Le palais perdu

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Comme le crépuscule, l’aube les prit par surprise. Dès que le petit soleil d’Æriban, Riannan, apparut à l’horizon, dardant ses rayons déjà rougeoyants sur la ligne verte des arbres, Kael se leva.

— Je vais réveiller les autres, annonça-t-il à sa sœur.

Cela faisait déjà une bonne heure solarienne qu’ils étaient silencieux, ayant épuisé toute volonté de conversation avec les sujets brûlants qu’ils avaient abordés. Kael sentait une colère grondante monter dans son cœur : une colère contre les Niśven, tout d’abord, pour ce qu’ils avaient fait à sa sœur et à ses compagnons, mais aussi contre Lathelennil – qui lui avait habilement caché la malice et la méchanceté de ceux de sa race, ces pirates aux yeux noirs, des prédateurs affamés déguisant leur bestialité sous le velours chatoyant et les gemmes miroitantes – et, pour finir, contre lui-même, pour être un mâle ældien, probablement sujet aux mêmes sombres appétits que tous les autres. Même le doux et inoffensif Aradryan, pensait-il, pouvait se révéler être un prédateur sanguinaire, mis dans les bonnes circonstances.

Mais je suis pas comme eux, moi, se jura Kael, les dents et les poings serrés. Shemehaz ne m’aura pas. Lorsque je le verrai, je lui cracherai à la gueule, parce que j’arriverai blanc comme neige, sans rien avoir rien à me reprocher.

Puis, songeant à son père, ce héros méconnu sur qui les obsessions et les travers de leur peuple glissaient comme l’eau sur la peau d’un dauphin, il entra dans le cotre et alla réveiller ses amis.

Après un rapide déjeuner accompagné d’un petit conseil de guerre, la compagnie décida de laisser le cotre et de marcher en direction d’un ensemble de bâtiments que Keita avait aperçu alors qu’ils étaient encore en orbite, dans l’Amanokawa. Kael doutait que les wyrms se trouvassent dans un bâtiment, mais n’ayant aucune autre indication, il fallait bien tenter de savoir à quelle sauce ils allaient être mangés. Après tout, sa mère lui avait parlé d’une série d’épreuves à réaliser, sous l’égide des sældar.

— Je ne pense que nous nous trouvons dans la dimension atemporelle du souvenir des sældar, leur annonça Cerin au grand dam de Kael. Rappelez-vous des ældiens d’hier. En outre, certaines lueurs et la taille du soleil me font penser qu’Æriban traverse actuellement une ère chaotique, comme lorsque la décadence de l’empire ultari était à son apex. D’après maître Arahael, les manipulations de magie noire et les pouvoirs cosmiques déployés par les ældiens de cette époque étaient si grands qu’ils voyaient Ælda luire d’une sombre lueur, au loin, comme ce que nous avons vu ce matin au lever du soleil, Kael et moi. Sauf qu’ils étaient tellement pris dans leurs excès et leurs débauches, si orgueilleux et imbus de leur toute puissance, qu’ils ne s’en inquiétèrent pas… Contrairement à nous.

Kael regarda sa sœur, les sourcils froncés. Effectivement, le « petit soleil », Riannan, lui avait sembler luire d’une lueur sanguine très peu courante pour un soleil en bonne santé.

— Ce soleil manifeste de toute évidence un comportement anormal pour un astre, renchérit justement Keita, pile à ce moment-là.

— En même temps, la Chute d’Ultar ne s’est pas déroulée à l’époque où les ældiens couraient encore à moitié nus dans la forêt, non ? fit intelligemment remarquer Anguel.

Cerin secoua la tête.

— Certes non. Mais nous sommes dans une faille dimensionnelle, ici, un monde entre les mondes, figé dans l’éternité, hors du temps. Toutes les lignes temporelles s’y rencontrent… Il y aura de nombreux anachronismes, je pense. On pourra très bien, en un seul cycle, assister à la création d’Æriban tout comme à sa destruction, et parler avec les Premiers en même temps.

Anguel se pencha sur Keita.

— Les Premiers ?

— Les sældar, lui répondit le jeune homme. Les premiers ældiens civilisateurs, pères des cours et de la grande culture ældienne.

Anguel hocha la tête, comme s’il comprenait. De nouveau, Kael le regarda. Jusqu’à quel point le vétéran connaissait-il la culture ældienne, justement ?

La compagnie marcha toute la journée. Ne pouvant maintenir une configuration sur le cotre, ils le dissimulèrent sous un camouflage de fortune, astucieusement mis en œuvre par Aradryan et Ciann. Puis ils quittèrent le camp et se mirent à cheminer.

Peu de temps après s’être éloignés du cotre, ils tombèrent sur l’assemblage d’os de daurilim laissés par le mâle trow la veille. Fasciné par ces constructions artistiques que les ældiens faisaient du corps de leurs victimes après une chasse, Kael s’accroupit devant pour l’étudier. Ciann et Aradryan vinrent se mettre à côté de lui, l’air tout aussi pensif.

— Est-ce que quelqu’un vous a appris comment faire, pour le jour où vous tuerez un adversaire de vos mains, que ce soit pour vous défendre ou pour manger ? demanda Kael aux deux seuls ældiens mâles de la compagnie.

Aradryan secoua la tête.

— Non. Mais il paraît que c’est quelque chose d’instinctif, et qu’on saura le faire le moment venu.

Ciann, lui, ne répondit rien. Mais il tendit sa longue main blanche aux ongles noirs, attrapa un petit os et se mit à le ronger, avant de le reposer à sa place.

— Celui-là était mal nettoyé, dit-il simplement à ses camarades stupéfaits.

Leur progression dura toute la journée, qui, elle ne couvrit qu’une quinzaine d’heures. Mais lorsque le crépuscule tomba de nouveau, ils avaient atteint leur objectif : l’ensemble de bâtiments qu’avait repéré Keita au radar.

C’étaient les ruines d’un palais magnifique, dont les coupoles éventrées et les tours brisées béaient à tous les vents, heureusement cléments à cette époque et sur cet hémisphère d’Æriban. Mais, de temps en temps, Kael eut l’impression de voir le palais reprendre son apparence initiale, comme si son image d’autrefois et de maintenant se succédaient très vite. On dirait que le palais clignote, dit-il à voix haute, et les ældiens du groupe lui confirmèrent qu’ils voyaient la même chose. Les humains, à l’exception d’Omen qui garda un silence résigné, ne voyaient rien.

La psionique avait supporté le voyage sans se plaindre, mais, étant de petite constitution, elle en était grandement affaiblie. Elle s’écroula à peine arrivée dans le palais, au grand dam de Kael qui se précipita pour la soutenir.

— Il faut vite dresser le camp, ordonna-t-il à son équipage. Je vais essayer de trouver un endroit confortable où l’allonger.

— Ne t’aventure pas trop loin, le mit en garde Anguel. Et au moindre danger, ou même la moindre suspicion de danger, appelle-nous.

Lors de ses pérégrinations dans le palais, après avoir traversé un patio fantomatique encore hanté par des senteurs florales et envahi par une végétation exubérante, Kael trouva une pièce de taille acceptable pour le repos, où trônait un magnifique khangg surmonté par un arbre accueillant. Il y allongea Omen, qui se laissa déposer complaisamment, les bras enroulés autour du cou de Kael.

— Ne me laissez pas toute seule, capitaine, murmura-t-elle alors qu’il la regardait, assis au bord du lit.

— Je ne vais pas te laisser, Omen, la rassura-t-il. Pas dans ce lieu inconnu.

— On ne risque rien ici pour l’instant, lui apprit-elle alors. C’est une dimension fantôme, où les frontières du temps sont abolies, et où tout se passe en même temps. Cette nuit au moins, rien ne se passera.

Kael fut rassuré de cette révélation. Il sourit, et s’allongea à côté de la psyonique, calant sa tête sur son avant bras. Le matelas, malgré son ancienneté, était confortable, à la fois dur et moelleux. Le drap était doux comme du velours, d’un gris de perle foncée. Des petits coussins rouge sombre trônaient sur le lit : il en attrapa un et le cala sous son bras libre.

— Très bonne nouvelle. Bon, j’imagine que cela ne sert plus à rien de te dire que tu peux me tutoyer et m’appeler Kael ?

Cette fois, Omen sourit. C’était suffisamment rare pour être remarqué.

— Si vous m’appelez par mon prénom à moi, alors je vous appellerai Kael.

Kael se redressa légèrement.

— Ton prénom ? Ce n’est pas Omen ?

La jeune fille secoua sa petite frange brune.

— Ce n’est qu’un avatar, que j’utilisais pour me connecter au Crypterium.

Kael la regarda.

— Et quel est ton véritable nom, alors ?

— Mara, lui répondit la jeune fille. Je m’appelle Mara.

— Et ton nom de famille ?

Elle secoua la tête.

— Je n’en ai pas. J’ai grandi dans un orphelinat républicain, avant d’en être extraite en secret et être vendue à une maison de passe pour payer la dette de l’une des employées.

Kael l’écoutait en silence. Jamais Omen – Mara – n’avait parlé autant d’elle.

— Mara. Je voulais te dire…, commença-t-il. Je suis désolé pour ce que j’ai fait, la dernière fois. Je ne savais pas ce qui t’étais arrivé… Je n’aurais pas dû te sauter dessus comme ça. C’était indélicat de ma part. Je ne le ferais plus.

Cela avait été difficile à Kael de produire ces mots, et il s’attendait à ce que Mara rougisse ou se montre embarrassée. Mais elle lui sourit à nouveau, et tendit même la main pour le toucher.

— Ne t’excuse pas, Kael. Je ne suis qu’une petite chose imparfaite comparée à ta grandeur, mais si tu voulais bien de moi, je m’offrirai dix mille fois. Une seule caresse, une seule parole gentille de ta part a suffit pour racheter tout les méchancetés de mon passé. Je sais que je ne devrais pas demander, mais si tu voulais seulement m’embrasser comme la dernière fois...

Kael la regarda.

— Est-ce que tu es en liaison télépathique avec mon père, en ce moment ?

La psionique secoua lentement la tête.

— Non. Cela fait longtemps qu’il ne me parle plus. De toute façon, il ne le peut pas ici, non ?

Alors Kael se pencha sur elle, et il accéda à sa requête.

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