L'Aonaran

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La Cité des Oubliés. Chaque vaisseau-monde – ces morceaux entiers de terre, de roche, de forêt et de mer, enchâssés dans une coque de bois-de-wyrm et flottant dans l’espace, arrachés au Néant par les meilleurs hiérarques de leur peuple – en possédait une. On ne l’avait jamais expliqué à Kael, mais, quelque part dans son esprit, gain amassé par les réincarnations successives, il possédait cette connaissance. Ce genre d’endroit était, chez les ædhil, ce qui tenait lieu de nécropole. Or, chez une race pour qui la mort est une fâcheuse erreur de parcours, aisément évitée si l’individu décédé eut été un peu plus prévoyant, le séjour des trépassés est une chose honteuse, que l’on a tendance à dissimuler sous le tapis. Le fait qu’on puisse mourir, en étant ældien aujourd’hui, était relégué au domaine de l’impensable, car directement lié à leur déchéance. Pendant des éons, ils avaient été les seigneurs privilégiés de la galaxie. Les maîtres des étoiles, comme elles immortels de par leur longue vie et leur réincarnations éternelles, formant un petit clan fermé qui se retrouvait régulièrement et s’amusait de devoir, juste un peu, se chercher. C’était même, à une époque paraît-il, la condition sine qua non de toute union : chaque ædhel devait trouver et regagner l’élu de son cœur, qui l’avait été dans une vie antérieure. Le souvenir des sældar était encore bien marqué chez les ædhil de ce temps béni, et il était aisé de discerner au premier coup d’oeil qui était Anwë, Narda, Lethë, Nëshelad, Naeheicnë, Cernnous, Eowain et leurs enfants, Amarriggan, Mani, Nineath, Amadán. Puis ils s’étaient multipliés, s’étaient croisés avec d’autres races, même. Ce pêché abominable avait annoncé le début de la fin, pour eux. Et tout au fond de ce sombre couloir s’enfonçant dans le noir, se trouvait cet endroit : la Cité des Oubliés.

Kael, qui avait toujours eu un tempérament aventureux et intrépide, se souciait peu des fantômes. Du moins le croyait-il. Mais depuis sa visite dans la Vallée des Tombeaux Volants, et la confrontation qu’il y avait eu, il avait appris à craindre les esprits des morts. Contrairement à ce qui s’était passé sur le vaisseau qu’il avait exploré, aucun de ceux qui reposaient ici ne devait avoir été contaminé par l’Abîme. Les ædhil du Ráith Mebd étaient sous la protection d’Edegil Arahael, le plus grand psyonique existant aujourd’hui dans la Voie. Mais Edegil, s’il pouvait leur servir de bouclier contre les menaces de la Dévoration – pour l’instant – ne pouvait apporter de réconfort aux esprits des défunts tourmentés. Cela, personne ne le pouvait. Et il est bien connu que ceux qui souffrent sont mauvais.

En passant devant une maison de marbre blanc, cernée de deux arbres verts comme des flammes, Kael aperçut la forme allongée d’un sidhe en armure, le masque remonté sur un visage cireux, un cristal jaune luisant à son cou. C’était une illusion, il le savait bien : les ædhil se dessèchent et se cristallisent en mourant, mais ils ne se décomposent pas, et surtout, les corps ramenés du champ de bataille étaient tous brûlés dans les bras de Lamh Deargha Naeheicnë, au temple. Leurs cristaux-cœurs, après avoir été vidées de leur occupants ici même, étaient fondus dans le creuset des forges qui vrombissaient dans les entrailles du vaisseau, sous les chants et les mains habiles des círdani. Sur un bassin envahi par les pâles corolles des fleurs de lotus, Kael vit des flammes bleues brûler sans fumée. A la fenêtre d’un bâtiment, une femme au visage mince et émacié, d’une pâleur marmoréenne, mais dont les yeux étaient noirs et vides. Là encore, Kael ne s’attarda pas. Il fit comme s’il n’avait rien vu. Il marchait vers la lueur rosâtre du crépuscule, qui l’appelait vers le lieu de rendez-vous.

Le Pont des Soupirs, comme toute chose ældienne, portait bien son nom. C’était un pont sculpté de bois entrelacé sur une étendue d’eau étrangement calme et accueillante, comparée à tout ce qu’il avait vu pour y parvenir. Une telle douceur, et le bois de bouleaux derrière, dont les feuilles scintillaient dans la lumière doré d’un soleil couchant, donnait envie de soupirer. Contrairement à la nécropole qu’il venait de traverser, il y faisait encore « jour » : un crépuscule doré qui dardait ses dernières lueurs sur l’eau calme. Là, sur le pont, apparaissant entre deux cygnes blancs, se tenait l’Aonaran.

Le coeur de Kael se serra, et, intérieurement, il se durcit pour se préparer à cette rencontre de mauvais augure. De tous les masques de la sældarín, c’était celui de l’Etranger que le Chagrin Nocturne avait choisi de lui envoyer. À lui, qui n’avait plus de cristal-cœur pour se prémunir de la menace représentée par un tel être, la mort personnifiée.

Il suffit de ne pas lui adresser la parole, se rassura Kael, et de ne pas le toucher.

Fort de ces deux résolutions, Kael s’avança d’un pas décidé vers le personnage, regard vissé sur lui. Ce dernier le suivait des yeux sombres, pailletés de braises, du masque. Son visage, censé représenter la beauté absolue, était superbe, mais glacial. Dans les plis noirs de son piwafwi, sa haute silhouette se pliait pour suivre le moindre de ses mouvements. Une fois sous l’arcade finement sculpté et ornée d’un lampion de verre soufflé qui marquait l’entrée du pont, Kael hésita. Mais l’Aonaran tendit sa main gantée de noir pour l’inviter à s’approcher. Le perædhel s’exécuta donc, et, parvenu à quelques pas, il s’arrêta et mit un genou à terre, baissant la nuque en signe de respect. Et il attendit, les yeux rivés au sol.

Dans le coin de son œil, un cygne s’ébattit.

Une main froide et forte lui saisit le menton, le forçant à relever la tête. Réprimant un hoquet de peur, Kael leva les yeux. L’Aonaran se tenait juste devant lui, son masque de bronze poli tourné vers lui.

« Relève-toi, Caëlurín Rilynurden », lui dit-il alors.

Sa voix était douce et belle, presque suave. Elle avait un timbre qui, bien qu’étouffé par le masque, parut familier au perædhel. Mais son regard, derrière le masque, lui sembla rusé et inhumain. Ce qui était normal, sans doute : c’était l’Aonaran, l’avatar d’Arawn sur ce plan et en ce temps. Le plus terrible et le plus révéré des ædhil, qui avait sacrifié sa chance de se réincarner pour leur salut à tous. Mais, également, une créature sur laquelle circulait les pires rumeurs : non seulement invincible et insaisissable, l’Aonaran était plus un sældar qu’un ædhel, et en tant qu’incarnation des plus terribles, il se nourrissait d’âmes, comme Arawn. Tous ceux qu’ils touchaient de sa main pouvaient connaître le sort terrible d’être englouti dans le Néant, pour y souffrir des tourments éternels.

« Vénéré, commença Kael en baissant à nouveau la tête. J’espère ne pas vous avoir offensé… Je...

— Ne dis rien, le coupa l’Aonaran. Et écoute-moi. Attentivement, pour une fois »

Kael tiqua.

« La Ténèbre a les yeux posés sur toi. C’est pour cela que c’est moi aujourd’hui qui suis ici, et pas un autre. Nous avons demandé à notre prophète de soulever quelques uns des fils qui forment la trame de ton destin. Tu es à un tournant important de ton existence, jeune perædhel. Bientôt, tu devras faire un choix. De ton acceptation ou de ton refus dépendront beaucoup de choses. »

Kael fronça les sourcils, tout en essayant de ne pas trop montrer son désarroi. Lorsqu’il voulut parler, poser des questions, obtenir des éclaircissements, l’Aonaran posa un doigt pointu sur sa bouche, secoua la tête et lui fit « non » de l’autre. Puis il passa une chaine d’or à laquelle était pendu un gros cristal bleu autour de son cou.

Subjugué, Kael le vit reculer sur le pont et se dématérialiser juste sous ses yeux. Il ne s’agissait pourtant pas d’une image holographique : Kael avait senti son toucher, qui était bien réel. Le cristal, lourd et froid sur sa poitrine, l’était.

On disait que l’Aonaran, de par ses attributions particulières, était un être qui transcendait le temps et l’espace. C’était bien vrai : Kael en avait la preuve à présent.

La nuit était tombée sur le Pont des Soupirs. Les cygnes avaient disparu. Trouvant l’endroit tout de suite moins accueillant avec ses lueurs étranges, Kael rebroussa chemin.

Arrivé dans la nécropole, un mouvement le fit s’arrêter. Prudemment, il se dissimula derrière un cyprès : il y avait une silhouette, penchée devant une fenêtre obscure, qui parlait.

« … Je t’en prie. Reviens. Tu ne peux pas rester là…Laisse-moi rester avec toi ! »

Bien que plaintive et sifflante comme celle d’une Ban Sidhe, c’était la voix d’un vivant. Rassuré, Kael s’approcha. Il vit un ædhel, jeune, qui soutenait un autre mâle, plus âgé. Ce dernier avait la tête et les oreilles basses : il semblait ne plus avoir la moindre once d’énergie en lui.

Le muil, comprit Kael. L’appel de Tyrn-an-nnagh.

Le jeune, bien que grand et bien découplé, semblait avoir des difficultés à traîner l’autre, qui ne mettait visiblement aucune bonne volonté.

« Hé ! l’interpella Kael. Besoin d’aide ? »

L’ædhel se retourna, surpris. À voir la façon dont la pupille de ses yeux s’était agrandie, on comprenait qu’il avait eu peur.

« Je m’appelle Caëlurín Rilynurden, s’empressa de se présenter Kael en s’avançant à grands pas. Vous voulez que je vous aide ? »

Il se planta devant l’ældien, qui le regarda, les sourcils légèrement froncés. C’était une jeune mâle à peine plus âgé que lui, possédant encore son panache, qui s’enroulait gracieusement sur l’une de ses épaules. Son visage avait les pommettes hautes et les joues émaciées caractéristiques de ceux de Mebd, et ses yeux en amande étaient gris. Ses cheveux, eux, étaient couleur ivoire, entre le blond pâle et le blanc. Ils étaient mi-longs et légèrement ondulés sur les longueurs, attachés en demi-queue par trois petites tresses, sans autre ornement que le lacet de cuir qui les retenaient.

« Tu m’obliges à me présenter, étranger, lui répondit-il avec un sourire inquiet qui adoucissait ses propos. Mon nom est Aradryan Yllithainn, et voici mon père, Aelinael. Si tu m’aidais à le raccompagner jusqu’au portail, tu serais bien aimable. »

Kael se figea. Aradryan… Il se souvenait de ce nom.

« Attends… Je te connais ! »

Aradryan se figea, semblant soudain fouiller dans sa mémoire. Mais ce fut son père, qui, en voyant Kael, se rappela le premier.

« Le petit Caëlurín… Je me souviens de lui ! Un joli sil-illythiiri. C’est le petit frère de Cerin et Nínim ! Son père était le dernier as sidhe d’Æriban. Sa mère, une superbe perædhelleth aux cheveux de nuit… Nous leur devons la vie, Aradryan. A eux, et au troisième prince de Dorśa. »

Son fils s’empressa de porter la main à son coeur.

« J’espère que tu me pardonneras, Caëlurín, s’empressa-t-il de dire. Bien sûr que je me souviens de l’ami qui a tant allégé les jours sombres ayant suivi la disparition de ma mère ! Mais tu as tellement changé ! Où est ce superbe panache blanc sablé de noir ?

— Ah, il est caché, sourit Kael, embarrassé. Je suis heureux de savoir que tu te souviens de moi. Mais ma mère est humaine, et mon Second-Père est prince de Sorśa, pas de Dorśa. Tu connais Cerin et Nínim ?

— Non non, insista Aelinael. Il s’agit bien de Dorśa… L’Ombre. Ils ont beau se dire de Sorśa, c’est nous, les sorśari. Eux, ce sont les dorśari. Edegil lui-même le dit ! »

Aradryan eut un sourire indulgent pour son père.

« Pardonne à Père. Il reste sur d’anciennes idées… J’espère que tu n’es pas vexé. C’est vrai que tu es d’Ombre, toi !

Kael secoua la tête.

— Peu importe… Nous n’appartenons à aucune cour clairement identifiée. Il est vrai que mes deux pères sont dorśari d’origine, mais ils ne s’identifient comme tel ni l’un ni l’autre. Et mon père dit que les clartés, cela ne veut plus rien dire, maintenant qu’il reste aussi peu d’ædhil. Après tout, on parle de choses qui remontent à des dizaines de milliers d’années !

— Parce que ceux de Dorśa revendiquent la Souveraineté, continua Aelinael en pointant un doigt autoritaire sur Kael. Ils pensent qu’elle se trouve chez eux. C’est pour ça qu’ils s’appellent eux-mêmes sorśari, alors qu’ils sont d’ombre.

— Arrêtes, papa, lui souffla son fils. Tu insultes notre créancier !

Kael leva un sourcil.

— Créancier ? Non, je ne…

— Nous savons ce que nous te devons, coupa Aradryan. C’est grâce à tes parents que mon père et moi sommes vivants aujourd’hui. Père, es-tu disposé à venir, maintenant ? Nous devons inviter Caëlurín à manger chez nous. Une telle visite se fête ! »

Kael se retint de dire qu’il avait déjà mangé. Si ces ædhil se croyaient débiteurs, il était de son devoir de leur donner une occasion de repayer leur dette.

« Bien que Sa Sublimité nous ai souvent fait l’honneur d’une visite, déclara Aradryan en poussant son père vers le portail, je n’ai jamais eu l’occasion de le payer en retour. Comment approcher un seigneur d’un tel rang ? C’est impossible. Et ni ton père ni ta mère ne sont jamais revenus sur le Mebd, bien que je les aie longtemps attendus. Je pensais que tu reviendrais, toi aussi.

Kael baissa la tête.

— Je suis désolé, dit-il sincèrement. Mes parents sont partis s’installer à l’autre bout de la Voie, dans une colonie humaine appelée Pangu. Ils étaient las de la guerre, et voulaient vivre tranquillement, de leur côté.

— Je peux comprendre cela », répondit Aradryan en jetant un regard à son père.

Les parents d’Aradryan avaient été aios tous les deux. Lors de la bataille de Taranis, lorsque les Desséchés avaient attaqué une colonie d’ædhil dépendant du Ráith Mebd, la mère d’Aradryan était tombée au combat. Son père, lui, avait été sérieusement blessé, et Aradryan – encore hënnel à l’époque – s’était retrouvé livré à lui-même en pleine attaque chaotique. C’était Lathelennil, Rika et Silivren qui les avaient sauvés.

Aradryan fit d’abord traverser le portail à son père. Une fois qu’il eut disparu, il se tourna vers Kael.

« Mon père ne s’est jamais remis de la disparition de maman, expliqua-t-il. Il passe tout son temps ici. Je dois venir le chercher régulièrement. Si tu n’avais pas été là, j’aurais eu du mal à le faire repartir. Il fallait bien le poids d’une dette à honorer pour le décider à rentrer. Et puis, c’est difficile de discuter avec Mère... »

Il se retourna, pointant la silhouette évanescente d’une ældienne à la lisère de la nécropole, près d’un cyprès. Avec ses longs cheveux blancs et sa robe de même couleur, elle évoqua à Kael la petite ædhelleth dont il avait vu le cadavre momifié dans la Vallée des Tombeaux Volants.

« Elle est de plus en plus présente, et de moins en moins encline à le laisser partir. J’ai dû argumenter longtemps, aujourd’hui. Il y a de plus en plus d’ædhil comme ça, à la cour de Mebd. Atteints de muil pour avoir perdu des êtres chers, et qui passent tous leur temps de veille ici, à errer comme des fantômes… À tel point qu’on peine à discerner les morts des vivants. Toutes les âmes ne sont pas aussi présentes que celle de Mère, tu sais. Il y en a qui ne se manifestent jamais. »

Kael frissonna. Après avoir jeté un dernier regard à la forme pâle de la mère d’Aradryan, il passa le portail, sans regret. Ce n’était plus qu’une flamme, qui brillait tristement.

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