avait pris peur. Il tendit la main pour l’attraper, sonna sa suite d’un ordre sec et claquant comme un fouet. On se précipita, crinières rouge sang, filets cruels et armes acérées comme des dents.

Mais c’était trop tard. Ciann, ayant sécurisé sa panthère, sa seule possession de valeur, s’était jeté à travers le vitrail. Hailiel chuta une seconde fois. Quant à lui, il s’envola. Vers l’océan des étoiles, là où se trouvaient sa mère, ses deux pères, et ses frères et sœurs.

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