Soleil noir : II

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Tout ces éléments expliquaient pourquoi le perædhel s’était obstinément refusé à porter un respirateur de facture républicaine. Qu’importe la sévérité des tempêtes de silice, il était déterminé à les endurer si cela pouvait lui permettre de ne pas avoir l’air moins ældien que sa sœur et Aedhen.

Ça a toujours été comme ça, se morigéna le jeune perædhel. Petit déjà, mes parents avaient décidé que Nínim et Cerin seraient de magnifiques ædhil, alors que moi, je restais le perædhënnel qui fait sourire tout le monde.

Leur père, ce guerrier magnifique, avait même consenti à apprendre quelques rudiments de pilotage tactique et de combat en 0 G à Nínim et Cerin, avant qu’ils ne partent chez Edegil. Sans compter les nuits entières passées à leur raconter l’histoire d’Ultar… Les jumeaux étaient incollables, alors que Kael restait ignorant de la plus élémentaire des choses. Que lui avait-il appris, à lui ? La flûte et quelques gammes sur un instrument bizarre qui fait saigner les doigts. Il voulait faire de lui un barde ignorant de l’histoire, un amuseur public ! Ou plutôt, un perædhel ridicule, qui agace tout le monde avec ses stupides farces.

Mais on ne m’y reprendra plus, se promit Kael. Ciann et moi, on va leur montrer qu’ils ne peuvent pas nous manipuler à leur guise, comme des pions de Lugdanaan. Après ce ravitaillement, Æriban. Ensuite… La gloire. Ce sera moi le prochain Empereur des ‘Princes-Simorgh’ !

— Ma mère, qui a fait escale ici à l’époque où elle courtisait mon père, m’a expliqué que le sable rouge de Naxis est très irritant, expliqua Kael à la cantonade une fois débarqué à terre. C’est du silice de cuivre, une particule très fine qui se loge dans les poumons et cause de graves irritations.

Tout le monde s’était hâté de mettre son respirateur : Aedhen avait rabattu le masque de son armure, Cerin le sien, moins guerrier mais tout aussi exotique et noble d’apparence. Kael, qui ne possédait pas d’armure ældienne, avait préféré ne pas mettre de respirateur du tout, se contentant de se servir de son piwafwi comme cache-nez. Mais il dès qu’il furent pris dans les bourrasques, il se mit à tousser comme un damné pris dans les feux secs et brûlants de l’enfer. Anguel le regarda d’un air concerné, mais il eut l’élégance de garder sa commisération pour lui.

Le comptoir naxien n’avait d’astroport que le nom : les visiteurs en quête de ravitaillement dans cette zone de la Voie désertée – peu avaient envie de vivre près d’un trou noir géant, cicatrice béante et palpitante d’une catastrophe cosmique ayant presque anéanti la race la plus puissante de l’univers – devaient se poser dans le désert de silice qui entourait l’unique cité et comptoir, la capitale Tchort, et couvrait en réalité toute la surface de Naxis. Puis ils devaient regagner ce piteux foyer de peuplement par leurs propres moyens et se faire accepter dans l’enceinte rouillée de la ville. Fort heureusement, les Naxiens – d’anciens colons horriblement mutés par les radiations infrarouges de Sibalba et abandonnés par la République – n’étaient pas trop regardants ni sélectifs dans leur tri des visiteurs. Un rapide coup d’oeil aux quatre étrangers derrière un écran miteux et bouffé par la corrosion suffit à décider la sentinelle, et les lourdes portes de Tchort s’ouvrirent.

— Un ange mâle aux cheveux pâles comme l’os, un ange femelle aux yeux transparents, un légionnaire au regard hanté et un être féral aux yeux de bronze liquide et à la peau ornée de motifs diaboliques, énuméra la sentinelle en les voyant. Laissez-moi deviner : les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse ?

L’homme sans âge à la peau rouge et ridée ricanait, mais il s’arrêta net en croisant le regard miroitant de l’ældien.

— Ne prononce pas trop fort de si funestes prémonitions, homme d’argile, lui répondit Aedhen de sa voix profonde et grave. Tu pourrais attirer sur toi de bien sinistres attentions !

L’homme garda le silence. En passant devant lui, Cerin, Kael et Anguel lui jetèrent un regard, mais pas Aedhen, qui continua sa route comme si de rien était, à la tête du groupe.

Devant eux s’ouvraient les allées couvertes et labyrinthiques de ce qui restait de l’ancien dôme qui protégeait l’espace de vie des premiers colons. Tout ici contait de façon criante les tragédies de l’épopée parfois funeste de la colonisation humaine : certains endroits n’étaient pas fait pour être occupés, mais pour être acceptés, et Naxis faisait partie de ceux-là. Année après année, les tempêtes de silice avaient érodé toutes les murailles et autres coupoles que les humains avaient pu bâtir pour protéger leur épiderme et leur ADN des radiations du soleil noir de Sibalba, à quelques millions d’unités astronomiques de là. La planète était hors d’atteinte de la gloutonnerie du trou noir, mais pas à l’abri de ses noirs rayons, ni des dérèglements que provoquaient la proximité d’une anomalie gravitationnelle aussi forte. Paradoxalement, c’était aussi ce qui, pour les humains, avait contribué à la force d’attraction de Naxis : ses habitants, malgré les maladies et les mutations, y bénéficiaient d’une longévité exceptionnelle. Par sa présence même, Sibalba défiait les lois de l’univers. À la fois porte d’entrée et de sortie vers l’Ethereal qu’elle déformait, elle avait plié et gondolé l’espace-temps autour d’elle, et les replis cicatriciels de la Trame mutilée allaient jusqu’à Naxis. Plus près encore du monstre, les mutations subies par le vivant auraient été trop horribles, impossibles à endurer. Trop loin, et les humains n’auraient pas pu bénéficier des pliures de la Trame et de ses rayons infrarouges pour gagner quelques siècles de plus. Au 17° millénaire, la vie éternelle continuait à faire rêver l’humanité, et si gagner quelques siècles d’existence sans avoir à vivre dans un caisson, se payer un corps entièrement cybernétique ou en enchaînant des sauts en hyper-espace ne se soldait que par quelques petites mutations et des tempêtes de silice continuelles, alors, pour ceux qui avaient fait ce choix du moins, cela valait le prix payé.

La petite équipe se sépara tout de suite : Anguel voulait acheter son épée-tronçonneuse, Aedhen désirait fouiller dans le dédale sombre des échoppes les plus louches : une fois de plus, Kael le soupçonna de vouloir en profiter pour se payer une prostituée humaine, s’il y en avait ici de non-synthétiques. Il se retrouva donc avec sa soeur, à s’occuper de commander le carburant pour le syntoniseur, chaque molécule de carbone en barre permettant par la suite d’assembler des denrées différentes. Cerin, très influencée par son mode de vie ældien, insista pour trouver des produits non-raffinés, qui ne nécessitaient pas d’être ré-assemblés (ce qui aux yeux du perædhel revenait à trouver une micro-particule dans un champ d’astéroïdes). Kael devina qu’elle était choquée par l’âpreté et de la crasse grisâtre de cette société qui vivotait sur des vestiges technologiques : du monde humain, la jeune perædhelleth ne connaissait que la douce et verte Pangu, et plus particulièrement le domaine que leur père avait transformé en terre d’abondance.

— Que cet endroit est laid, murmura-t-elle en contemplant d’un œil attristé les mornes étals et la foule miséreuse et s ale qui arpentait le comptoir. Lorsque je vois la misère de l’humanité, je suis prise d’une grande pitié, qui me fait toucher du doigt la patience toujours renouvelée de maître Arahael. Tant de vies, tant de rêves étouffés pour des gens qui, s’éveillant dans le noir, ont tout juste le temps de commencer timidement à éclairer les ténèbres autour d’eux avant de s’éteindre… Et tout cela, sans le moindre espoir de réincarnation. Finalement, notre sort à nous autres est tellement plus enviable !

— Certaines sectes professent que les humains se réincarnent, objecta Kael. C’est ce que dit Sri Manmohan Singh, le prophète de la République.

Sa sœur posa son regard de cristal pur sur lui.

— Ce Singh n’est pas un prophète, murmura-t-elle. Ce n’est qu’un vulgaire soldat qui a réussi à s’élever jusqu’au pouvoir, et qui se prétend empereur de la galaxie !

Kael secoua la tête.

— Tu te trompes, Cerin. Singh est psyonique… Ses gènes possèdent la mutation BCA-31. C’est ainsi qu’il a pu accomplir cet exploit pour un humain, survivre à une température de 150° kelvin sur le satellite où son astronef s’était crashé. Récemment, il a même annoncé avoir eu accès à ses vies antérieures. À l’écouter, il se réincarne sans cesse pour sauver le monde et guider les humains comme Edegil Arahael. Ayant choisi de devenir complètement ældienne, je comprends que tu méprises les humains, ma sœur : mais n’oublies pas d’où vient la moitié de notre être, et à qui nous le devons. Les humains ont des qualités, aussi, qui les rendent à nos yeux indispensables. Ils sont nos frères, et leur destin est lié au nôtre.

Cerin soupira.

— Je t’entends, petit frère, et assurément, ta parole est plus sage que la mienne. On croirait entendre maître Arahael… Ou notre père, Ar-waën Elaig Silivren !

Si Kael fut choqué de cette dernière comparaison, il n’en montra rien.

— Mais il y a un point sur lequel tu fais fausse route, continua-t-elle. Notre mère n’est plus humaine. Et à terme, elle deviendra complètement ældienne, comme tous les humains qui ont choisi de vivre avec nous.

Kael fronça les sourcils. Il quêta le regard de sa sœur, désireux d’en savoir plus sur le sort de Rika Srsen – qui l’inquiétait tant – mais elle s’était déjà éloignée. De là où il se trouvait, il la vit se pencher sur un petit mendiant rougeaud et prématurément ridé, et lui faire pousser dans la main une fleur de mithral. Kael sourit : sa sœur était assurément une maîtresse en configurations, et comme son maître, malgré ses abords froids et distants, elle était gentille et généreuse.

Le perædhel déambula entre les étals, achetant ce dont il avait besoin et engageant des « catapulteurs » pour livrer la marchandise la plus encombrante sur son vaisseau, qui stationnait en orbite basse de Naxis. Les « catapulteurs », des techniciens professionnels possédant un parc de « catapultes », mettaient en orbite les grosses marchandises achetées par les nautes pendant les ravitaillements.

Lors de ses achats, Kael remarqua qu’il faisait l’objet d’attentions particulièrement soutenues de la part de la gente féminine. Bien que les Naxiennes soient loin d’être séduisantes, il ne put s’empêcher, se sentant admiré, de passer sa somptueuse chevelure lunaire en arrière, de relever le col de sa veste de pilote de façon virile et de jeter un regard oblique à l’infortunée qui avait succombé à son charme. Il devait aussi inconsciemment ébouriffer son panache, car une marchande s’extasia dessus :

— Quelle magnifique fourrure vous avez là ! C’est la peau de quel animal ?

Kael hésita un instant. Mais l’ère des faux-semblants était terminée. Alors, redressant les épaules, il répondit fièrement :

— Ce n’est pas une fourrure d’animal : il s’agit de mon panache. Je suis un semi-ældien.

Cette révélation – c’était la première fois qu’il la faisait – lui valut quelques exclamations de la part de l’assemblée autour de lui. Kael les regarda un à un, son regard topaze et aigu les mettant au défi. Mais comme personne ne réagissait négativement, il remercia et passa son chemin. Jusqu’à ce qu’il se soit soustrait à leur vue au détour d’un couloir, Kael sentit le poids du regard des badauds dans son dos.

Sa sœur, également, avec sa longue tresse blanche qui lui tombait jusqu’aux reins et dont la luminosité était à peine couverte par le piwafwi rabattu sur sa tête, attirait également l’attention. Sa grande taille, sa silhouette svelte et fine, et surtout son superbe visage qui apparaissait sur la combinaison brune comme une lune d’argent sur un lac noir, absorbaient tous les regards.

— Tu n’as plus ta petite queue si blanche et mignonne, ma sœur, murmura Kael en se rapprochant d’elle, remarquant ce fait pour la première fois.

— Je l’ai perdue il y a longtemps, répondit-elle d’un air morose, sans le regarder.

Et, de nouveau, elle s’éloigna.

Kael la regarda partir, songeant à tout ce qu’il ignorait sur elle. Les longs doigts gantés de noir de la perædhelleth soulevaient délicatement quelques articles, le visage absent de toute trace d’interêt. Confusément, Kael sentit que, depuis leur enfance, quelque chose s’était brisé en elle. Il réalisa qu’en effet, elle et Nínim, jusqu’alors ses inséparables comparses de facéties diverses, étaient soudainement devenus sérieux, un changement qu’il avait par la suite imputé à la puberté. C’est ce Ialiel Niśven, comprit soudain Kael. D’une façon ou d’une autre, cet enfoiré a transformé ma sœur en statue de glace.

Un gamin sale sortit soudain de la foule des Naxiens et fondit sur Cerin, brandissant un objet devant elle. Aussitôt, Aedhen et Anguel, dont Kael ignorait la présence dans cette partie du marché, bondirent devant la jeune perædhelleth. Tandis que l’ancien aspirant légionnaire tentait de rattraper le gamin, le guerrier ældien réceptionnait le message. Il le considéra longuement, avant de le tendre à Cerin.

— Cela t’est destiné, dit-il en ældarin.

La jeune semi-ældienne le regarda en silence. Puis elle se détourna sans le prendre et s’éloigna. Derrière, Anguel réapparut, quelque peu essoufflé.

— J’ai réussi à choper le gamin, dit-il. Il ne savait pas pourquoi il devait donner ce message et à qui, il a juste dit que, dès qu’il a vu ta sœur, il s’est senti obligé de le faire. Mais un Naxien qui a assisté à l’échange m’a dit que le gosse de l’une de ses connaissances rêvait toutes les nuits d’une belle dame aux cheveux blancs, à qui il devait coûte que coûte transmettre un message, et que ce rêve était si persistant qu’il avait fini par en mourir, il y a de ça deux années solariennes.

— Cela remonte à loin, murmura Kael. Je doute que cela ait un rapport avec ma sœur, qui a toujours vécu sur le Mebd et n’est jamais descendue sur les colonies républicaines.

Aedhen posa son regard aigu et féral sur lui.

— Qui qu’il soit, l’auteur de ce message attendait qu’elle sorte de son environnement protégé, finit-il par dire, l’objet du litige toujours dans les mains.

Cet objet était, de toute évidence, non humain. Il s’agissait d’un tube travaillé et ouvragé, fait dans un métal argenté qui ressemblait à du mithral patiné.

Kael fronça les sourcils. Le cœur soudain bouillonnant d’une sourde colère, il s’empara du tube en question, et tenta de l’ouvrir. Mais il prit feu dans ses mains même. Une flamme bleue sans fumée s’éleva, portant l’objet à incandescence, et Kael le lâcha. Lorsqu’il se pencha pour regarder, il ne restait plus qu’une flaque brillante, ressemblant à du mercure liquide.

— Du travail Dvin, observa Aedhen en croisant les bras. Qui que ce soit, l’auteur de ce message a voulu que seule la destinataire le reçoive.

— Dvin ?

— Les descendants des mineurs et artisans ruegars de l’ancienne Faërung, lui apprit Aedhen, réfugiés à Kharë, Ymmaril et Urdaban.

— Dans les Royaumes Ténébreux, donc, fit sombrement Kael.

— Exact. Cela nous renseigne peut-être sur l’identité du mystérieux envoyeur.

Et il s’éloigna, repartant en sens inverse. Cerin avait déjà disparu.

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