La Lance de la Destinée

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Ce soir-là, la division parmi l’équipage se donna clairement à voir. Les deux ældiens, mais également Yamfa, dînèrent seuls dans leur cabine. Omen, probablement choquée, ne se montra pas non plus. Les trois garçons mangèrent ensemble et en silence, et ne s’attardèrent pas à discuter. Après avoir fini de se sustenter, chacun s’empressa de retourner dans sa cabine.

Une fois seul, Kael s’acharna à appeler sa mère. Mais son père devait avoir donné ses impitoyables instructions : interdit de l’aider. Kael devait trouver la voie tout seul. Le jeune capitaine avait amené les cartes de son père – oh, combien de nautes seraient prêts à tuer, à vendre parents et enfants pour elles ! – mais elles ne lui furent d’aucune utilité. Le Dédale et ses points de passage était fixe, certes. L’état de sécurité toute relative et de fonctionnement de ses couloirs et portails, un peu moins. Mais pas les vaisseaux-mondes qui s’y nichaient. Depuis la Chute d’Ultar, le puzzle fragmenté de ce qui restait des royaumes et des cités de leur peuple errait dans l’Ethereal, se fixant ça et là au gré d’accords fluctuants, de conquêtes éphémères, de victoires, de pertes et de guerres, tendus vers une hypothétique et mystérieuse destination. Un jour, cent ans, mille ans, dix mille ans… Personne, pas même leurs guides, ne pouvaient dire pour combien de temps. Le Ráith Mebd s’était mis à refaire de timides apparitions dans la réalité basique, mais c’était loin de constituer une norme. Et en général, il évitait soigneusement les navires des autres espèces, surtout humains. Rien n’irritait plus les anciens maîtres de la Voie que de devoir se dissimuler face aux « faux-singes » sur les territoires qui leur avaient autrefois appartenu. Une bonne bataille avec des peuplades hostiles, des massacres bien orchestrés, oui. Mais croiser leurs anciens serviteurs-alliés qui les avaient évincés… C’était trop pour les fiers ældiens. Et, plus encore que les belliqueux tárani et les sanglants dorśari, nul ældien n’était plus fier qu’un sorśari.

Si tu avais un petit frère idiot à qui tu prêtais tes jouets, lui avait dit un jour Lathelennil, et qui, un jour, se mettait à te les voler, à te les casser et, par-dessus le marché, à t’ôter pour toujours l’amour de tes parents, qu’est-ce que tu dirais ? Maintenant, imagine que tu es le fils aîné, l’ancien chouchou, le favori, la fierté absolue de tes géniteurs. Et qu’on te remplace par le petit dernier morveux… Voilà comment pensent ceux de Mebd vis à vis des humains. Nous autres d’obscurité, cela fait bien longtemps qu’on nous a roué et écarté au profit de gosses plus avenants. Cela fait longtemps qu’on s’est fait à l’idée que nous n’étions plus les favoris de la portée. Mais pour les lumineux, les superbes, les nobles fils de Mebd, descendants d’Anwë lui-même, la plaie est aussi cuisante que si elle avait été faite hier.

En clair, jamais le Ráith Mebd n’allait sortir des voiles sombres du Dédale pour un minuscule astronef de commerce humain. Jamais. Si l’astronef humain se sentait capable de le trouver, eh bien… Qu’il le trouve.

Un petit coup frappé à la porte tira Kael de ses réflexions. Il s’approcha prudemment, attendit, puis l’ouvrit d’un coup. Derrière se tenait Omen, les mains croisées sur son giron.

Elle était venue. Kael se sentit affreusement coupable, terriblement indigne de sa loyauté. Mais elle était venue, toute seule, marchant dans le noir, se cognant probablement à toutes les parois, et tremblant comme une feuille, bravant le danger d’être surprise dans un sombre couloir par l’un des féroces ældiens. Alors il la tira doucement par le bras et la fit entrer dans sa cabine.

Cette fois, son lit était fait, et il avait changé les draps.

— Tu peux t’asseoir, Omen, proposa Kael en la guidant vers la couchette.

Pour lui, il tira la chaise qu’il avait préparé le matin-même.

Comme Omen restait assise sur le bord du lit, immobile, Kael décida de parler le premier.

— Je te présente mes excuses, annonça-t-il, pour t’avoir manqué de respect ainsi. Je n’aurais pas dû, Omen. J’espère que tu ne m’en veux pas, et que tu continue à me faire confiance.

En dépit de mon comportement de salaud affamé, continua Kael dans sa tête, incertain de la sécurité de ses pensées.

Mais Omen parut ne pas relever.

— Vous ne m’avez pas manqué de respect, capitaine, jamais.

Tu, corrigea-t-il. Et tu peux m’appeler Kael. Tout le monde m’appelle Kael.

— Parce qu’ils ne vous voient pas comme vous êtes, répondit la jeune fille. S’ils savaient, ils vous appelleraient ainsi, et si vous m’ordonnez de ne plus vous appeler capitaine, alors je devrais vous appeler seigneur.

Kael se gratta la tête en grimaçant. C’était pire !

Mais il y a toujours pire. C’est ce que pensa Kael en contemplant, incrédule, la pâle jeune fille se lever pour s’avancer vers lui, puis s’agenouiller et venir poser sa tête sur son giron. Elle resta, la joue posée contre son genou à lui, ses mains fines reposant sur ses cuisses, légères comme des papillons morts. Au bout d’un certain temps, Kael prit ses mains esseulées dans les siennes et les serra.

— Laissez-moi vous servir et vous adorer, murmura la jeune fille sans bouger. C’est tout ce que je demande. C’est pour cela que je suis ici. Uniquement pour cela.

Que répondre à une telle profession de foi ?

— Si c’est à cause de mon père, commença-t-il en songeant à quel point l’aura écrasante de ce dernier – et surtout son physique surnaturel – ôtait le souffle de la bouche à tous ceux qui le voyaient, dis-toi bien que c’est un être vivant comme tout le monde, et qu’il…

— Tout ce que je demande, c’est d’être là le jour de votre apothéose, le coupa Omen d’une voix grave et assurée. D’être présente le jour où le phénix étendra à nouveau ses ailes de feu sur la galaxie. D’être témoin le jour où Anwë renaîtra de ses cendres pour guider les siens à nouveau. »

Kael pencha la tête sur le côté, débordé par tout ce babil métaphysique. Bien qu’étant petit-fils et demi-frère de barde-guerrier, et tout en ayant le père qu’il avait (Ar-waën Elaig Silivren ne s’exprimant que comme ça, si ce n’était par monosyllabes), il ne goûtait guère les métaphores et le méta-langage. Et pour l’instant, Nínim et Cerin étant encore en apprentissage, il n’y avait aucun prophète dans sa famille.

Le jeune perædhel n’osa ni parler ni bouger. Et lorsqu’enfin il baissa à nouveau les yeux vers Omen, il s’aperçut qu’elle dormait. Sur ses genoux, toujours dans la même position. En voyant ses yeux pâles grands ouverts, Kael crut un instant qu’elle était morte. Mais elle respirait. Alors il la prit dans ses bras et la coucha sur son lit, songeant qu’il serait cruel de la ramener dans sa cabine comme une chose et de l’y abandonner, seule. La jeune fille était toujours toute seule.

Après lui avoir fermé les yeux et avoir rabattu la couverture sur elle – il avait poussé l’attention jusqu’à pousser son coussin préféré contre sa joue – Kael s’attabla à la petite table qui lui servait de bureau et réfléchit. Il ne restait plus que deux jours pour trouver le Ráith Mebd et honorer le rendez-vous des filidhean. S’il n’était pas à l’heure, non seulement les fantasques artistes vagabonds allaient partir sans lui avoir remis le cristal, mais en plus, ils risquaient de se sentir insultés et de le prendre en grippe. Or, personne n’avait envie de s’attirer l’inimitié de la guilde du Chagrin Nocturne. Ce n’était peut-être la pire, la plus sombre ou la plus malveillante – point s’en faut – mais c’était sans nul doute la plus crainte des troupes, car elle comptait dans ses rangs l’Aonaran.

Découragé, Kael laissa son front reposer dans ses bras croisés. Puis il releva les yeux. Sous son regard, juste devant lui se trouvait le recueil qui servait de mythologie, de philosophie et de livre d’histoire pour son peuple : La sældarín. Kael le prit et se mit à le feuilleter.

Les siens produisaient peu de livres. Ils préféraient la transmission orale, par la rêverie, ou l’action directe. Pourquoi écrire quand on ne meurt pas, ne produit pas ou peu d’enfants, et qu’on se réincarne ? Les livres que les siens avaient écrits, ils l’avaient fait pour imposer leur culture aux autres peuples, les élus qui s’étaient rangés sous leur protection et qui avaient accepté leur domination. Pour eux, on avait produit des livres comme on le ferait pour des petits enfants, afin de leur expliquer les choses. La sældarín reflétait ce sentiment, et pour cela, Kael avait haï ce livre. Il avait bien senti que sa mère ne l’appréciait pas des masses, également, et voir sa sœur Cerin et son frère Nínim en réciter des passages entiers d’un air docte comme des petits singes savants avait eut vite fait de transformer ce qui n’était au départ qu’un désintérêt en désamour. Sa demi-sœur Erenwë, bien que barde, lui avait avoué avoir elle aussi détesté les mythes de leur peuple avant de les incarner sur scène.

Par dessus tout, je détestais Narda-la-pleureuse, lui avait-elle confié. Je n’avais que mépris pour cette femelle mièvre qui avait pour elle tout l’amour d’Anwë, le mâle parfait, chef de son clan, alors que la pauvre Arashnayel se morfondait. Je la trouvais stupide de la défendre, et de toujours tout pardonner à ses rivaux, de pleurer sur tous les malheurs de tout le monde. Ce n’est qu’en la jouant que j’ai commencé à la comprendre. Plonge-toi dans la sældarín, Caëlurín, fais le vraiment. Alors, son sens t’apparaitra comme une lumière qui s’allume soudain dans la nuit.

Kael suivit le conseil de sa sœur. Il ouvrit le livre. Aussitôt, une mélodie séraphique s’éleva, tandis que les glyphes posés là par un hiérarque inconnu des éons auparavant distillaient leur poésie noire et mystérieuse.

                                                                             *

               Arran et la Lance de la Destinée

Après un cycle entier à errer dans l’épaisseur de la forêt, Arran était perdu. Contrairement à son père, chef de clan, il ignorait comment se repérer sur ces territoires inconnus. Tout lui restait à découvrir, tout lui restait à conquérir. Alors que Nëshelad voilait le monde du noir rideau de ses cheveux, il s’assit sur un rocher et regarda le ciel, cherchant l’inspiration dans la configuration des étoiles.

Mon frère regarde peut-être le même ciel que moi, en ce moment même, se dit-il, le cœur nostalgique au souvenir de la chaude caverne qui les avait si bien abrités. Ma mère regarde peut-être les mêmes lunes que moi, en ce moment même, se dit-il, le coeur nostalgique au souvenir du sein doux qui les avait si bien nourris. Et mon père, se dit-il enfin, regarde peut-être les mêmes étoiles que moi, en ce moment même. Car il ne lui gardait nulle rancoeur pour les avoir lancés, lui et son frère, sur les routes de l’inconnu.

Et, alors qu’il pensait à tout cela, apparut dans le ciel la Lance de Lamh Deargha Naeheicnë. Brûlant du feu des étoiles, elle scintillait de mille feux. Arran ne savait pas encore quel rôle l’Amarrigan, la Noire fille de Naeheicnë, avait réservé à son père dans son Destin. Mais il comprit qu’il se trouvait face à un signe de Sa main, et que la sældar lui indiquait le chemin. Et de ce jour, plus jamais il ne se perdit, et il enseigna cette voie à tous ses enfants.

                                                                           *

Kael, qui s’était laissé bercé par le chant répétitif des glyphes, releva la tête du livre. Il se mit debout et sortit de sa cabine.

Dans le cockpit, les lueurs de veille des instruments de bord brillaient faiblement. La sældarín à la main, Kael s’avança et ordonna à l’IA de bord d’illuminer la baie. Devant lui apparut la constellation que les siens nommaient Lance de la Destinée. De la hampe jusqu’à la pointe, elle indiquait une direction très claire, que Kael fit scanner, projeter puis superposer à la carte de son père. A cet endroit précis se trouvait un Portail donnant sur le Dédale. Et là, juste derrière, se trouvait le royaume de Mebd, le dernier bastion lumineux de son peuple.

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