Des tueurs à bord

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Kael ouvrit les yeux. Quelqu’un frappait à sa porte.

« Kael, faut qu’on te parle », fit la voix de Keita.

Son ton était précipité, et légèrement angoissé. Kael sortit de son lit et alla lui ouvrir.

« Quelle heure il est ?

— Six heures du matin. On profite que tout le monde dorme encore pour venir te parler d’un truc. »

Kael ouvrit plus largement la porte et marcha vers son lit en grattant la masse blanche et emmêlée qui lui servait de cheveux. Keita se faufila à sa suite, flanqué de Yamfa, qui, une tablette holographique à la main, se hâta de refermer la porte.

Assis sur le lit, Kael leur fit face.

« Bon, quelle est la mauvaise nouvelle du jour ?

— On a pas dit que c’était une mauvaise nouvelle, fit Keita prudemment.

— Pas complètement, en tout cas, nuança Yamfa sans oser le regarder.

— Vous ne seriez pas là aussi tôt, avec ces airs de conspirateurs, si c’était une bonne. Alors ? »

Keita soupira. Yamfa laissa traîner ses yeux sur le torse nu de Kael, puis lui tendit la tablette holo.

« Regarde par toi-même. »

Kael lui jeta un regard appuyé, puis il baissa les yeux sur la tablette. Elle montrait le portrait d’un jeune soldat aux cheveux rasés à blanc, au visage volontaire et viril, dont les yeux noisette fixaient droit devant lui d’un air déterminé.

Anguel Tharn, 20 ans, ex aspirant légionnaire, IX° Légion Bataillon des Loups Célestes, recherché pour : désertion, meurtre d’un légionnaire, double meurtre de civils d’origine exo, enfant de sexe féminin semi-humaine. Si vous avez la moindre information à son sujet, contactez le Bureau du SVGARD dans la zone XIII de la Crypte, niveaux V de la Tour Gouvernementale.

« J’ai trouvé ça en cryptant son prénom, souffla Keita. La Brute est un tueur, Kael. Un tueur de femme et d’enfant !

— D’enfant semi-humain », précisa Yamfa avec un air entendu.

Kael retourna la tablette dans tous les sens, comme si la machine allait lui donner une réponse. Lorsqu’elle se mit à clignoter – hors configurations, les ældiens déréglaient les machineries humaines – il la reposa. Keita s’empressa de la reprendre.

« On a déjà des tueurs à bord, fit Kael. Et ils sont pires que lui. »

Yamfa releva ses yeux noirs sur Kael.

« Tu crois que Aedhen et Aodhann ont tué des femmes et des enfants ?

— Je pense qu’ils ont esclavagisé, violé, torturé, dévoré et tué des femmes et des enfants », ne put s’empêcher de dire Kael.

Puis il se rappela des paroles d’Aedhen.

C’est toi que tu insultes, Caëlurín Rilynurden.

« Je plaisantais, précisa-t-il alors. C’était juste de l’humour noir.

— De l’humour de merde, fit Keita.

— Mon oncle aurait ri », se défendit Kael d’un air faussement peiné.

Cela cloua le bec à ses amis. Ils savaient tous deux à quel point il aimait et admirait son oncle Lathé.

« À ce propos, commença Yamfa, hésitante. Tu crois qu’Aodhann… aurait tué Indis ? »

Kael vissa son regard sur la jeune fille.

« Tué ? Non. S’il l’avait rattrapée… Il lui aurait probablement fait quelques misères, ou l’aurait embarqué dans sa cabine, endwollée, sans qu’on le sache, pour en faire son jouet. C’est le genre de trucs qu’il pourrait faire. »

Yamfa soutint le regard de Kael.

« Kael, est-ce que tu as vu ce qu’il y avait dans son sac ?

— Je sais ce qu’il y avait dans son sac. Des têtes d’agents de la sécurité civile.

— Tu ne crois pas qu’il pourrait aussi y avoir… La tête d’Indis ? »

La main glacée de l’horreur se mit soudain à ramper dans le dos du perædhel. La tête d’Indis… Il n’y avait pas pensé un seul instant, car il n’avait pas la mentalité vindicative et cruelle des ældiens nés et élevés dans un royaume d’Ombre. Ceux de Tará en particulier, à qui on prêtait nettement moins d’humour que les dorśari, mais tout autant de malveillance. Alors maintenant que Yamfa le disait… Oui, c’était bien possible.

Et si c’était le cas, alors, je serais responsable de ce meurtre, se dit Kael. C’est moi qui ai embauché Indis et qui ai échoué à la protéger. C’est moi qui ai fait monter ces deux prédateurs sur mon navire sans réussir à les contrôler. S’il y a un responsable, ce sera forcément moi.

Indis avait révoqué son serment envers eux, ce qui équivalait à une trahison en haut lieu pour un ældien de pure souche comme Aodhann. Cela lui donnait trois fois le droit de la tuer. Une fois pour être humaine, cette race autrefois amie qui avait parjuré son pacte d’amitié avec eux. Une seconde fois pour avoir trahi la parole qu’elle leur avait donné à tous, une communauté de destin commun. Et une dernière fois pour l’avoir rejeté, lui, un seigneur ældien issu d’une noble et ancienne maison, alors qu’il s’était abaissé à la courtiser et avait même – honneur suprême – consenti à partager son lit avec elle. Or, elle l'avait rejeté.

J’aurais dû savoir, se morigéna Kael, horrifié par sa propre inconséquence. J’aurais dû savoir qu’il réagirait ainsi. C’est moi qui ai un père aeldien, c’était à moi de savoir.

Et malgré cela, il s’était comporté comme le plus ignorant des humains. Même La Brute en savait plus que lui sur ceux de son peuple !

« Attendez-moi là », fit Kael en se levant.

Il attrapa sa combinaison qui traînait par terre et l’enfila hâtivement, puis quitta sa chambre.

La cabine d’Aodhann jouxtait la sienne : il l’avait délibérément placée là. En voulant pousser la porte, Kael sentit le puissant dwol qui la gardait, et le repoussait comme une vague. Sur son propre vaisseau… Eut-il possédé un cair que cette même manœuvre aurait été impossible pour l’ældien. Le wyrm ne l’aurait pas laissé isoler ainsi des morceaux entiers de son corps.

Alors, Kael se résigna à frapper.

« Aodhann ? Tu peux me laisser entrer ? »

La porte s’entrouvrit d'elle même. Kael la poussa et fit un pas dans la cabine.

Cette dernière était devenue méconnaissable. C’était désormais un morceau de cair ældien. Des plantes grimpaient le long des parois, formant des dessins baroques et colorés. Sur la paroi face au lit, parmi le lierre et une étrange plante en fleurs que Kael ne reconnut pas, on pouvait voir les ossements nettoyés et adornés de quartz des « ennemis » défaits par Aodhann, incrustés dans le mur. Kael s’interrogea un instant sur ce qu’avait pu être la réaction de sa mère lorsqu’elle avait vu pour la première fois ces « œuvres d’art » dans le cair de son père. Nul doute qu’elle avait eu peur. Mais tous les chasseurs de leur peuple faisaient cela, à partir du moment où ils tuaient un être vivant. C’était plus fort qu’eux. De telles mises en scène de leurs tueries montraient à tous la force du mâle en question et renforçaient son prestige. C’était également elles qui le rendaient séduisant auprès des femelles… Songeur, Kael observa le mur de trophées, se demandant s’il serait un jour capable de faire une telle chose.

Probablement jamais, réalisa-t-il.

Il y avait cru, pourtant. Petit, combien il avait été admiratif des chasses de Lathelennil, et surtout du moment où ce dernier arrachait le cœur de la bête et le partageait avec lui, avant de dépiauter la carcasse et d’arranger artistiquement la dépouille afin que tous la voit ! La première fois qu’il avait participé à ce rituel, Kael avait eu la sensation d’assister à un acte pluri-millénaire, dont la mémoire se perdait jusqu’au fond des âges, et qui avait une importance particulière pour leur peuple. Ils étaient des chasseurs. Tous. Et leurs coutumes les plus anciennes et les plus fondamentales rappelaient cette époque sauvage où la harde faisait et gardait un territoire, gîtant en son centre névralgique et massacrant sans pitié tout ennemi le menaçant.

Mon navire est mon territoire, se dit Kael. Et je ne tolérerai pas qu’un membre de mon équipage, même déserteur, soit tué.

Kael se tourna vers Aodhann. Ce dernier paressait dans son khangg, enroulé dans son panache comme un gros fauve à l’air peu avenant.

« Aodhann », l’interpella-t-il.

Kael aperçut l’une des oreilles du susnommé se dresser, à l’écoute. Mais il ne vit pas son visage, enfoui dans ses bras croisés, sur un gros coussin.

« Je suis venu voir les têtes que tu as récoltées hier. Montre-les moi.

— Elles sont toutes là, répondit l’ældien du fond de son lit. Dans le coffre. »

Kael chercha des yeux le coffre en question. Il en vit un, recouvert d’une drôle de matière fondante, sur laquelle brûlait des flammèches vertes. Kael les souffla en étendant sa main au dessus, l’une des rares configurations qu’il savait faire. Derrière lui, il sentit qu’Aodhann avait ouvert un œil et en dardait les feux ambrés avec la calme et prédatrice vigilance d’un saurien dans sa mare.

Le jeune perædhel hésita un instant avant d’ouvrir le coffre. S’il y trouvait la tête grimaçante d’Indis… Alors il lui faudrait agir. Comment ? Il le saurait le moment venu.

Anwë… Donne-moi la force et la sagesse d’agir comme il se doit.

C’était la première fois qu’il invoquait la sældarín. Le nom roula dans sa tête comme un talisman doré sur le lit de galets d’une rivière cristalline, et il se sentit envahi d’une grande force. Les filidhean disaient que tous les sældar – à l’exception de l’Amadán – étaient morts ou pas encore nés, attendant de revenir dans ce monde. Pourtant, il ressentit nettement la vague de chaleur que lui amenait cette invocation de l’Ard-rí-erenn, « l’ancien roi suprême », le tout premier. Il sentait que son cœur se chauffait d’une flamme renouvelée.

Kael ouvrit le coffre. Impassible, il contempla les cinq crâne polis qui s’alignaient, couchés sur un lit de mousses céladon et de feuilles d’or pâle.

Aodhann les avait nettoyés. Impossible de savoir à qui ils appartenaient.

Kael referma le coffre et se releva. Puis il se tourna vers Aodhann.

« À qui appartenaient ces crânes ?

— Qu’est-ce que tu t’imagines ? lui lança le grand mâle, appuyé sur son coude avec nonchalance. À des ennemis puissants.

— Ce sont tous des hommes ?

— Tous mâles, oui. Tu ne sais donc pas différencier un crâne de mâle d’un crâne de femelle ? »

Aodhann afficha une expression incrédule lorsque Kael secoua la tête. Non. Il ne savait pas faire la différence.

« Tu n’as jamais tué d’humain, hein ? devina Aodhann.

— Pourquoi tuerais-je mes frères ? Je suis pour moitié humain, tu le sais.

— Ton bras droit, cet Anguel, a tué, lui… Plusieurs fois déjà. Il est meilleur guerrier que toi ! C’est lui qui devrait commander.

— Je suis meilleur navigateur que lui. Il le sait. Tout le monde le sait. C’est pour cela que je suis le capitaine. Lui, il n’est qu’un exécutant, comme la main gauche du monarque, son maître de guerre. Tu crois que le Haut-Roi partait lui-même à la guerre ?

— Trouve le Ráith Mebd, avant de te rêver meneur de notre peuple ! grogna Aodhann. Haut-Roi. C’est donc cela, ton ambition ? Personne ne te suivrait.

Kael hocha la tête.

— C’est justement pour cette raison que notre peuple est au bord de l’extinction, disséminé partout dans la Voie. Ça, et son incapacité structurelle à se plier au moindre commandement.

— Notre peuple respecte la force plus que tout, répliqua Aodhann. Montre que tu es le mâle le plus puissant, et tout le monde te suivra sans rechigner. Fais-toi choisir par la plus féroce des femelles, et elle fera de toi un roi. Prouve à tout le monde que tu peux ouvrir n’importe quel portail et que nulle Cour ne te refuse… Et tu seras le Haut-Roi. Mais tu n’es pas capable de retenir ceux-là même qui t’ont prêté serment. Tu te morfonds sans femelle, même pas choisi par une humaine. Et tu te perds dans la Voie, incapable de trouver le chemin du vaisseau qui, soit disant, t’attend. Tu n’es roi de rien, perædhel. Même pas de toi-même.

Kael devait reconnaître qu’il avait raison. Il ne chercha pas à lui donner tort.

— Lève-toi, en tout cas, lança-t-il à Aodhann. L’équipage d’un navire n’a pas à paresser au lit aussi tard. »

Aodhann maugréa, mais il sortit du lit. Au moment où il se levait, Kael aperçut la trame brillante d’une chevelure dorée, tressée et ornée de fleurs et de gemmes, à l’endroit où il avait dormi. Elle était trop courte pour être celle d’une ældienne, et abimée, composée de deux parties nouées entre elles. C’était la chevelure d’Indis. Ce qui lui restait sur la tête après l’épisode du vaisseau fantôme, et ce qui, précisément, était tombé sur ce vaisseau fantôme… Les deux bouts de sa chevelure réunis, dans le lit d’Aodhann.

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